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La fixation de la frontière et ses conséquences



Suzanne DAVEAU est agrégée de l'université, docteur es lettres, attachée de recherches au CNRS. En 1959 elle est maitre de conférence à la faculté des lettres de Dakar. Elle est surtout, pour nous, foncinière d'adoption. Elle vient au "Gros Sauvonnet" et elle est apparentée à une famille franco suisse de Foncine le Bas.

Elle a publié 3 études sur notre région :

En 1953 "L'estivage des vaches suisses dans le Jura Français"

En 1954 "Une communauté jurassienne au XVIIIe siècle. Les Foncines"

Et surtout en 1959, "Les régions frontalières de la montagne jurassienne - Etude de géographie humaine" (ces régions frontalières se situent entre le Col de la Faucille et le plateau de Maiche).

Ce dernier ouvrage important (571 pages) est bourré de statistiques et de croquis. Mais la comparaison des caractères, des moeurs, des professions ... est souvent très intéressante. Ses chapitres sur l'élevage, les fruitières, la contrebande, la nationalité, parmi d'autres, nous rappelle l'origine et les motifs de ces ressemblances et de ces différences. Bien que datée de 1959, cette étude reste d'actualité. Le nom de Foncine le Bas y est souvent cité.

En voici quelques extraits :


 


menu Le danger de "contamination" protestante

Le pays de Vaud se convertit d'un bloc en 1536, lorsqu'il fut conquis par les Bernois.

Nulle trace de plaintes, ni d'enthousiasme. Pourtant s'il faut en croire TISSOT, les gens de Sainte-Croix, convertis malgré eux, allèrent quelque temps entendre avec nostalgie le son des cloches sur la frontière. La Franche-Comté resta catholique. Les idées nouvelles y avaient cependant pénétré et y comptaient des partisans. Des coups de mains eurent lieu avec l'aide suisse contre Saint-Claude (1543, 1571), contre Besançon même en 1575. Mais ils furent repoussés. Des procès obligèrent les penseurs trop indépendants à se soumettre ou à émigrer. La montagne n'était pas restée insensible à la contamination protestante. Les contacts étaient journaliers entre montagnons franc-comtois et suisses, les mariages communs, les relations d'affaires fréquentes. Le gouvernement comtois fit un "effort décisif pour séparer nettement, trancher aux limites des populations trop parentes et qui voisinaient invinciblement".

Le lieutenant général de la gruerie demandait en 1574 :

"qu'il plaise à la cour interdire et deffendre" le trafic qui menait en Suisse les habitants de Foncine. En effet, dit-il, "aux quartiers de Foncyne la simplicité du paysant et villageois, par deffaut possible d'estre bien catéchisez et instruictz en notre vraye et saincte religion catholique romaine a esté corrompue des nouvelles hérésies et opinions des sectaires, ce advenu … de la fréquentation que telles gens ont heu es pays estrangers infectés et pleins desd nouvelles opinions et hérésies où les dessusd à couleur de quelque traffique et négotiation qu'ils y font d'ouvrages de sapins et futailles, font fréquens et ordinaires séjours … ils retournent par deça mal ediffiez …"

En 1572, 48 personnes sont inculpées dans la zone frontière, dont 9 à la Grand Combe des Bois, 7 à Charquemont, 5 au Narbief, 5 au Pissoux (commune de Villers le lac), 4 à Morteau, 3 à Noël Cerneux, 3 au Russey, 3 au Barboux, 2 au Bizot, 2 au Villers, 1 à la Chenalotte, 1 à la Ville du pont, 1 à la Chaux près de Montbenoit .. On leur reprochait d'avoir personnellement résidé en terre "luthérienne" ou marié leurs filles à des hérétiques …

Tous ces faits nous montrent, et les contacts étroits qui liaient alors les Jurassiens des deux versants, et le désir des gouvernements d'imposer une barrière morale, de faire de ce peuple deux peuples distincts, en interdisant les mariages mixtes et la résidence des non-religionnaires. Ces mesures imposées d'en haut n'ont que trop réussi. C'est du XVIe siècle que date la coupure morale entre les deux peuples. Elle fut surtout nette entre le pays de Vaud, bernois, et la Franche-Comté. Au XVIIe et au XVIIIe siècle on s'inquiétait encore, de part et d'autre, des infiltrations possibles.

Mont Blanc, vue de Saint Cergue


menu Les Suisses et les Français

En 1913, F.A. PERRET pouvait écrire à propos du Villers et des Brenets, les deux villages qui se mirent face à face dans les bassins du Doubs, que "s'il y a 100 ans on se renvoyait parfois d'un rivage à l'autre les épithètes un peu sardoniques de Sutches et de Borgognons, aujourd'hui les sentiments d'estime réciproque et le sens de l'urbanité sont devenus parfaits des deux côtés du Doubs et jamais dans les conversations on n'entendrait la moindre critique de ce qui se fait sur l'un ou l'autre bord de la rivière : le contraire serait envisagé comme une faute de goût".

il n'en est plus tout à fait de même aujourd'hui. On se connait moins et on ne se juge que plus sévèrement. Les Francs-Comtois dénoncent la suffisance des Suisses, leur ostentation, leurs vertus de façade, leur respect du réglement inculqué à coups d'amendes, et même, avec non moins d'indignation, leur indifférence pour la bonne chère ! Les Suisses trouvent leurs voisins désordonnés, sales, nonchalants, bavards, tous jugements qui surprendraient fort le Français de l'intérieur, habitué à considérer le Franc-Comtois comme un homme froid, renfermé, discipliné et travailleur, une préfiguration du Suisse en quelque sorte.

Il est certain que lorsqu'on passe la frontière, le comportement change brusquement. Aux employés de chemin de fer suisses, dignes, corrects, la veste soigneusement boutonnée, le képi enfoncé bien droit sur la tête, succèdent les employés français vêtus à la diable, la casquette sur l'oreille, bavardant entre eux les mains dans les poches ou sifflotant d'un air détaché tout en poursuivant leur travail. Il est amusant aussi de comparer l'atmosphère qui règne les dimanches d'hiver dans les rues encombrées de neige et d'autos des stations de sport d'hiver suisses et françaises. Les encombrements se règlent aux Rousses à grand renfort d'exclamations et de rire, tandis qu'à Saint Cergue tout se passe beaucoup plus sérieusement, chacun s'efforçant de ne pas gêner son voisin, mais se fâchant plus gravement quand sa provision de patience est épuisée.


menu La double nationalité

La diminution du nombre des Français en Suisse et des Suisses en France que l'on remarque dans les dernières décades, est peut-être plus apparente que réelle. Elle est due, pour une part qu'on ne peut malheureusement apprécier, au phénomène de la double nationalité.

Un grand nombre de gens établis dans la zone frontalière franco-suisse sont en effet à la fois Suisse et Français, c'est à dire, pratiquement , qu'ils sont déclarés comme Français en France et comme Suisse en Suisse, ce qui empêche l'établissement de toute statistique et leur permet de jouir dans ces deux pays des avantages réservés aux nationaux, sans ressentir beaucoup d'inconvénients de cette double appartenance. Comment cela est-il possible ?

Ce phénomène résulte essentiellement des différences entre les deux législations concernant la nationalité, et du fait qu'elles agissent pratiquement indépendamment l'une de l'autre. La nationalité suisse est basée exclusivement sur la filiation paternelle : est Suisse l'enfant dont le père est Suisse. La nationalité française dépend à la fois de la filiation et de la naissance sur sol français. Cette différence fondamentale a vu ses effets encore renforcés par des dispositions prises par les deux pays, mais surtout par la France (loi du 19 octobre 1945) dans le but d'assurer autant que possible la persistance de la nationalité française dans le cas des familles mixtes ou établies en France. On peut tenter de résumer de la façon suivante les principaux cas où apparait la double nationalité :

En ce qui concerne les enfants légitimes, ils sont doubles nationaux :

1) s'ils sont nés d'un père suisse et d'une mère française. Toutefois s'ils sont nés hors de France, ils peuvent répudier la nationalité française en optant à leur majorité pour la suisse.
2) s'ils sont nés en France d'un père suisse lui-même né en France.
3) s'ils sont nés en France de parents suisses nés hors de France. La double nationalité est alors acquise au moment de la majorité à moins de répudiation de la nationalité française et à condition de résider en France depuis l'âge de 16 ans.

En ce qui concerne les femmes mariées :

1) une Française qui épouse un Suisse acquiert automatiquement la double nationalité.
2) une Suissesse qui épouse un Français ne l'acquiert que si elle déclare vouloir conserver la nationalité suisse (loi fédérale du 31 décembre 1953)

La difficulté de l'obligation du service militaire qui devrait empêcher pratiquement les hommes de conserver la double nationalité, est, en fait pratiquement levée par l'arrangement suivant : le service militaire est fait en France et une taxe compensatoire payée en Suisse (si la personne en question réside hors de Suisse). On voit donc que les doubles nationaux doivent être surtout nombreux en France, d'autant plus que c'est la naissance sur sol français qui, dans un certain nombre de cas, détermine la double nationalité.

Malgré ces difficultés, quelques renseignements ont pu être rassemblés sur les mouvements de population à travers la frontière à l'époque actuelle, qu'il importe d'examiner de près. Voici les communes françaises, classées du Nord au Sud, pour lesquelles le nombre des Suisses y résidant en 1946 est connu :

 
Nombre de Suisses en
Nombre d'Italiens
1851
1891
1946
en 1946
Les Fins
7
51
5
5
Villers le Lac
66
406
128
73
Les Combes
1
La Ville du Pont
2
20
Montbenoit
2
1
Lièvremont
5
Les Alliés
4
Arçon
16
2
Jougne
17
89
26
16
Les Hôpitaux Neufs
24
7
2
Rochejean
1
10
4
7
Vaux et Chantegrue
4
21
Boujeons
3
Chapelle des Bois
4
2
Foncine le bas
8
3
2
Foncine le haut
11
3
1
Bellefontaine
1
Le Bois d'Amont
13
4
Morbier
8
10
4
Morez
91
24
55
Prémanon
9
11
1
Les Rousses
37
16
7
.................. Au total
799
254
202

maison comtoise


menu L'industrie

Du Bois-D'amont au Grandvaux et au val de Mouthe, on travaillait surtout le bois. Dans le Jura suisse et de la région de Jougne à celle de Morteau, on travaillait plutôt les métaux, mais les deux formes d'artisanat coexistaient naturellement partout.

Tous ces artisans avaient un petit domaine agricole. Les deux activités se complétaient harmonieusement au cours de l'année. Il aurait été aussi étrange pour un artisan de n'avoir aucune activité agricole, que pour un paysan, de n'avoir pas un établi dans sa ferme. En l'an II, un recensement de la population de la ville de Pontarlier, où l'on avait demandé l'importance de la population agricole, est ainsi rectifié postérieurement par son auteur :

La population agricole totale est de 1521 personnes "non compris les artistes que l'on avait regardé comme agricoles, attendu qu'ils travaillent à l'agriculture momentanément; si on les comprend, 3030 âmes", sur une population totale de 3348 habitants. Il est évident que dans l'esprit de l'auteur, les deux activités sont inséparables et que la distinction à laquelle on l'oblige lui apparaît fort articielle. On passe par des transitions insensibles du paysan travaillant pour lui-même ou pour ses voisins à celui qui destinait l'essentiel de sa production à l'exportation.

Les matières premières des fabrications de la montagne avaient peu de valeur. C'était le bois, pratiquement gratuit, ou le fer, produit de la région même. Ce fait explique que les petites gens aient pu s'adonner à des fabrications qui n'exigeaient presque pas de fond. Quand il s'agissait de vendre, il semble que le plus souvent un habitant du village même, ou d'un village spécialisé dans les transports, prenait en charge la production de ses voisins et la menait aux villes et aux foires de la plaine. On en a vu des exemples (les Fonciniers au pays de Vaud à l'époque de la Réforme), on verra encore une semblable organisation subsister plus tard quand la production se sera spécialisée. Ainsi pouvait fonctionner un système artisanal basé sur l'exportation, sans injection de capitaux extérieurs, ni asservissement à des marchands étrangers. La production animale et agricole locale, complétée d'achats faits grâce à l'argent rapporté de ces campagnes de vente (où l'on offrait du fromage en même temps que des objets de bois ou de fer) assurait la subsistance des montagnards habitués à une vie frugale.

Ces activités industrielles et artisanales sont sans aucun doute contemporaines des premiers habitants de la montagne. Dès le XIVe siècle l'exportation d'objets de bois est attestée dans le Grandvaux et la région de Foncine. Dès le XIIIe siècle (1285), une "ferrière" aurait existé à Vallorbe, à 150 mètres à l'aval de la résurgence de l'Orbe, appartenant au prieur de Romainmôtier.

L'industrie paraît s'être développée très rapidement à certaines époques, en rapport avec l'accroissement local de la population et avec les circonstances économiques générales. Le XVIe siècle est une première période d'essor rapide. C'est alors, écrit L. FEBVRE, une "rage d'industrie", une "passion fébrile" pour la construction des moulins. C'est alors qu'auraient été fondés les premiers fourneaux ou martinets de Jougne, Métabief, Pontarlier, Rochejean, Mouthe, Morez ... En 1552, COUSIN signale qu'à Foncine, il y a "27 roues, tant de moulins que de scieries".


menu L'horlogerie et la dentelle

voir la galerie de photos sur le musée de l'horlogerie de Morteau

C'est alors que prirent naissance dans la montagne neuchateloise les deux industries qui allaient non seulement faire vivre sa population, mais y attirer une abondante immigration : la dentelle et l'horlogerie. Leurs débuts sont obscurs. Sur la dentelle, on ne sait rien, sinon qu'en 1693, au témoignage d'AMIEST, dans la mairie de la Chaux de Fonds, "le beau sexe y est habile aux dentelles", et qu'en 1712 cette industrie était déjà florissante au val de Travers. Les auteurs qui en ont traité sont réduits à "supposer" que cette industrie aurait été introduite par les réfugiés quittant la France au moment de la révocation de l'Edit de Nantes.

L'introduction de l'horlogerie aux montagnes neuchateloises est mieux connue. La tradition est rapportée par écrit pour la première fois en 1766 par OSTERWALD, mais son authenticité n'est guère mise en doute. Il est intéressant d'analyser ce que cette anecdote nous apprend sur les conditions dans lesquelles s'est développée l'horlogerie. En 1680 un jeune forgeron de la Sagne, après avoir réparé une montre rapportée d'Angleterre par un marchand, entreprit de la copier, y réussit de lui-même après de longs efforts, et s'installa horloger après être aller compléter son apprentissage à Genève. Ses fils et ses apprentis devaient ensuite répandre le métier sans doute dans la montagne.

Ces faits nous font deviner une région déjà active, en relations d'affaire avec les pays étrangers, habitée d'artisans ingénieux et habiles. Ils suggèrent une origine purement locale de cette nouvelle industrie. Ce seraient seulement des connaissances techniques que Daniel Jean Richard aurait été chercher à Genève. Nulle part il n'est dit qu'il ait sollicité d'appui financier extérieur. On ne précise pas non plus à qui il vendait ses montres. Notons que vers la même époque, mais de façon absolument indépendante, la fabrication, non plus des montres, cette fois mais des horloges, s'introduisait dans la région de Morez. L'histoire des frères MAYET, de Morbier, est fort semblable à celle de Daniel Jean Richard. C'est vers 1660 que l'on place la fabrication de leur première horloge, copiée sur celle de l'abbaye de Saint-Claude. Eux aussi auraient été chercher des informations techniques à Genève, eux aussi auraient formé des apprentis et répandu ainsi le métier dans le pays.

Ces nouvelles techniques se sont répandues avec une très grande rapidité. Dès 1752, on compte 2793 personnes occupées à la fabrication des dentelles et 464 horlogers dans la principauté de Neufchatel. C'est la preuve d'un milieu extrêmement réceptif. On doit remarquer cependant que les diverses régions de la montagne n'adoptèrent pas ces industries avec la même rapidité. En 1764, on ne compte encore que 90 horlogers dans le val de Travers, alors qu'on y dénombre déjà 736 faiseuses de dentelle. Ce pays, traversé par un important trafic entre la France et la Suisse, pratiquait en effet l'émigration temporaire (on y dénombrait 136 maçons et de nombreux charpentiers). D'autre part, des entreprises industrielles y avaient été fondées par de riches particuliers. On trouvait ainsi une fabrique de toiles peintes à Couvet, un atelier de lissage pour toiles peintes à Travers, des forges d'ailleurs éteintes en 1764, à Buttes et à Saint-Sulpice, enfin beaucoup de négociant. Ainsi les contacts nombreux avec le dehors rendaient moins urgente l'adoption par les hommes d'une forme nouvelle d'artisanat. La dentelle, métier de femmes, devait seule d'abord rencontrer un vif succès. En 1836 encore, on trouvait dans la chatellenie "des faiseurs de dentelles, mais très peu d'horlogers". Quelques hommes tentaient bien aussi de s'adonner à la dentelle, mais ils étaient assez mal considérés. On assure en 1797 "qu'ils travaillent en compagnie des femmes, en contractent les habitudes et finissent par avoir une voix de fausset"

Il reste assez paradoxal de voir une montagne pauvre se mettre d'elle -même, sans aide extérieure, à une industrie de luxe. La fabrication des horloges, entreprise dans la région de Morez, ne pose pas un problème aussi difficile, car elle ne faisait appel qu'à des matières premières bon marché, mais les montres du XVIIIe siècle étaient des bijoux de haut luxe qui nécessitaient une importante mise de fond. On estimait d'ailleurs, en 1845, que "si la fabrication des montres n'a pu se fixer dans le canton de Morez" c'est "parce que cette industrie exige une véritable manufacture centrale qui exige à son tour pour se construire une masse de capitaux" Sans doute ne faut il pas oublier cet enrichissement de la montagne neuchateloise au XVIIe siècle, dont témoignent à nos yeux les nombreuses et belles fermes alors construites. Menacée de surpeuplement, la montagne trouva en elle-même assez de force pour rétablir la situation par l'adoption d'industrie lucratives, alors qu'une région plus misérable ne l'aurait pas pu.

L'horlogerie s'est surtout développée dans la montagne, pas uniquement d'ailleurs, puisque la première région rurale qui semble l'avoir pratiquée est la campagne genevoise et le pays de Gex et qu'elle s'est répandue très tôt dans le pays de Montbéliard. On a dit souvent que les longs loisirs d'hiver du paysan jurassien avaient été un facteur décisif de son expansion. Cela n'est pas absolument sûr. Cette longue vacance hivernale des activités agricoles a certes été favorable à l'existence d'un artisanat actif, mais l'horlogerie, par les gains rapides qu'elle assurait à ceux qui s'y donnaient entièrement, alors que les ouvriers occasionnels étaient réduits aux parties les plus faciles et les moins payées, a très tôt provoqué une véritable séparation des deux activités. Nous avons vu les montagnards neufchatelois donner à ferme leur domaine pour pouvoir se consacrer entièrement à leur établi. S'ils conservaient une ou deux vaches à l'écurie, cela ne constituait plus pour eux une véritable activité agricole.

C'est seulement dans les premiers temps de son implantation dans une région, que l'horlogerie possède les caractères traditionnels d'une industrie d'apoint montagnarde. Très vite, elle modèle un milieu bien particulier, attachant et original. Dans les centres horlogers, tous participent à la fabrication. Un des gros avantages de l'horlogerie, écrit en l'an XI le préfet DEBRY, c'est "qu'on y peut employer tous les âges et tous les sexes ... Dès l'age de 8 à 9 ans, les enfants peuvent y gagner bien au-delà de leur dépense". La diversité des tâches requises par l'horlogerie est pour elle un gros avantage sur l'industrie de la dentelle, travail trop féminin pour que beaucoup d'hommes s'y soient mis. Chacun peut trouver dans l'horlogerie une "partie" qui lui convienne, les seuls parias sont ceux dont les mains humides font rouiller les pièces qu'ils travaillent et ceux dont la vue n'est pas suffisamment percante. Encore remédie-t-on à ce dernier défaut par l'emploi de loupes. En 1809, un rapport sur le canton de Courtelary peut affirmer "qu'il possède au moins 6000 ouvriers en horlogerie ... Hommes, femmes et enfants des deux sexes, tous dès l'age de 8 ans sont occupés à quelque genre d'industrie, particulièrement celle de l'horlogerie".

L'accession des femmes et des enfants au travail de l'horlogerie n'a été rendu possible que par la division du travail. Les premiers maitres "horologeurs" du pays de Vaud s'étaient groupés en 1753 en une maîtrise qui défendait "à tous maîtres, compagnons et autres d'instruire les femmes et les filles dans la profession d'horologerie". Pourtant dès 1776, les maîtrises étaient abolies au pays de Vaud et elles n'avaient jamais existé au comté de Neufchatel. Les faits faisaient craquer les règlements, la division du travail ouvrait les portes à toutes les formes de main-d'oeuvre.


menu Les caractères de la circulation dans les deux pays

Coupées l'une de l'autre, les deux moitiées du Haut Jura ont élaboré chacune un système particulier de circulation. On s'attendrait donc à trouver de part et d'autre de la frontière une sorte de rocade joignant les points les plus avancés des territoires nationaux. En réalité, un tel réseau n'existe que très partiellement. Les routes parallèles à la frontière sont les plus nombreuses, ainsi que l'impose d'ailleurs la topographie, mais elles courent souvent à une assez grande distance de la frontière, telle la route de Morteau à Maiche, à laquelle la Grand Combe des Bois, le Fournet-Blancheroche et Charquemont, Charmauvillers et Damprichard, sont reliés par une série de routes affluentes isolées les unes des autres.

Il est cependant presque toujours possible de passer d'un point à un autre du territoire français ou du territoire suisse sans traverser la frontière. On ne doit noter que deux exceptions. Les gens de Vallorbe qui ont affaire dans le Val Travers préfèrent franchir deux fois la frontière et emprunter les bonnes routes du Jura français, plutôt que d'affronter la route médiocre qui court au pied du Jura de Lignerolles à Vuiteboeuf, puis la rude montée de sainte-Croix. C'est aussi le raccord de deux parties du territoire national qui constitua l'épineuse question de la "vallée des Dappes", restée longtemps sans solution. L'accord de 1862 laissa à la France la route de Morez à Gex, sur laquelle se calqua la frontière mais en compensation, assura le libre transit pour les voitures suisses entre Saint-Cergue et la vallée de Joux par la route nationale n°5. les voitures en transit ne doivent en principe par s'arrêter pendant leur parcours en territoire français.

La frontière marque aussi son empreinte sur le réseau routier, par l'interruption ou l'interdiction de certaines routes, surtout forestières, qui côtoient ou traversent la frontière.

A total, pourtant le réseau routier porte peu la marque frontalière. Il n'en est pas de même du trafic. Tout d'abord, celui-ci n'est pas libre dans la zone frontalière. "Les transports ne peuvent être effectués de nuit et sont en principe assujettis à la levée d'expéditions de douane délivrées après justification de l'origine". Les dépôts de marchandises existant hors des agglomérations d'au moins deux mille habitants doivent être assortis d'un "compte ouvert" auprès de l'administration des douanes. Une surveillance en profondeur s'exerce donc sur toute la zone frontalière, surveillance qui n'est pas sans gêner ses habitants en les soumettant à des contrôles et à des formalités qui gaspillent leur temps.

Ces caractères proprement frontaliers de la circulation sont toutefois peu de chose, comparés au contraste qui oppose les circulations suisse et française. L'opposition la plus nette est celle qui existe entre la densité et l'organisation des services publics de part et d'autre de la frontière. Le Jura suisse est sillonné par un réseau dense de voies ferrées à écartement normal et à petit écartement, complété par le service des voitures postales. Il n'est pas de commune qui ne soit desservie, et la plupart le sont par de nombreux services journaliers. Le noeud le plus dense de la circulation est centré sur la Chaux de Fonds ou aboutissent 5 voies ferrées qui permettent à une population nombreuse de venir travailler chaque jour à la ville. Une concentration analogue, quoique moins importante, des moyens de transport, se manifeste autour des autres centres industriels. Par contre, aucun moyen commode de circulation n'existe longitudinalement dans la montagne. Un certain nombre de systèmes indépendants sont juxtaposés, très mal reliés entre eux, et médiocrement reliés à la plaine. Aucune liaison commode n'existe entre la vallée de Joux ou Vallorbe et Sainte-Croix ou entre le val Travers et la région du Locle et de la Chaud de Fonds, aucun même entre les Franches Montagnes et le val Saint Imier.

Dans le Jura français, la densité des services publics de transport est moindre. Les lignes de chemin de fer à voie étroite qui reliaient Champagnole et Saint Laurent à Pontarlier, ainsi que Morteau à Trévillers, ont disparu depuis quelques années, remplacées, pour le service voyageurs, par des lignes d'autocars. De nombreuses communes restent à l'écart de tout service public de transport ou ne sont reliés aux centres que par un service hebdomadaire, fonctionnant le jour du marché. Les mêmes insuffisances que dans le Jura suisse se manifestent en ce qui concerne les liaisons longitudinales. On peut aller de Foncine à Mouthe, sauf certains jours de la semaine et seulement en été. De même est-il pratiquement impossible, pendant les autres saisons, de se rendre de Pontarlier à Maiche dans la journée.


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