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Vieille Comté, Vieux Comtois

Vision du pays au début du XIXeme siècle


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Extrait du livre de Lucien Febvre "Histoire de Franche Comté"
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C'était le temps où, couché à sept heures, un chef de famille était debout vers les minuit. La lanterne allumée, dans la belle saison, il partait au labour avec son petit valet; dans la mauvaise, il gagnait la grange où se battait le grain. A sept heures on déjeunait et s'il y avait lieu, on envoyait les bêtes champoyer; ceci fait on se remettait à la besogne :

réparer les harnais ou les outils, redresser ou refaire la charrue, le chariot, la herse, les râteaux; ce n'était pas le travail qui manquait et s'il s'agissait de se passer du charron, du maréchal ou du forgeron : "enfant de bonne aire, par lui sait tout faire", disait le proverbe bien souvent répété, il formulait l'idéal éternel paysan : se suffire à soi-même.

Or, pour satisfaire à de si lourdes tâches le régime alimentaire était bien maigre. La viande sur les tables était presque inconnue, hors le jour solennel du repas de cochon. Les bouillies par contre formaient le fond de la cuisine rustique : bouillies de maïs (gaudes), mais dans le Jura surtout : soupes aux grus (gruaux); pépets de farine blanche et d'oeuf pilés enfin, extrêmement populaires alors, et jusque dans les villes on les criait dans les rues de Besançon et les enfants dans leurs jeux chantaient : "Pilez les grus, je n'en peux plus ! pilez le plâ, je n'en peux mâ"

En même temps, l'hygiène domestique laissait fort à désirer. En maints endroits, les maisons n'étaient encore que des huttes de bois ou de clayonnages, aux parois enduites de glaise, basses, peu éclairées, enfoncées dans le sol comme des tessonières, des terriers de blaireaux. Bêtes et gens y vivaient pêle-mêle, l'étable débouchant par derrière dans l'houteau;

Lac du Maclu
un même toit de chaume abritait à la fois cinq ou six demeures serrées l'une contre l'autre; il formait auvent, descendait très bas, interceptant la pluie et le vent, mais l'air aussi et le soleil purifiant. Sous cette "rabattue" s'entassaient les souches pour le chauffage, les fagots, les haricots, les épis de maïs. La propreté était rudimentaire, comment laver du reste les aires d'argile battue, en l'absence de plancher ? quant au balai, à "la remesse", c'était un outil de luxe, un meuble superflu : le proverbe en dit long sur ce chapitre : " La remesse et le torchon ne rapporte rien à la maison".

C'était là pourtant dans ces sortes de caves malpropres et mal aérées, chaudes en hiver d'une chaleur lourde, faite de l'haleine des gens et des bêtes, que s'enfermaient les familles pendant les longues veillées d'hiver et d'automne. On y "teillait" le chanvre avant de le livrer à ces jurassiens nomades, à ces "pignars" à l'argot spécial : le "Bellau", qui maîtres dans l'art difficile de préparer la belle oeuvre et la bonne étoupe, gagnaient d'un trait chaque année les confins de Lorraine ou de Champagne, puis de village en village, de ferme en ferme, se rapprochaient peu à peu de leur point de départ en travaillant partout où s'offrait de l'ouvrage.

Mais de la Comté, la partie pittoresque, avec ses montagnes et ses forêts, ses vastes horizons et ses vieux châteaux, c'est le Jura; c'en est la plus variée aussi, la plus digne d'intérêt; et comme elle les frappait davantage, les voyageurs s'y attardaient avec plus de complaisance. Montons donc avec eux sur un de ces chars à bancs que nous décrit entre autres le bon Le Quinio, l'intéressant auteur d'un voyage dans le Jura doublement dédié "au tonnerre" et "au premier consul", véhicules légers, simples et pratiques avec leurs roues très basses et, comme siège, une longue planche de sapin où Comtois et Comtoises s'asseyaient sans façon, tous sur une seule ligne, tous faisant face du même coté, les pieds sur une planchette mobile tenues par deux courroies, le dos sur une perche dépourvue de ressorts. Des bords de la Saône, aux crêtes du Haut Jura par les chemins mal tracés, c'est le moyen pratique de s'élever aisément. Voici la plaine d'abord, la basse plaine, avec ses champs, ses prés verts, ses étangs nombreux et ses rivières.

Entre deux monts

Ce qui n'a pas changé, c'est l'aspect général, l'alternance des cultures et des bois sur les terres profondes et les "cailloutis", le climat un peu humide, l'air un peu lourd, un peu "touffe" comme on dit, l'aisance riante des bourgades paisibles et tout autour d'elles ces plantureux terroirs qui semblaient des jardins : tout y poussait à l'envie, le froment, le seigle, l'avoine, l'orge; et c'était encore des champs de pommes de terre, de trèfles, de luzerne et de cette navette dont l'huile servait pour la cuisine et l'éclairage, le marc pour l'engrais tandis que les hautes tiges de maïs poussaient dru entremêlées de haricots ou de citrouilles; bordées de choux ou de chanvre en bouquet. Le maïs, le "turquis" comme on dit en Comté, c'était la plante Jurassienne par excellence, et plus on descendait vers le sud, vers le soleil méridional, plus il tenait de la place dans la campagne. Sous les toits en saillies des maisons, le long des balcons de bois et des appentis pittoresques, ces beaux épis bien mûrs et d'un jaune éclatant séchaient au vent en longues guirlandes d'un aspect singulièrement original.

La plante même, de ses grains et de ses feuilles abondantes nourrissait également les hommes et les bêtes, engendrait l'élevage de belles poulardes bressanes, facilitait la nourriture d'un bétail opulent, si nombreux que dans ce pays de tanneries, aux environs de St Amour et d'Arinthod, les paysans s'affublaient tous de longs tabliers de peau rousse qu'ils se passaient au cou, au grand scandale du bon Le Quinio : n'est il pas mal plaisant de songer en effet "à la puante fabrication" des cuirs" plutôt qu'au "travail agréable et parfumé des foins".

La délicatesse du voyageur s'accommode mieux, heureusement, du costume des femmes. Il nous les montre coiffées d'un petit chapeau en feutre noir attaché sous le chignon par un ruban, c'est à peu près le chapeau bressan, et vêtues d'une robe bleue à taille courte extrêmement plissée à la ceinture, garnie de galons de drap ou de soie et laissant la jambe découverte à moitié, c'était sans contredit de quoi faire oublier les tabliers de peau ! seulement, là encore, les habitations basses, aux murs de terre ou de pisé, aux toits de chaume inclinés, sentaient la misère. Les étangs multiples où s'élevaient surtout la carpe et le brochet, répandaient fréquemment la fièvre dans les villages; le régime de vie demeurait assez rude: gaudes de maïs le matin, au lever pour le réveil; soupe et lard à midi, avec pain de froment et de seigle pour les riches, de sarrasin mêlé de maïs et de pommes de terre, ou de maïs et de citrouille pour les pauvres; à quatre heures, du pain et du fromage; le soir soupe, pain et lard. En somme le régime des laboureurs de la Haute-Saône.