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Télesphore Bourgeois

 


Dans ses "Recherches sur Chapelle des Bois", en 1894, l'abbé Léon BOURGEOIS-MOINE consacre un chapitre à la guerre de 1870, et à la manière dont ces événements furent vécus par la population de Chapelle des Bois, entre juillet 1870 et février 1871. Un personnage est mis en relief dans ce récit. Son nom semble tout droit sortit d'un roman tout comme quelques-unes de ses aventures. Télesphore BOURGEOIS, né à Chapelle des Bois en 1831, apparaît pour la première fois dans le journal du curé DELACROIX, dix jours avant la déclaration de guerre, période à laquelle il va servir de chauffeur à un général en visite d'inspection. A partir de là, ses ennuis vont commencer ...

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Le plébiscite de 1870 avait montré à Napoléon III, la force de sa puissance, il crut devoir affermir sa dynastie par une guerre contre la Prusse, devenue menaçante depuis Sadowa. Cette guerre, follement déclarée le 15 juillet 1870 et mal dirigée par l'empereur, ne fut signalée que par des défaites. Cerné à Sedan par les troupes allemandes, Napoléon se rendit avec son armée le 2 septembre; c'en était fait de l'empire; le 4 septembre la république était proclamée.

Le 20 juillet, les hostilités commencèrent aux environs de Niederbronn dans une escarmouche qui eut lieu près de cette petite ville, fut tué le premier soldat français : Férréol PAGNIER-du-BOURG, dit Miron, de Petite-Chaux, appartenant par ses ancêtres à Chapelle des Bois; il était maréchal des logis au 12e chasseurs; sur la fin de l'automne 1892, les chefs de son régiment lui élevèrent une tombe au centre du cimetière de Niederbronn.

Le 22 juillet, tous les soldats de l'actif, en congé ou en permission, furent rappelés sous les armes; à Chapelle des Bois il y en eut treize : Donat BOURGEOIS-MOINE, Victor CHATELAIN, alors en Afrique au mois d'octobre, il obtint d'être incorporé au 4e zouaves; il assista à plusieurs batailles, en particulier à celle de Villersexel, en janvier 1871; ainsi que le suivant, il s'était engagé volontairement dans la légion d'Antibes en 1866; Séraphin BLONDEAU-COULET, fils du fromager; Auguste GRIFFOND qui dut quitter le pays au moment où sa femme allait expirer et qui se noya accidentellement, en 1878, dans la rivière de la Seinette; Floride GRIFFOND, mort depuis; Sylvain BOURGEOIS-SEIGNON; Frédéric GRIFFOND, frère d'Urbain et d'Auguste; Arsène BLONDEAU-RENAUD qui à l'automne 1878, étant dans la garde républicaine, conduisant un prisonnier, voulut se précipiter à la poursuite de celui-ci qui s'était enfui et fut littéralement broyé par un train qui arrivait à toute vapeur; Clément CORDIER; César BOUVERET des Mortes; Donat BOURGEOIS-ANTOINE; Victor CORDIER; Valentin et Emile POUX-BERTHE.

zouaves pontificaux

Le 4 août la première division française de l'armée pontificale quitta Civétta Vecchia, pour prendre part à la lutte; ce même jour, nos troupes étaient battues à Wissembourg. C'est aussi à cette date que les soldats de la mobile du Doubs reçurent l'ordre de se rendre dans leur régiment; à Chapelle des Bois, ils étaient dix : Alexandre BEJANNIN, frère d'Ernest; César BLONDEAU-PIROULET; Désiré BLONDEAU-COULET; Louis BLONDEAU-RENAUD frère d'Arsène; Louis BOURGEOIS-SEIGNON, frère de Sylvain; ???? PIROULET, frère de Ferjeux; Gustave CLEMENT; Dionus GRIFFOND, frère d'Urbain, Auguste et Frédéric; Aimé GRIFFOND, frère de Floride; Arsène PAGNIER-BEZET et Alfred POUX-BERTHE, le seul qui soit mort depuis.

Le 6 août, le général DUMONT quitta les états pontificauxà la tête du corps d'occupation, et par une coïncidence frappante, comme le 4 août l'armée française succombait ce jour-là même, aux combats de Forbach et Woerth. Le même jour, trois jeunes gens qui s'étaient engagés comme volontaires, rejoignirent leur régiment; ce sont : Eléonis BLONDEAU-COULET; Alphonse MICHAUD-NERARD et Donat CORDIER-VALENTIN; c'était donc déjà en attendant bien d'autres départs, 26 jeunes gens qui, à cette époque, avaient quitté leurs familles.

Le 7, défaite de Frachvillers. Le 9, la commune obtient 200 fusils pour la garde nationale qu'on réorganisa le 15. C'est ici, le lieu de raconter un épisode qui faillit plusieurs fois coûter la vie à un habitant du pays.

Telesphore BOURGEOIS

Télesphore BOURGEOIS-DAMIEN naquit à Chapelle des Bois le 8 février 1831; à trois ans il perdit son père et il n'avait pas dix ans que sa pieuse mère était, elle aussi, partie pour un monde meilleur. Le jeune orphelin fut recueilli par Claude, son grand-père paternel qui l'emmena dans la maison qu'il habitait à Annondance.

L'enfant grandit dans la crainte du Seigneur, se livrant à l'étude des premiers éléments de la langue française et du catéchisme. Son intelligence précoce, une âme ardente, de secrètes aspirations vers la prêtrise décidèrent Claude à l'envoyer à 12 ans au séminaire d'Autun (a) afin d'y commencer les études du latin. malheureusement, la santé fort compromise du jeune étudiant le contraignit, à la fin des humanités, de rentrer au pays natal. Il s'y maria et vint avec sa femme faire valoir la ferme qu'il possédait à Combe des Cives. Mais son âme active ne pouvait s'accommoder de la vie tranquille des champs; il se fit négociant et se maria au village. L'insuccès qui jusque là n'avait pas cessé de le poursuivre, lui fut de plus en plus impitoyable; des pertes nombreuses l'accablèrent coup sur coup, et en peu d'années, Télésphore avait perdu toute sa fortune.

Au moment de la guerre qui nous occupe, Télesphore habitait la ville de Morez, il était représentant de commerce, vendait des montres pour une fabrique de Besançon, des vins au nom de plusieurs propriétaires et divers articles d'origine allemande, ayant écoulement dans les horlogeries de la petite ville où il logeait.

Son activité intelligente l'avait placé un peu au dessus de la plupart de ses concurrents; il était bien vu dans les bureaux et faisait beaucoup d'affaires. De là une haine sourde, qui devait donner lieu à l'histoire suivante, pour l'intelligence de laquelle il est nécessaire de revenir sur ces faits qui semblent de prime abord n'avoir aucune corrélation avec les scènes que nous verrons se dérouler.

Une dizaine de jours avant la déclaration de guerre, le général Verger avait été chargé d'inspecter les troupes qui étaient en détachement au fort des Rousses; la veille de son arrivée à Morez, il télégraphia à l'hôtel des Postes qu'on eut à lui tenir prête une voiture pour le conduire au fort; le maître d'hôtel étant absent, sa femme pria Télesphore d'accompagner ce général. Celui-ci arriva seul, sans aide de camp, ni ordonnance, monta en voiture et partit; l'inspection terminée, cet officier qui parut satisfait de son conducteur, lui demanda en revenant à Morez, des renseignements sur sa position et apprenant qu'il n'était pas attaché à l'hôtel, il témoigna le désir d'être conduit par lui, la nuit suivante, à la gare de Champagnole, d'où il devait partir par le train de 3 heures du matin. Peu de jours après, un évêque canadien, Mgr Laroque revenant du concile du Vatican, voulut donner un témoignage d'estime et d'affection à M. L'abbé DELACROIX, qui avait été curé de sa cathédrale. Il passa donc à Chapelle des Bois et s'en alla par Morez où il revit Télesphore, qu'il avait déjà rencontré chez M. le curé. Quatre ou cinq jours après ces événements , la guerre est déclarée; à Morez on commence à critiquer le vendeur d'articles prussiens. La prise de Sarrebrük a lieu le 2 août; les moréziens illuminent la ville. Télésphore se permet de dire qu'on se hâte trop et qu'il vaudrait mieux attendre. A la nouvelle, le surlendemain des défaites de Forbach et de Reischeffen, la population est consternée; on crie à la trahison. Les dépêches mauvaises se succèdent. Le dimanche 7 août, dans l'après-midi, la foule assiège le bureau du télégraphe; Télesphore, qui s'est procuré une carte du théâtre de la guerre, a placé des épingles à tête de couleur pour suivre la marche des corps d'armées allemands et français; comme tout le monde, il va aux nouvelles et prend des notes pour suivre attentivement sur sa carte la suite des événements; cette transcription des dépêches met le feu aux poudres; "C'est pour les envoyer en Prusse" s'écrie-t-on, "Télesphore est un traître, un espion, enlevez-le !". On s'attroupe autour de lui, on le menace; huit énergumènes l'entourent; il les défie; son courage et son sang froid les arrêtent; on le laisse rentrer chez lui; mais en l'accompagnant des cris les plus sauvages. La gendarmerie s'émeut; le maréchal des logis demande à notre "espion" s'il a un permis de séjour; il est tellement affolé par les cris de la populace qu'il le croit allemand. Télesphore exhibe sa carte électorale dont le gendarme prend copie. Cependant la foule entoure la demeure du prétendu allemand; une foule de plus de 200 hommes et femmes et qui va sans cesse en grandissant, est là, ne respirant que fureur; ce général que le traître a conduit aux Rousses, était un officier ennemi; l'évêque du Canada, au autre chef prussien. Un négociant jaloux, Victor REYDON, debout sur une borne, s'écrie que si la justice ne veut pas sévir, il faut que le peuple agisse lui-même. La nuit arrive et la foule finit par se disperser. Le lendemain, Télesphore se rendit à la mairie et demanda aux autorités ce que signifiait tout le tapage de la veille; on répondit qu'on n'avait rien à lui reprocher, mais qu'en présence de l'effervescence du peuple, il ferait sagement de sortir le moins possible. Il put rentrer chez lui sans autres désagréments que quelques cailloux isolés qu'on fit rouler derrière ses talons, mais qui ne l'atteignirent pas.

Vers midi, la foule s'ameuta de nouveau autour de la maison où il logeait et se prépara à en faire le siège; la municipalité, comprenant que la situation prenait un caractère alarmant, délégua un de ses membres, M. Aimé ROMANET, pour s'entendre avec Télesphore sur le parti à prendre; le juge de paix s'y rendit de son côté avec le maréchal des logis.

On ne tarda pas à s'appercevoir qu'il n'était plus possible de tenir tête à l'émeute; dans l'espoir de calmer la foule, Mr ROMANET voulait faire arrêter le pauvre malheureux, mais le maréchal des logis s'y refusa, disant qu'avec ses quatre hommes, il ne pourrait jamais sauver la vie du prisonnier. Durant ce colloque, la foule impatiente et tumultueuse commençaità pénétrer dans la maison; on convint donc à la hâte que Télesphore irait chez les voisins à l'étage supérieur, s'y tiendrait caché jusqu'à la nuit, que le maréchal des logis ouvrirait les fenêtres des appartements et ferait savoir que l'espion avait disparu et qu'on pourrait venir s'en assurer. Cette offre de visiter le local faite en présence du juge de paix et de M. ROMANET , très estimé et aimé dans la ville, fit croire que Télesphore avait réellement disparu; personne n'eut la hardiesse de monter; on ferma à clef la porte du logis du traître, et la foule rassurée se dispersa peu à peu. Il avait été convenu qu'au milieu de la nuit, Télesphore s'en irait dans la direction des Chalettes, pour de là, gagner Chapelle des Bois; on avait lieu de croire que la soif ferait, à ce moment, lâcher prise à ce ramassis de brigands, ce qui arriva. A cette heure tardive, il ne restait plus que quelques sentinelles dont la vigilance fut trompée par la célérité et l'imprévu du départ.

La direction des Chalettes avait été indiquée, parce que la ligne à traverser dans l'intérieur de la ville n'est que d'une centaine de mètres, tandis qu'en fuyant par le bas de Morez, il était impossible de ne pas être arrêté. Vers 8 heures 1/2 du soir, Judith, femme de Télesphore et sa nièce Marie Bourgeois, se rendirent à l'église selon leur coutume, puis montèrent contre les Chalettes; Télesphore les suivit peu après, accompagné de Paul, frère de Marie; Paul et sa soeur rentrèrent chez eux, les autres continuèrent leur route et arrivèrent à Chapelle des Bois, brisés de fatigue et surtout d'émotion.

Dès le 10, la trompette de la renommée avait publié au loin les détails de la trahison; on offrait une grande somme d'argent à qui livrerait l'espion mort ou vif; toute la police de France était avisée et s'il n'avait pas gagné la Suisse, il ne devait pas tarder à subir le châtiment qu'il méritait. Toutes les têtes étaient à l'envers; les habitants de Chapelle des Bois eux-mêmes n'étaient pas loin de croire à la fable; deux camps s'y formèrent, l'un pour Télesphore, autre contre lui; toutefois ceux qui le soutenaient étaient plus timides, tandis que ses ennemis nombreux et fiers parlaient haut et avec tant de hardiesse, que le dimanche 14, M. l'abbé DELACROIX crut devoir intervenir et établit l'identité de Mgr. LAROQUE Les paroles du pasteur auraient peut-être produit leur effet, si dans l'après-midi, il ne fut arrivé deux hommes de Morez qui, disaient-ils, voulaient s'assurer si le traître ne serait pas dans son pays. A l'aggravation de la situation faite à Télesphore, il faut ajouter que ce jour là, que les douaniers avaient reçu l'ordre de partir le lendemain; ce départ n'eut pas lieu encore, il y eut contre-ordre, mais la boisson aidant, les têtes étaient de plus en plus échauffées et déraisonnables. Or ce dimanche, le facteur arrivant à l'issue des Vêpres, remit à Télesphore sur la place, un numéro de l"Univers"; la foule s'assembla autour de lui et lui demanda des nouvelles de la guerre; celui-ci la fit entrer dans une chambre de l'auberge CAT, et il commença la lecture de son journal devant ces cinquante à soixante personnes. Tout à coup l'un des émissaires de Morez fait irruption dans la salle et s'avance audacieusement contre Télesphore en le traitant de traître et de prussien; indigné, Séraphin Bourgeois-Moine beau-frère de ce dernier, se lève et de deux coups de poing applatit par terre l'agresseur; puis Vital BOUVERET le saisit et le jette, comme une bête morte hors de la salle. Le morézien se relève en criant qu'il allait chercher du renfort pour arrêter l'espion et sa clique; il revient peu après et ramène les douaniers qui buvaient dans une chambre voisine avec l'ivrogne Auguste BOUVERET; celui-ci, sorte de boucher et de contrebandier semble résolu d'en finir avec le traître; la femme Cat tient bon et reste sur la porte défendant à quiconque d'entrer; le lieutenant de douanes vient lui prêter main forte et vigoureusement prend la défense de Télesphore. e misérable douanier PROST-BOUCHE, de Cinquétral, voyant l'impossibilité de pénétrer dans la chambre où se tenait le terrible espion, et craignant qu'on ne le fasse évader par la fenêtre qui donnait sur la rue, vient s'y poster tenant à la main un révolver à gros calibre. Cependant les ennemis de Télesphore, de l'intérieur de la maison continuaient à harceler la porte; mais Adèle CAT se montra d'une énergie et d'une fermeté inébranlable : "Vous piétinerez mon cadavre avant d'entrer" dit-elle aux lâches et ignobles bandits. Devant une telle résistance, ceux-ci finirent par céder et le lieutenant put se retirer avec ses braves.

Le lundi 15 août, on réorganisa la garde nationale; Maurice GUY-CHEZ-JEAN en fut nommé capitaine. Le jeudi 18 a lieu le départ des anciens soldats : Fejeux BLONDEAU-PIROULET; il se rendit à Caen puis à Neuilly, fut fait prisonnier à Ville-Evrad, conduit à Maisse, dans le duché de Bade, où il mourut le 16 janvier 1871; Ernest BEJANNIN fut fait prisonnier à Orléans et mourut quelques jours après à Posen; Alphonse BOURGEOIS-BESSON qui se brûla la cervelle en 1886. Le dimanche 28, ordre de départ des anciens soldats de la réserve; à Chapelle des Bois, il n'y en eut qu'un, Théodore BOURGEOIS-DAMIEN, frère de Jules. Cerné à Sedan par les troupes allemandes, Napoléon III se rend avec son armée, le vendredi 2 septembre. Le 3, a lieu à Chapelle des Bois, l'élection supplémentaire des officiers et sous-officiers de la garde : François BOURGEOIS, le major est nommé lieutenant; Daniel CORDIER, scieur aux Mortes, sous-lieutenant; Télesphore BOURGEOIS et Joseph GRIFFOND caporaux instructeurs.

Le 4, la République est proclamée. Le 5, conscription et révision à Pontarlier, des jeunes gens de la classe 1870. Le 28, chute de Strasbourg. Le 15 octobre, départ des cinq conscrits de 1870 : Auguste BEJANNIN, frère d'Ernest et d'Alexandre; François DAVID, Sylvain GRIFFOND frère de Floride; Narcisse POUX-BERTHE qui put s'en revenir mourir dans son pays ainsi que le suivant, Adonis CLEMENT, frère de Gustave; François DAVID fut incorporé au 78e de ligne en garnison à Besançon; son régiment partait pour Bellefontaine quand il tomba malade; un mois après il fut envoyé au dépôt à l'ile Sainte Marguerite où il ne resta que 12 jours; incorporé au 89e à Bordeaux, il était à Paris en février 1871; nous le retrouvons à l'armée de Versailles. Le 16 arrive l'ordre d'organiser la mobilisation de la garde nationale des hommes de 21 à 40 ans, non mariés ou veufs sans enfants. Le 29 est la date funèbre de la reddition de Metz; trois soldats de Chapelle des Bois se trouent à la prise de cette ville : Clément CORDIER, qui est conduit à Spandau dans le Brandbourg et ne recouvre la liberté qu'en mars 1871; César BOUVERET des Mortes, du 17e d'artillerie, qui est emmené à Ludwigbourg; Adonis Clément du 84e de ligne, est dirigé sur Rastadt, dans le grand duché de Bade, d'où il ne rentre que l'année suivante pour venir mourir dans sa famille. Le 2 décembre, Donat BOURGEOIS-PHILIBERT a la cuisse gauche traversée par une balle, à la bataille de Champigny; est relevé mourant et transporté à l'hôtel Dieu, où il reçoit les derniers sacrements; cependant, il ne meurt pas, nous allons le revoir dans l'armée de Versailles.

Le 4 décembre, M. DELACROIX célèbre à Chapelle des Bois une messe solennelle pour tous les soldats de la paroisse; ils sont déjà au nombre de 35. Le 8, départ des mobilisés non mariés de la garde nationale; il y en a 20, ce qui porte à 55 le nombre des soldats du pays : Marcel ROY; Jules BOURGEOIS-DAMIEN, frère de Théodore; Joseph BLONDEAU-RENAUD, frère d'Eléonis; Clément POUX-BERTHE mort depuis; Louis BLONDEAU-BECHU; Osias BLONDEAU-RENAUD, mort depuis; Chrysogone et Louis BOUVERET, frère de César; Lucien GRIFFOND, frère de Floride et de Sylvain; Arsène et César BLONDEAU-PIROULET, frère de Ferjeux; Joseph MICHEL-NATOIRE; Aimé FUMEY; Virgile POUX-BERTHE et son frère Philémon; Victor CORDIER-GUILLAUME; Constant POUX-BERTHE et son frère Firmin; Joseph JOBEZ, mort depuis; Nestor POUX-BERTHE, frère d'Alfred. Le départ de tant de jeunes gens mettait le deuil dans presque toutes les familles; "la désolation" m'écrivait-on "est à son comble; on ne voit plus que quelques vieillards, des femmes et des enfants attristés; cependant Dieu est si bon, que dans ce déluge de souffrance il a voulu qu'il nous reste la suprême consolation de voir souvent, très souvent, notre si bon curé; M. DELACROIX qui dans ces malheureux temps, parcourt sa paroisse éplorée, et par de réconfortantes paroles encourage les vieux parents et ne cesse de nous prêcher l'espérance".

Le pays était encore loin de voir s'achever les épreuves qui l'accablaient. On appela sous les drapeaux les hommes mariés de 21 à 40 ans faisant partie de la garde nationale; mais la prise de Paris eut lieu vers cette époque et le départ n'eut pas lieu. Cependant nos troupes partout vaincues et démoralisées, surtout après le combat de Villersexel, en janvier 1871, fuyaient éperdues devant le vainqueur, mal équipées, mal nourries, par un froid de -25°, elles offraient le spectacle le plus lamentable; poursuivies par l'ennemi, elles cherchaient à fuir en Suisse et inondaient toutes nos montagnes. Le dimanche 29 janvier, malgré les neiges et les froids rigoureux, M. l'abbé DELACROIX voulut aller avec ses paroissiens à Notre Dame des Bois à Combe-David.

Après cette consécration, comme on parlait déjà de l'arrivée des allemands dans nos hautes régions, Télesphore BOURGEOIS et le garde champêtre Séraphin BLONDEAU-RENAUD, consentirent à se rendre à Foncine le Bas, afin d'avoir, s'il était possible, quelques renseignements. Sur leur chemin, ils rencontrèrent des gens effarés qui fuyaient et montaient à Chapelle des Bois, conduisant même du bétail qu ils cherchaient à sauver. Arrivé à Foncine le Bas, Télesphore et son compagnon virent des cavaliers et des fantassins de l'armée de Bourbaki qui fuyaient dans la direction de Saint-Laurent; un aide de camp du général CLINCHAMP vint, en leur présence, requérir des hommes pour déblayer la neige, afin de faciliter le passage de l'artillerie. Ils apprirent aussi que l'ennemi livrait quelques escarmouches, au-delà des Planches. Ce soir même, les soldats allemands arrivèrent à Foncine où ils crurent être attaqués puisqu'ils se barricadèrent aussitôt dans les maisons qu'ils envahirent. Six mille français étaient éparpillés dans les hameaux de Chatel-Blanc et de la commune de Foncine le Haut; réunis, ils avaient pu résister à l'unique régiment de ligne ennemie; mais démoralisés et sans direction, nos soldats se hâtèrent de déguerpir, soit par Chaux-Neuve, soit par les Gîts, Combe-David et Chapelle des Bois. Le dimanche 5 février, M. l'abbé DELACROIX donna en chaire quelques avis dans la conduite à tenir au cas où les allemands arriveraient dans le pays; voici ce que nous lisons à cette date dans le livre d'annonces du sage pasteur : "1) Voeux et désirs privés; 2) conduite à tenir si les prussiens occupent le pays; 3) éviter tout acte d'hostilité, coup de feu, et faire disparaître les armes; 4) recevoir convenablement; 5) ne point fuir, garder toutes les maisons; 6) calme, ordre, éviter les rassemblements, surtout dans les auberges; 7) les aubergistes ne donneront point à boire aux personnes de la localité sans une vraie nécessité; 8) éviter d'ajouter foi à toutes espèces de bruits et racontars".

Après avoir développé ces paternels avis, le pasteur déclara qu'au nom de sa chère paroisse de Chapelle des Bois, il faisait la promesse solennelle d'agrandir 'oratoire de Combe-David, si la Sainte Vierge préservait la localité du pillage allemand, dont la commune était menacée, si elle ne versait la somme de 25000 francs.

Les allemands ne firent que passer au village, tandis qu'ils exercèrent de grands ravages aux environs; la suspension définitive de toute contribution de guerre pour nos communes de haute montagne arriva la veille du jour où la somme devait être versée. Le 7 février, l'ennemi s'empara de Saint Laurent et de Morez. A partir de cette date, les troupes françaises arrivant à Chapelle des Bois furent dirigées sur Bois-d'Amont, ce passage étant le seul chemin possible pour pénétrer en Suisse. Dans une lettre envoyée à Chaux-Neuve, du commandant en chef des troupes en retraite le long du Risoux, Télesphore BOURGEOIS signala la nécessité d'occuper fortement la route de Combe-David afin de couper ce chemins aux ennemis. On crut que c'est le général WEYSSIERES qui reçut la missive; arrivé à Chapelle des Bois, il manda Télesphore afin d'en avoir quelques renseignements; mais l'indigne lâcha cette odieuse parole : "Je suis passé, les autres feront comme ils pourront". Alors lui fut-il répondu "si on ne veut plus rien faire, qu'on ait au moins le courage de le dire". "Qu'êtes vous pour oser parler de la sorte ?" reprit le général, "Rien de plus qu'un vieux soldat français" répondit Télesphore (qui fut soldat pendant 2 ans et s'en revint caporal) "et je vois aussi clair qu'un autre".

Le général furieux de voir qu'on osait lui parler avec tant de liberté, allait sans doute ordonner l'arrestation de son interlocuteur, quand un colonel du génie, le devançant demanda : "Voulez-vous me conduire à ce passage ?". "Et quelle escorte est nécessaire ?". " Celle qu'il vous faudra pour vous, à moi, mon révolver suffit". "Et bien" répondit le colonel "nous n'avons pas plus peur que vous". Accompagnés d'un chef de bataillon de chasseurs à pied, le colonel et le guide se mirent en route au Crêt de l'Ignace, à 150 mètres au-delà de la dernière maison de la Norbière, le colonel fit observer que le lieu était favorable pour y organiser une sérieuse défense; mais Télesphore lui exposa que plus loin, il y avait un rocher à pic très élevé sur le flanc duquel était entaillée une route de 4 mètres de largeur et qui dominait un abîme, que ce passage pouvait être défendu par des enfants armés de pierres; les deux officiers consentirent à se rendre jusque là.

Ayant atteint ce point du sommet duquel on découvre tout le pays de Foncine, le colonel s'arrêta et dit au guide : "Vous avez raison, ce passage serait infranchissable quand il serait défendu; mais hélas ! on ne peut faire la guerre tout seul, personne ne veut agir ! Néanmoins, j'entre dans vos vues et quand même je n'en ai pas le pouvoir réglementaire, je vais placer un poste ici, et vous serez chargé de le rappeler et de le relever selon les circonstances". Une trentaine de francs-tireurs, sous les ordres d'un capitaine se trouvaient là, venant de Foncine le Haut par les Gîts; ils furent requis par ordre écrit du colonel, mais le lendemain, avant midi, ils avaient tous quitté leur poste et l'ordre de se replier sur la caserne des douanes, aux Mortes, qui devait leur être donné l'après-midi, demeura inutile. Sur le soir arrivèrent 300 zouaves échappés de Sedan; sur l'avis de Télesphore, leur colonel GOURY, qui remplissait les fonctions de général de brigade, voulut réoccuper le poste de Combe-David; trente zouaves, un sergent et deux caporaux, furent placés sous le commandement de BOURGEOIS-DAMIEN. Arrivés à Combe-David, la petite troupe forma ses rangs et les hommes furent numérotés. Avant de placer les sentinelles, Télesphore voulut pousser une reconnaissance jusque sur les Gîts, afin de s'assurer si l'ennemi faisait mine de monter; il demanda donc quatre hommes de bonne volonté; deux seulement sortirent des rangs; un second appel n'eut pas plus de succès; alors, sur ordre formel, les numéros 1 et 2 furent contraints de s'éxécuter. A 200 mètres du poste, l'un des deux qui étaient sortis volontairement s'approcha de son nouveau chef et lui dit à l'oreille : "Si l'on trouve un sentier, faites-le garder par les numéros 1 et 2, car si nous rencontrons les allemands, je les sais capables de nous tirer dessus". Le conseil fut suivi; les deux zouaves réfractaires furent placés à l'entrée d'un chemin, et la patrouille réduite à deux soldats et leur chef improvisé continua sa route; ayant reconnu que l'avant-poste ennemi était tranquille, elle revint sur ses pas; en regagnant leur poste les deux zouaves direntà Télesphore : "Nos deux camarades ne sont pas de mauvaises gens, mais nous avons tant souffert que le découragement et une certaine irritation se sont emparés de tous, pour nous cependant, bretons tous deux, nous tiendrons jusqu'au bout".

On convint alors qu'un fonctionnaire, placé sur une hauteur et caché sous le bois, surveillant le chemin de Foncine, donnerait s'il en était besoin, l'alerte à un second placé non loin de la maison où se tenait le poste; les deux bretons devaient de temps en temps pousser des reconnaissances jusqu'à la roche. Cet ordre fut intimé au sergent et Télesphore rentra au village afin de s'entendre avec le colonel. Il était près de minuit lorsqu'il arriva; passant devant la cure où logeait ce dernier, il ne trouva comme factionnaire qu'un qu'un fusil planté dans la neige; il traverse le village, alla jusqu'à la croix du jubilé et ne rencontra nulle part, ni patrouille, ni sentinelle; à cette heure, vingt soldats auraient fait prisonnier le détachement et tout l'état major sans brûler même une cartouche. Le fait signalé au colonel, il se contenta de dire : "Que voulez-vous, nos soldats sont rompus de fatigue" et là dessus, il se rendormit; le lendemain, tous ces vaillants avaient filé sur le Bois d'Amont.

église de Bois d'Amont

Dès le 1er février, de Morteau, le corps-franc des Vosges composé de 120 hommes, sous le commandement du général BOURRAS, se dirigea sur Pontarlier; les chemins étaient couverts de neige; on avait faim, on avait soif, tout manquait. Au fort de Joux, les francs-tireurs rencontrèrent des soldats bretons commandés par le capitaine de marine PALLUD de la BARRIERE. Avant d'être jetés en Suisse, ils voulurent tenter un dernier effort; les tireurs des Vosges se joignèrent à eux et firent encore le coup de feu contre les prussiens, là furent brûlées les dernières cartouches.

A Mouthe campaient les zouaves du colonel GOURY. BOURRAS pour encourager sa troupe, s'était mis à la tête du bataillon; la marche était rude à travers les neiges; le froid était âpre et terrible. On franchit le Cheneau. "Le sentier était à peine frayé", écrit M. Charles GRANDMOUGIN, dans le Petit Parisien, "et pour peu qu'on s'écarte, on pouvait disparaître dans la neige qui atteignait plus de deux mètres de hauteur". Partie à deux heures de l'après-midi de Chapelle des Bois, la petite troupe n'arriva à Bois d'Amont qu'à dix heures du soir. Après avoir sauvé les soldats qui lui restaient, BOURRAS ne voulut jamais quitter la France. Vint à la suite et presque en même temps, l'Etat-major du général CARRE de BUSSERROLES, PALLUD de la BARRIERE, le général BRESOLES avec un régiment, les francs-tireurs du Rhône, les ours de Domolaine, les tireurs de la Côte d'or. Le vendredi 10 février, vers 2 heures du soir, arrivèrent encore à Chapelle des Bois, 2 escadrons des 6em hussards sous les ordres du Commandant GUIBERT; celui-là c'était le père du soldat; harassé de fatigue pour venir au secours de sa troupe, rien ne l'arrêtait. Reçu à l'entrée du village par Télesphore qui possédait un certificat d'autorisation d'un corps à l'autre, celui-ci lui déclara qu'il n'y avait plus de pain et qu'il fallait aller plus loin : "Plus de pain ! " s'écrie le commandant "quand mes hommes tombent de besoin ! Oh croyez moi ! il faut essayer d'en trouver". Il descend de cheval, fait mettre en ligne ses soldats, puis s'adressant à BOURGEOIS-DAMIEN : "Veuillez me conduire, Monsieur, où vous pouvez espérer un peu de nourriture". Ils se mirent à parcourir les maisons, le commandant suppliant, implorant la commisération pour ses soldats affamés, afin qu'ils puissent continuer leur route; ils finirent par trouver quelques pains noirs. Il était beau de voir ce vieux brave, portant lui-même deux pains sous chaque bras, venir se placer à la tête de sa ligne, sortir son couteau de sa poche, et distribuer comme un père à ses enfants, la grossière et parcimonieuse nourriture qu'il s'était procurée, puis les faire prendre de suite le chemin de Bois d'Amont.

Le régiment gravit le Risoux avec sa cavalerie, un cheval roula au bas des rochers et se tua. dès le 30 janvier au 11 février exclusivement, écrit M. DELACROIX dans son cahier journal, sans compter ceux qui passèrent pendant la nuit, Chapelle des Bois vit passer 20000 soldats français : fantassins, zouaves, turcs, hussards, chasseurs à pied et à cheval, soldats du génie, du train, artilleurs, francs-tireurs et marins. La commune au lieu de 25000 francs requis, n'eut à donner que 1416.75 francs de contributions; Durant ces jours de débâcle et de misère, Télesphore BOURGEOIS se tenait constamment à l'entrée du village pour aider au cantonnement des troupes de Bourbaki; muni d'une note du chef de détachement qui avait le dernier séjourné à Chapelle des Bois, il la présentait au nouvel arrivant, et plus d'une fois il put diriger sur Bois d'Amont, sans qu'elles s'arrêtassent au pays, les colonnes qui pouvaient encore faire route. Il organisa l'ambulance et y maintint la police sous le nom au titre de correspondant de l'Etat major; il fit évacuer cette ambulance, installée dans les salles d'école, lorsqu'on pressentit l'arrivée immédiate de l'ennemi; grâce à son dévouement, les malades furent conduits sur des traîneaux; on ne laissa que deux incurables qui moururent et furent enterrés au cimetière de Chapelle des Bois.

église de Chapelle

Le samedi 11 février, arrivèrent au village huit cavaliers allemands; ils demandèrent quelques renseignements de peu d'importance, sans doute, puisqu'il n'en est pas fait mention dans le journal de M. le Curé; ils reprirent presque aussitôt le chemin de Chaux-Neuve. Le 8, 140 soldats ennemis, détachés des chasseurs royaux de Poméranie, et commandés par le capitaine Schültz, vinrent dans la matinée à Chapelle des Bois, mais ne s'y arrêtèrent que deux ou trois heures. M. l'abbé DELACROIX et Télesphore BOURGEOIS avaient fait publier dans quelques journaux et afficher dans les localités voisines que les autorités civiles et militaires devaient, autant que possible, s'abstenir de se rendre à Chapelle des Bois à cause des maladies contagieuses qui y régnaient; cet innocent stratagème, qui n'était pas un mensonge, eut un plein succès; les allemands n'entrèrent qu'à la cure et à l'auberge CAT. Guidés par Joseph JACQUIN, ils se rendirent dans l'après-midi à la frontière suisse par le Gît-entre-roches; arrivés près du mur de délimitation, ils firent une décharge générale, puis s'en revinrent et repartirent le soir même pour Chaux Neuve. En les voyant gravir le Risoux, la brigade de douaniers du village, que nous avons vue plus haut si brave contre Télesphore, s'imagina que l'ennemi était à sa poursuite; nos vaillant, parmi lesquels on retrouve le célèbre PROST-BOUCLE, s'enfuirent épouvantés sur le territoire suisse; l'un d'eux, BEUQUE, était resté en arrière; en entendant la fusillade, ils ne doutèrent pas que leur camarade avait été tué. Ils ne tardèrent guère à se rassurer, quand, remis de leur frayeur, ils le virent arriver sain et sauf à l'hôtel de la Lande, au Brassus, où ils trouvèrent l'occasion de célébrer bruyamment leur glorieux triomphe.


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