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Nos
anciens ne perdaient rien. Les fruits qui ne pouvaient être
ni consommés frais, ni conservés, ni transformés
en confitures, étaient distillés. C'était le
sort en particulier des prunes et des pommes qui sortent du verger,
ou des bois comme les plousses et les buchines.
Ces
fruits étaient hachés à l'aide du coupe-racines,
puis placés dans une cuve ou un tonneau que l'on rangeait à
l'étable. C'est en effet là que la température
était la plus constante.
Les
fruits fermentaient durant une quarantaine de jours pendant lesquels
il fallait surveiller, écumer, remuer puis fermer le mieux
possible. On devait passer à la recette des impôts pour
déclarer la quantité à distiller, la date, l'heure
et le lieu de distillation et pour finir, se rendre à l'alambic.
Commençait
alors un moment de grande attention : verser le produit fermenté
dans la cuve, allumer et surveiller le feu. Il s'agissait de ne pas brûler, peser le degré d'alcool, repasser la première
cuite sortie à un degré trop faible, et arrêter
la suivante au bon moment, environ 53 degrés. Enfin, évacuer
les résidus mal odorants et laisser la place au suivant. Le
moment était dur, car il avait bien fallu goutter le résultat,
d'autant plus efficace qu'il était chaud et que les effluves
suffisaient déjà à elles seules, à enivrer.
C'était justement le moment où il fallait rester sur
ses gardes, car le "rat de cave" pouvait arriver
à tout moment et l'amende était sévère
pour celui qui avait dissimulé une partie de sa goutte. Plus
grave encore, le fraudeur surpris était couvert de ridicule.
Voici
ci-dessous, un article sur la goutte et ses acteurs, tiré du
"Progrès" du 6 novembre 1994.
La
Java du "Chauffe-Coeur"
"Goûte
celle-là, c'est de la bonne". Un peu partout dans
le Jura, les bouilleurs de crus retroussent les manches pour, dans
les alambics, sortir une prune, une poire, ou un alcool de pomme,
aptes à flatter le meilleur du palais. Seul petit hic, la distillation
est encadrée par des textes réglementaires très
stricts et le service des douanes est là pour éviter
les dérapages ...
Si
le progrès technique a quelquefois révolutionné
les pratiques de la vinification, le processus de la distillation
demeure un art depuis longtemps maitrisé. Pascal Tissot qui
consacre ses hivers à transformer des centaines d'hectolitres
de marc ne voudrait rien changer de son alambic "Blavier"
fabriqué en 1934 et ancien compagnon de Joseph Richard, un
autre père de l'art distillatoire. Ce système à
vapeur, qui existait déjà au début du XXe siècle,
produit des résultats étonnants et lorsqu'il est domestiqué,
les vignerons reconnaissent qu'il donne un marc de grande qualité
et irréprochable. Si le créateur de la "Brûlerie
du Revermont" continue à développer son activité
grâce à la relance de la production de macvin, il se
montre aussi un ardent défenseur des bouilleurs de cru et des
petits alambics communaux qui entretiennent dans nos villages, des
traditions ancrées dans notre culture locale.
L'oncle
Auguste est arrivé tôt ce matin pour "faire son
privilège". Outre son tonneau contenant les pulpes
et autres résidus du pressoir qui sentent bon le vin, le grand-père
avait réservé quelques "noeuds de charmille"
et fabriqué les buchettes destinées à contrôler
et entretenir le feu. Avant de déposer avec soin le marc de
couleur paille brûlée et un peu humide, dans le vase
de cuivre, il a recouvert le fond d'un léger lit de paille
de blé. "C'est pour éviter que ça colle"
explique-t-il en ajoutant que d'autres préfèrent un
sac de jute ou tout simplement une chaîne d'attelage ! Après
avoir recouvert le récipient de son "bonnet"
qui enverra la vapeur dans le refroidisseur, l'Auguste attend que
le clocher égrène "les six coups" de l'heure
qui l'autorise à allumer le foyer. Auparavant, il a rempli
la "littérature des registres de contrôle car,
dit-il, une erreur de virgule peut vous coûter cher !".
Le feu va bon train et dès que les premières gouttes
parviennent au bac de l'alambic, il ne peut s'empêcher de goûter
à cette blanquette aux reflets bleus qui produit un merveilleux
filet uniforme "Elle est à 25 et peut-être plus",
murmure-t-il d'un ton satisfait.
Ce
distillat récupéré dans quelques seillons auquel
il ajoute même le reste de blanquette de l'année précédente
(chut ... c'est interdit !) notre maître distillateur prépare
la repasse. "C'est ce qu'on appelle la bonne chauffe et là,
c'est beaucoup plus délicat !". Il a ralenti son feu
et posé sur les braises, deux têtes de charmilles qui
devraient suffir à conserver la chaleur sous le réservoir
de cuivre. Les amis commencent à se rassembler autour de l'alambic;
l'un d'eux s'est même fait réprimander lorsqu'il a caressé
le chapeau car ce léger changement de température, aurait
pu lui "casser sa goutte". Les premiers verres sortent
à 75 degrés ... "Ca c'est le dragon ! Autrefois,
on les mettait de côté pour frotter le nombril du veau
... c'est un antiseptique !". Mais après avoir détourné
ces quelques décilitres, l'Auguste a passé sa main sous
le filet et en humant le bel arôme, s'est contenté de
regarder ses hôtes comme pour leur dire "à vous
de juger !". Chacun a bu au même verre, ajoutant son
commentaire.
Le
vieux surveillait son brasier tranquille et scrutait le filet qui
"éprouvait" dans le décalitre. "Tant
qu'elle éprouve, c'est à dire, que les bulles vont toucher
le bord, c'est qu'elle fait 52 ou 54 degrés ... Quand elle
reviendra "blanquette" elle "sautrale", elle ne
produit plus de bulles". Aussitôt, il la récupèra
dans un autre récipient pour l'année prochaine. Il avait
un peu dépassé son privilège, mais 25 litres
au lieu de 19, "c'est normal pour un français honnête
!".
Le
cérémonial n'était pas terminé, car l'Auguste
avait détourné les saucisses qui avaient cuites dans
le marc. Ces habitués n'avaient pas été invités,
car ces gens-là, vous êtes toujours les bienvenus ...
excepté si ...
En
janvier 1993 avec l'ouverture du grand marché, le services
des Douanes s'est vu confier le contrôle de la distillation
qui auparavant était du ressort de l'administration des Impôts.
Ce transfert de compétence a changé quelque peu les
habitudes mais surtout les hommes découvrant là, une
manière nouvelle "corsetée" dans des textes
réglementaires très stricts. Les Douanes ont donc procédé
à un véritable état des lieux de la distillation
en recensant dans un premier temps, le parc existant des alambics.
Mille
quatre cent quatre vingt six alambics étaient répertoriés
dans le département en 1994, tous munis d'une véritable
carte d'identité avec le matricule qui les accompagne de leur
naissance à leur mort. On peut les diviser en quatre familles,
M. Tissot de Nevy sur Seille et la société Henri Maire
à Arbois, sont les seuls distillateurs professionnels, mais
il existe également les ateliers publics où l'alambic
est propriété de la commune, les brûleries syndicales
regroupant selon le statut d'une association, différents bouilleurs
de crus et enfin, les alambics privés représentant presque
la moitié du parc.
On
produit dans le Jura environ 60000 litres d'alcool dont 50% de marc
ayant trouvé un débouché économique considérable
avec la commercialisation sous forme d'appellation d'origine contrôlée
du macvin, le reste de la production concerne la distillation de fruits,
pommes, poires, prunes en premier lieu.
Sans
doute faut-il remonter très loin dans le temps, pour retrouver
les origines du droit de bouilleurs de crus. Toujours est-il, que
tout jurassien peut distiller sa propre "gnôle"
à une condition essentielle toutefois : être propriétaire
de sa production. Pas question donc d'acheter sur le marché
des kilos de fruits dans l'espoir de les convertir en liquide. A cette
première obligation, s'ajoute une seconde et pas des moindres.
Le bouilleur d'occasion, propriétaire de vergers, devra s'acquitter
d'une taxe de 90 francs par litre distillé d'alcool pur, autrement
dit, il lui en reviendra à 45 francs pour une bouteille de
prune ...
Il
existe toutefois des bouilleurs dits "privilégiés".
Ils étaient 7087 en 1994, à en jouir, mais leur nombre
diminue inévitablement car ce droit n'est pas transmissible
à la suite d'une loi adoptée dans les années
soixante. Privilège ? Bien sûr, dans la mesure où
ils bénéficient d'une franchise de dix litres d'alcool
pur (soit 20 bouteilles). Sachant qu'un bouilleur privilégié
jusqu'à sa mort, a la possibilité de délivrer
une procuration à un autre distillateur, on imagine bien que
des veuves notamment, n'ayant jamais goûté à la
blanquette, font ici et là, l'objet de sérieuses sollicitations.
Une
chose est sûre, l'alambic aussi bien pour son détenteur
que pour les Douanes est un objet sacré, à telle enseigne,
que ces dernières en surveillent avec soin le devenir. Le titre
perdu, l'objet ne peut pas même espérer connaître
une seconde vie, car sa revente est interdite. Pas question donc légalement
et même percé, d'en acheter un chez un brocanteur ou
même l'exposer dans une vitrine comme objet décoratif.
A telle enseigne qu'un chausseur lédonien ayant eu l'idée
d'en orner sa vitine, s'est fait taper sur les doigts.
La
resquille a toujours fait partie du folklore et bien des cartes postales
ou dessins humoristiques attestent de la petite guerre que se menaient
les "bracos de la gnôle" et les "rats
de cave". Dans quel village n'évoque-t-on pas, telle
ou telle descente de fonctionnaires, lors d'un contrôle, avec
parfois un sourire en coin "ce jour-là, on les a bien
eu". Réalité ou légende ? Personne n'est
dupe de ce jeu du gendarme et des voleurs. Les Douanes, elles-mêmes,
ne crient pas à l'assassin. Mais les contrôles effectués
peuvent déboucher pour les contrevenants sur des ennuis considérables.
Distiller hors période et sans déclaration, peut conduire
à la saisie de la goutte mais aussi du moyen de transport,
quelques jours de prison ferme ainsi qu'une kyrielle d'amendes. De
quoi donner plus le tournis que le meilleur des marcs.
De
gouttes ... en goute
La
contrebande a connu son apogée au début du XXe siècle,
et certaines anecdotes savoureuses ont été distillées
par les acteurs eux-mêmes mais aussi, comme celle-ci, par un
inspecteur qui a consacré de longues années de sa carrière
au contrôle des alcools.
Cheval
fidèle
C'était
dans la région de Sellières, un soir, alors que la nuit
était tombée. Notre inspecteur et son acolyte intercepte
un attelage qui transporte des fûts; à peine arrêté
les deux occupants sautent et s'enfuient dans le bois laissant aux
deux "rats de cave" en service le soin de constater
le délit sans avoir identifié les deux contrevenants.
Après une nuit passée avec le cheval a proximité
de la gendarmerie du lieu, notre inspecteur a choisi de placer la
bête sur le chemin et, sans tenir les guides, l'animal s'est
chargé de reconduire nos deux "gabelous"
jusqu'à la ferme à l'entrée du village voisin.
Son propriétaire surpris et le souffle court ne put que s'exclamer
"c'était mon cheval mais il y a quinze jours que je
l'ai vendu". L'instruction du dossier a prouvé le
contraire.
Un
contrebandier honnête
C'est
ainsi que notre inspecteur qualifie l'un des plus célèbres
transporteur d'eau de vie de la région de Voiteur. Il a écoulé
durant des années l'essentiel de la production du village voisin.
Tous les moyens étaient bons en commençant par les vessies
de porc qui épousaient parfaitement la forme des sacoches de
sa moto. Le matin et le soir il utilisait sa bouille à lait,
solidement accrochée sur ses épaules et vers la fin
il avait pu s'acheter une voiture qu'il a du abandonner une nuit dans
les environs de Crançot avec le précieux liquide. Lorsque
le lendemain, la maréchaussée s'est présentée
à son domicile, il a feint de découvrir le vol de son
véhicule et aussitôt, a fait entrer les gendarmes dans
sa cuisine pour déposer plainte pour vol de voiture. L'inspecteur
qui a réussi à retrouver et à consulter son carnet
de comptes, ajoute : c'était un contrebandier honnête
qui achetait 3 francs et revendait 4 francs après transport
"dans la zone de feu".
De
l'eau de rose au vieux marc
Bien
que le premier traité sur la distillation remonte à
1311, sous la signature d'Arnaud de Villeneuve, un Français
médecin du pape, l'art et le principe dateraient de plus de
3000 ans ... à l'époque où les Perses fabriquaient
l'eau de rose. Les Grecs d'Alexandre décrivaient les premiers
vases distillatoires, quant aux Arabes, ils seraient à l'origine
du mot "al'inbiq".
Au
Moyen-Age, les moines, les alchimistes et autres apothicaires améliorèrent
les appareils et la technique pour préparer les médicaments
et les premiers alcools destinés à la consommation.
Malgré ces origines lointaines, ce n'est qu'en 1942 que les
eaux de vie et autres marcs feront l'objet d'une reconnaissance officielle
dans notre région après les nombreux épisodes
qui ont marqué deux siècles d'affaires autour d'un drôle
de privilège !
Excès
de zèle
Du
côté de Château-Chalon, les vignerons se rapellent
de M.B., ce receveur local chargé de délivrer les papiers
destinés au contrôle de la distillation, qui exigeait
que le vigneron rapporte chaque soir le "bonnet"
de l'alambic à l'heure dite. Ainsi la pièce manquante
empêchait toute dérive.
J'suis
des vôtres
Autour
d'Arbois, un brave homme qui avait demandé à profiter
de sa retraite de receveur local (laquelle indemnité était
très faible) venait à l'alambic partager quelques plaisirs
que lui permettaient l'occasion. Et comme pour rassurer ses amis vignerons,
il les interpellait en disant "Vous savez, j'suis des vôtres,
si les gabelous arrivent, vous me laisserez leur causer".
Une façon comme une autre de changer de rôle.
Vive
la liberté du vin et de l'alambic
Les
taxes et autres impôts qui depuis longtemps sanctionnent le
"droit de bouillir" sont à l'origine de nombreux
évènements souvent conflictuels mais qui ont réussi
à faire l'unanimité au sein de cette profession. En
septembre 1830, les vignerons d'Arbois qui avaient cherché
à prendre les "rats de cave" en otage, brûlèrent
les papiers de régie sur la place publique. En 1905, après
la série de désastres qui se sont abattus sur leurs
vignes, les Arboisiens lancent la grève de l'impôt. Réduits
à la plus noire des misères, les vignerons revendiquent
"la liberté de l'alambic et la libre circulation des
produits de la vigne, à l'égal des autres produits de
l'agriculture". Unis et déterminés, ils se
gaussent du fisc dans des chansons narquoises, obligeant ses agents
à céder aux nombreuses pressions. Le 27 février
1906, le parlement français votait le rétablissement
du "droit des bouilleurs de cru". Alexis Arpin et
ses compagnons acceptaient la "trève de la grève
de l'impôt" qui devait rebondir peu de temps après
!
A
réveiller un mort
Il
est bien loin le temps où nos aïeux considéraient
que le "quartaut" suffirait à la consommation
annuelle du maître de maison. En effet, il n'est point de village
où l'on évoque l'Octave, le Léon ou le Jeannot
se servant avant même le café du matin, un bol de goutte
chargé de réveiller l'organisme. 50 à 60 litres,
c'était la quantité d'eau de vie nécessaire pour
couvrir les besoins de l'année. Il est vrai que le travail
était très épuisant. Un diététicien
ayant cotoyé ces gens qui continuaient un "régime"
légèrement aménagé au-delà des
80 ans, supposait que le "jus de l'alambic concluait un mariage
heureux avec le pain et surtout le lard très gras"
à la base de la nourriture en ce temps-là ! Ce dernier
témoignait par ailleurs que sa propre grand-mère "originaire
d'une famille pauvre comme job" allait en "champ
les cochons" à l'âge de 9 ou 10 ans avec pour
tout casse-croûte, un morceau de pain trempé dans la
goutte !
Marc
de Noël
Dans
un village du revermont, un vigneron bien renseigné sur la
pratique religieuse assidue d'un "rat de cave" fort
craint, avait décidé de distiller la nuit de Noël.
Mal lui en a pris car il avait oublié que l'alambic communal
jouxtait l'église ... ce sont les paroissiens du bourg qui
à la sortie de la messe de minuit ont profité des odeurs
qui se dégageaient du lieu. Ce n'était pas un miracle
ni une hallucination mais des odeurs riches en esters et alcools supérieurs.
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