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Les contrebandiers

les échelles de la mort, près de Goumois

Un récit de Roger Lombard, publié dans "La croix du Jura" du 31 décembre 1981.

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Je n'ai rien inventé, du moins pas grand-chose. Tout ceci m'a été raconté un soir d'hiver au coin du feu et se passait au temps de la contrebande.

La lettre du père, une petite carte-lettre grise, maladroitement écrite au crayon, glissée dans le cadre de la glace dépolie de la cuisine, datait du 5 octobre 1915. Il était quelque part en Champagne, le père nous embrassait tous bien fort et demandait un peu d'argent à la mère.

Des sous, il n'y en avait plus guère ! Déjà au printemps, personne dans la famille ne connaissant le métier de ferblantier qu'il exerçait avant de partir combattre en pantalon rouge et la fleur au fusil, le premier lundi de la foire de mai à Poligny, nous avions vendu ce qui restait de zinc et d'étain. L'atelier aux tenaces odeurs d'acide était vide et triste.

Suivant les saisons, je partais soit en "journée" avec ma mère tailler et lier la vigne, soit en "Champaux", pour aider de mon mieux mon oncle Henri qui seul, le pauvre vieux, tentait de maintenir en état le petit train de culture de son fils Jean, à la guerre lui aussi. De cette façon au moins, les pommes de terre et le lard ne manquaient pas trop à la maison. Ma soeur Denise avait tout juste huit ans, j'en avais quinze depuis le dernier jour de juin. Par un dimanche brumeux du début novembre, alors que je regardais quelques hommes jouer aux quilles, mon cousin René me confia qu'une expédition de "goutte" aurait certainement lieu vers le milieu du mois. Je n'étais encore pas assez fort pour porter la "bouille" de trente litres, cependant je m'étais proposé au grand Léon pour le ravitaillement. Quelques miches de pain et du lard dans un sac, c'était dans mes possibilités. Devant chez Letoublon, traînent de bonnes odeurs de chaudière qui me font penser que j'ai faim, la potée pour les cochons doit être cuite à point.

Brusquement, surgissant de l'ombre de la ruelle de Pussy, le grand s'est trouvé devant moi.

- "C'est pour mercredi soir, François ! René m'a prévenu. T'es toujours d'accord ?" Il empeste le tabac, l'absinthe et le blaireau le Léon !

- "Oui ... Bien sûr !".

- "De Saint-Lothain" a-t-il ajouté, "il y aura ton cousin René, le Bizot de "Vaugis", le père Amédé et Barluche de Sous-Mont ... le Tiard et le petit Dadu de Miery que nous prendrons au passage, plus trois gars de Passenans ... Quinze francs par tête de pipe ! Nourriture fournie par la maison pour l'aller et le retour. A condition de porter du tabac bien sûr ! Chien trop bien nourri chasse mal ! ... Tiens, voilà une pièce de cinq francs, c'est pour les trois premières miches, prends-en des bien cuites de quatre livres. Tu prendras aussi deux petites livres de lard chez Bennot, de l'épais sans trop de maigre et un Serret (1) au Chalet. T'as t'y un barru ? (2)".

- "Le nôtre sent le piqué. je prendrai celui de mon oncle". J'ai empoché la pièce et mis ma main dessus pour ne pas la perdre.

- "Pour le vin, c'est du rouge, achète-le où bon te semble. A mercredi soir. Rassemblement au "Carrouge" à neuf heures pile et motus ! Tâche de ne pas oublier que c'est pour ton père que je t'embauche ! pas pour tes beaux yeux. Salut !"

Sur ces bonnes paroles, le chef m'a planté là, mon bidon de lait pendant à la main gauche. Il se dirige à grands pas vers son quartier général, le café de la gare. La mère Boisnon a déjà allumé ses lampes à pétrole, de grandes ombres mouvantes se détachent sur les fenêtres, sûrement l'Auguste et le Linlon qui commencent une partie de billard !

Dix bouilles ! près de trois cent litres de marc frais qui vont passer en Suisse ! Pour ma première expédition, je suis gâté. Bien entendu, il y a des risques, la route est longue et fatiguante, mais que voulez-vous, quinze francs c'est une belle somme, cette année pour Noël, à condition que tout se termine bien, ma soeur Denise aura au moins un peu de chocolat.

Le plus délicat dans cette affaire sera de trouver un prétexte pour m'absenter du village. Avant d'être de retour de la "pesée" (3). J'ai tout le temps d'y réfléchir, ma mère ne me croira pas ... Tant pis, j'ai dit oui, je ne peux plus reculer, ce n'est pas quand la grêle est tombée qu'il faut couvrir la vigne !

Vingt d'zi ! que j'ai mal dormi ! Les gendarmes de Seilières, sabres au clair, me poursuivaient, à chacun de mes pas que je ne pouvais faire qu'au ralenti, je croyais bien tomber sous les sabots de leurs chevaux !

Le départ

La nuit est assez claire, pas un souffle de vent, vers la "Gissière", dans les fonds du bois d'acacias, une hulotte a commencé sa chasse, c'est signe de beau temps. Accroupis contre les buissons de "Plosses" (4), nous attendons ceux de Passenans qui devraient déjà être là. Le Léon a sifflé doucement. Je me demande bien par où sont arrivés les trois retardataires, certainement par le sentier du Chatelot. Ce n'est pas le chemin le plus court, en tout cas ils sont là bouille au dos. Les uns derrière les autres, en silence, la marche a commencé sur le bas-côté herbeux de la route. Quelques instants d'arrêt à la croix qui dresse ses deux bras dans le noir, pour prendre le Tiard et Dadu, qui eux sont à l'heure et nous avons repris notre route. Après un petit détour par le chemin creux des vignes, nous sommes entrés dans Poligny endormi par la rue des Rondins et le vieux quartier de "Monté-Villard" (5). Jamais je n'aurai pensé que la rue de l'hospice puisse être aussi longue ! Derrière les portes closes, il y a de furieux aboiements de chiens, mais le Léon n'a pas l'air de s'en soucier, c'est vrai que la gendarmerie se trouve à l'autre bout de la ville.

La sangle de mon "barru" me tale. J'ai passé le tonnelet sous mon bras droit, lorsque nous avons attaqué la montée sur Vaux. Au moulin, il y a de la lumière, j'entends grincer la roue, le meunier profite de l'eau de la Glantine grossie par les pluies de la semaine dernière.

le Pilatus, en Suisse, près du lac des quatre cantons

Léon a enfin ordonné la halte. Il fait presque jour. Nous sommes en plein bois entre Champagnole et Cize. Le ravitaillement partagé, j'ai comme les autres, cassé une solide croûte, puis la tête sur mon sac vide, le col de ma veste remonté jusqu'aux oreilles, blotti contre mon cousin René, je me suis endormi.

-"Debout François !". Le grand m'a réveillé sans ménagements en me bourrant les côtes du bout de son soulier ferré.

-"Au ravito ! Il doit te rester assez d'argent pour trois miches, du fromage et du vin. On n'engraisse pas les cochons à l'eau claire ! Je vais t'accompagner jusqu'aux abords du village". Et se tournant vers les autres qui commencent à se réveiller. "Pour vous ! Silence ! Nous serons de retour d'ici une bonne heure".

Ce n'est qu'à la nuit complètement tombée, Léon en tête, que nous avons repris notre marche pour d'abord grimper péniblement dans les roches blanches et glissantes, puis traverser deux fois le même torrent avec de l'eau glacée jusqu'au ventre, peiné dans du taillis, le visage giflé par de jeunes pousses de charmille. Maintenant dans un noir épais nous avançons sans bruit entre les troncs de sapins sur une molle couche d'aiguilles. Le "grand" doit bien connaître son chemin, car pas une seule fois nous ne nous sommes arrêtés.

Arrivée à Morez

La gelée blanche du petit matin nous a surpris au bas du col de la Savine où, pressés par le "chef", nous nous sommes engouffrés dans la grange d'une maison basse et longue. Léon discute ferme avec un homme qui lui dit avoir entendu passer deux chevaux il n'y a pas une heure, certainement des gendarmes en patrouille. Sur son conseil, nous avons chargé les bouilles sur une voiture à hautes ridelles, le tout a été recouvert de fagots. Nous retrouverons notre chargement cette nuit à la sortie de Morez.

Vers midi, une femme maigre comme un paissiau (6) est venue nous apporter du lait, du pain et du fromage, la moitié d'une drôle de petite meule avec du noir au milieu. "C'est du Morbier" m'a dit le père Amédé. "Mange de bon coeur, c'est pas du poison !". J'ai rangé dans mon sac les trois miches et le lard fumé de réserve, puis bien au chaud dans le foin, je me suis rendormi comme une souche. Nous ne sommes repartis qu'à la grand-nuit.

les échelles de la mort

Après avoir dégringolé deux par deux à quelques minutes d'intervalle un petit sentier raide et pierreux qui commence au bout du village de Morbier (7), Morez a été traversé sans incidents. Je vous disais que la rue de l'hospice à Poligny m'avait semblé très longue. Et bien ce n'était rien ! J'ai bien pensé un moment que nous ne sortirions jamais de cette ville ! Nos charges récupérées, nous avons entamé la lente et pénible montée sur les Rousses. Cette fois il y a eu de nombreux arrêts. Léon ne doit pas être bien tranquille. Le père Amédé qui n'est plus tout jeune, souffle autant que "Mouton", le vieux boeuf de l'Eugène Sallard ! Derrière lui, je ferme la marche.

Nous longeons un lac, l'eau brille dans la nuit qui est moins noire, mais plus froide que les précédentes. L'herbe est haute et humide, j'ai les pieds mouillés. Nous marchons doucement, collés les uns aux autres. Encore une halte, Léon est parti en éclaireur, il y a eu deux coups de sifflet.

-" Terminus ! Tout le monde descend ! Nous sommes en Suisse" a dit tout haut le petit Dadu, qui n'est pas à sa première expédition.

- "Boucle-là !" lui a répondu le Tiard "Iqueu, y'a des gendarmes et des rats de cave comme chez nous !". Je suis tout étonné, nous avons traversé la frontière sans que je m'en rende compte, je me l'imaginais au moins avec une clôture de grillage. A la suite des autres, je suis entré dans la maison. C'est la troisième nuit que nous passons à marcher, je suis fatigué, le sommeil est venu d'un seul coup.

La Suisse

Vers le soir, une charrette tirée par deux boeufs roux aux immenses cornes est venue prendre livraison de la marchandise, le conducteur n'a l'air ni soucieux ni pressé, il siffle la Madelon pendant que le précieux liquide passe de nos bouilles dans son grand tonneau.

Après un léger rinçage, les récipients, sauf celui de mon cousin René, ont été bourrés de paquets de tabac, je commence à mieux comprendre que le grand Léon puisse passer ses journées à boire des chopines de bon blanc chez la mère Boisnon. Même se payer le luxe d'une bicyclette neuve, pas une d'occasion comme celle su fils Raichard ! Non, une machine moderne, avec frein arrière sur le moyeu et une sonnette grosse comme mon poing !

Le salaire distribué, cette ferme étant un véritable comptoir où l'on trouve de tout, j'ai acheté pour deux francs de chocolat au lait, du vrai, en vrac, avec des noisettes grosses comme l'ongle de mon pouce, de quoi remplir à en déborder les sabots de ma soeur Denise et quatre paquets de tabac à quinze centimes pièce. Ils sont de couleur bleue, lourd et sentent bon, l'oncle Henri va être content. dans la nuit, nous avons traversé la frontière en sens inverse. Le coeur léger, avec mon cousin, nous avons pris la route normale, le restant de la bande le chemin des bois.

C'est sur la charette du père Tourin, rencontré vers la vierge à la sortie de Poligny, que nous avons pris le départ de la dernière étape. René s'est immédiatement endormi. Assis sur un sac d'avoine, mentalement je compte mes sous. Sur les quinze francs, car le "grand" n'a pas oublié de me demander la monnaie des cinq francs d'avance pour les achats de ravitaillement, il me reste donc douze francs quarante. Voyons voir ! Cinq pour ma mère ? Oui, il faut bien ça ! Et les cinq autres pour mon père. Bénéfice net ? Comme aurait demandé M. Vairiot, notre vieil instituteur, en épluchant une gousse d'ail. Facile ! deux francs quarante M'sieur. Je m'achèterai peut-être un couteau à deux lames. Ou ...

-"T'avance ou je te trique ! " a crié le père Tourin en levant son fouet. "Quatte !" (8). Le vieux cheval gris ne s'est pas mis au galop pour autant.

24 décembre 1915, comme promis j'ai donné dix francs à ma mère en lui demandant d'en envoyer cinq pour mon père. Avant de prendre dans le four ma brique chaude pour aller me coucher, j'ai choisi les plus beaux morceaux de chocolat pour remplir les sabots de ma soeur en pensant que nous allions encore passer un Noël seuls.

La carte-lettre grise, maladroitement écrite au crayon, est toujours à sa place, glissée dans le cadre de la glace dépolie de la cuisine, elle date toujours du 5 octobre 1915, il nous embrassait tous bien fort et demandait un peu d'argent à la mère. Le père n'a jamais reçu mes cinq francs, il repose quelque part en Champagne ...

(1) Serret : fromage blanc fabriqué avec les particules qui restent dans le petit lait (ce fromage ne se fait plus)

(2) Barru : petit tonneau en bois d'une contenance de trois à cinq litres

(3) Pesée : (heure de la) le lait de chaque sociétaire est pesé à l'arrivée au chalet, ceci matin et soir, le poids du lait est ensuite marqué sur le carnet du sociétaire

(4) Plosses : prunelles sauvages

(5) Monté-Villard : déformation de Mouthiers-Vieillard

(6) Paissiau : en patois piquet de vigne

(7) Il s'agit du sentier des Essards reliant Morbiez à Morez

(8) Quatte : Pas possible, pas moyen !


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