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L'Alambic

placez la souris sur le texte pour arrêter le défilement

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de l’heure.

Mais ils ne sortirent pas tout de suite; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool.

L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre; pas une fumée ne s’échappait; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler.

Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud, l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d’un frisson, recula; et elle tâchait de sourire, en murmurant : "C’est bête, ça me fait froid, cette machine ... la boisson me fait froid ! ".

Emile Zola, "l'Assommoir", Chapitre II



Nos anciens ne perdaient rien. Les fruits qui ne pouvaient être ni consommés frais, ni conservés, ni transformés en confitures, étaient distillés. C'était le sort en particulier des prunes et des pommes qui sortent du verger, ou des bois comme les plousses et les buchines.

Ces fruits étaient hachés à l'aide du coupe-racines, puis placés dans une cuve ou un tonneau que l'on rangeait à l'étable. C'est en effet là que la température était la plus constante.

Les fruits fermentaient durant une quarantaine de jours pendant lesquels il fallait surveiller, écumer, remuer puis fermer le mieux possible. On devait passer à la recette des impôts pour déclarer la quantité à distiller, la date, l'heure et le lieu de distillation et pour finir, se rendre à l'alambic.

Commençait alors un moment de grande attention : verser le produit fermenté dans la cuve, allumer et surveiller le feu. Il s'agissait de ne pas brûler, peser le degré d'alcool, repasser la première cuite sortie à un degré trop faible, et arrêter la suivante au bon moment, environ 53 degrés. Enfin, évacuer les résidus mal odorants et laisser la place au suivant. Le moment était dur, car il avait bien fallu goutter le résultat, d'autant plus efficace qu'il était chaud et que les effluves suffisaient déjà à elles seules, à enivrer. C'était justement le moment où il fallait rester sur ses gardes, car le "rat de cave" pouvait arriver à tout moment et l'amende était sévère pour celui qui avait dissimulé une partie de sa goutte. Plus grave encore, le fraudeur surpris était couvert de ridicule.

Voici ci-dessous, un article sur la goutte et ses acteurs, tiré du "Progrès" du 6 novembre 1994.


menu La Java du "Chauffe-Coeur"

"Goûte celle-là, c'est de la bonne". Un peu partout dans le Jura, les bouilleurs de crus retroussent les manches pour, dans les alambics, sortir une prune, une poire, ou un alcool de pomme, aptes à flatter le meilleur du palais. Seul petit hic, la distillation est encadrée par des textes réglementaires très stricts et le service des douanes est là pour éviter les dérapages ...

Si le progrès technique a quelquefois révolutionné les pratiques de la vinification, le processus de la distillation demeure un art depuis longtemps maitrisé. Pascal Tissot qui consacre ses hivers à transformer des centaines d'hectolitres de marc ne voudrait rien changer de son alambic "Blavier" fabriqué en 1934 et ancien compagnon de Joseph Richard, un autre père de l'art distillatoire. Ce système à vapeur, qui existait déjà au début du XXe siècle, produit des résultats étonnants et lorsqu'il est domestiqué, les vignerons reconnaissent qu'il donne un marc de grande qualité et irréprochable. Si le créateur de la "Brûlerie du Revermont" continue à développer son activité grâce à la relance de la production de macvin, il se montre aussi un ardent défenseur des bouilleurs de cru et des petits alambics communaux qui entretiennent dans nos villages, des traditions ancrées dans notre culture locale.

L'oncle Auguste est arrivé tôt ce matin pour "faire son privilège". Outre son tonneau contenant les pulpes et autres résidus du pressoir qui sentent bon le vin, le grand-père avait réservé quelques "noeuds de charmille" et fabriqué les buchettes destinées à contrôler et entretenir le feu. Avant de déposer avec soin le marc de couleur paille brûlée et un peu humide, dans le vase de cuivre, il a recouvert le fond d'un léger lit de paille de blé. "C'est pour éviter que ça colle" explique-t-il en ajoutant que d'autres préfèrent un sac de jute ou tout simplement une chaîne d'attelage ! Après avoir recouvert le récipient de son "bonnet" qui enverra la vapeur dans le refroidisseur, l'Auguste attend que le clocher égrène "les six coups" de l'heure qui l'autorise à allumer le foyer. Auparavant, il a rempli la "littérature des registres de contrôle car, dit-il, une erreur de virgule peut vous coûter cher !". Le feu va bon train et dès que les premières gouttes parviennent au bac de l'alambic, il ne peut s'empêcher de goûter à cette blanquette aux reflets bleus qui produit un merveilleux filet uniforme "Elle est à 25 et peut-être plus", murmure-t-il d'un ton satisfait.

Ce distillat récupéré dans quelques seillons auquel il ajoute même le reste de blanquette de l'année précédente (chut ... c'est interdit !) notre maître distillateur prépare la repasse. "C'est ce qu'on appelle la bonne chauffe et là, c'est beaucoup plus délicat !". Il a ralenti son feu et posé sur les braises, deux têtes de charmilles qui devraient suffir à conserver la chaleur sous le réservoir de cuivre. Les amis commencent à se rassembler autour de l'alambic; l'un d'eux s'est même fait réprimander lorsqu'il a caressé le chapeau car ce léger changement de température, aurait pu lui "casser sa goutte". Les premiers verres sortent à 75 degrés ... "Ca c'est le dragon ! Autrefois, on les mettait de côté pour frotter le nombril du veau ... c'est un antiseptique !". Mais après avoir détourné ces quelques décilitres, l'Auguste a passé sa main sous le filet et en humant le bel arôme, s'est contenté de regarder ses hôtes comme pour leur dire "à vous de juger !". Chacun a bu au même verre, ajoutant son commentaire.

Le vieux surveillait son brasier tranquille et scrutait le filet qui "éprouvait" dans le décalitre. "Tant qu'elle éprouve, c'est à dire, que les bulles vont toucher le bord, c'est qu'elle fait 52 ou 54 degrés ... Quand elle reviendra "blanquette" elle "sautrale", elle ne produit plus de bulles". Aussitôt, il la récupèra dans un autre récipient pour l'année prochaine. Il avait un peu dépassé son privilège, mais 25 litres au lieu de 19, "c'est normal pour un français honnête !".

Le cérémonial n'était pas terminé, car l'Auguste avait détourné les saucisses qui avaient cuites dans le marc. Ces habitués n'avaient pas été invités, car ces gens-là, vous êtes toujours les bienvenus ... excepté si ...

En janvier 1993 avec l'ouverture du grand marché, le services des Douanes s'est vu confier le contrôle de la distillation qui auparavant était du ressort de l'administration des Impôts. Ce transfert de compétence a changé quelque peu les habitudes mais surtout les hommes découvrant là, une manière nouvelle "corsetée" dans des textes réglementaires très stricts. Les Douanes ont donc procédé à un véritable état des lieux de la distillation en recensant dans un premier temps, le parc existant des alambics.

Mille quatre cent quatre vingt six alambics étaient répertoriés dans le département en 1994, tous munis d'une véritable carte d'identité avec le matricule qui les accompagne de leur naissance à leur mort. On peut les diviser en quatre familles, M. Tissot de Nevy sur Seille et la société Henri Maire à Arbois, sont les seuls distillateurs professionnels, mais il existe également les ateliers publics où l'alambic est propriété de la commune, les brûleries syndicales regroupant selon le statut d'une association, différents bouilleurs de crus et enfin, les alambics privés représentant presque la moitié du parc.

On produit dans le Jura environ 60000 litres d'alcool dont 50% de marc ayant trouvé un débouché économique considérable avec la commercialisation sous forme d'appellation d'origine contrôlée du macvin, le reste de la production concerne la distillation de fruits, pommes, poires, prunes en premier lieu.

Sans doute faut-il remonter très loin dans le temps, pour retrouver les origines du droit de bouilleurs de crus. Toujours est-il, que tout jurassien peut distiller sa propre "gnôle" à une condition essentielle toutefois : être propriétaire de sa production. Pas question donc d'acheter sur le marché des kilos de fruits dans l'espoir de les convertir en liquide. A cette première obligation, s'ajoute une seconde et pas des moindres. Le bouilleur d'occasion, propriétaire de vergers, devra s'acquitter d'une taxe de 90 francs par litre distillé d'alcool pur, autrement dit, il lui en reviendra à 45 francs pour une bouteille de prune ...

Il existe toutefois des bouilleurs dits "privilégiés". Ils étaient 7087 en 1994, à en jouir, mais leur nombre diminue inévitablement car ce droit n'est pas transmissible à la suite d'une loi adoptée dans les années soixante. Privilège ? Bien sûr, dans la mesure où ils bénéficient d'une franchise de dix litres d'alcool pur (soit 20 bouteilles). Sachant qu'un bouilleur privilégié jusqu'à sa mort, a la possibilité de délivrer une procuration à un autre distillateur, on imagine bien que des veuves notamment, n'ayant jamais goûté à la blanquette, font ici et là, l'objet de sérieuses sollicitations.

Une chose est sûre, l'alambic aussi bien pour son détenteur que pour les Douanes est un objet sacré, à telle enseigne, que ces dernières en surveillent avec soin le devenir. Le titre perdu, l'objet ne peut pas même espérer connaître une seconde vie, car sa revente est interdite. Pas question donc légalement et même percé, d'en acheter un chez un brocanteur ou même l'exposer dans une vitrine comme objet décoratif. A telle enseigne qu'un chausseur lédonien ayant eu l'idée d'en orner sa vitine, s'est fait taper sur les doigts.

La resquille a toujours fait partie du folklore et bien des cartes postales ou dessins humoristiques attestent de la petite guerre que se menaient les "bracos de la gnôle" et les "rats de cave". Dans quel village n'évoque-t-on pas, telle ou telle descente de fonctionnaires, lors d'un contrôle, avec parfois un sourire en coin "ce jour-là, on les a bien eu". Réalité ou légende ? Personne n'est dupe de ce jeu du gendarme et des voleurs. Les Douanes, elles-mêmes, ne crient pas à l'assassin. Mais les contrôles effectués peuvent déboucher pour les contrevenants sur des ennuis considérables. Distiller hors période et sans déclaration, peut conduire à la saisie de la goutte mais aussi du moyen de transport, quelques jours de prison ferme ainsi qu'une kyrielle d'amendes. De quoi donner plus le tournis que le meilleur des marcs.


menuDe gouttes ... en goute

La contrebande a connu son apogée au début du XXe siècle, et certaines anecdotes savoureuses ont été distillées par les acteurs eux-mêmes mais aussi, comme celle-ci, par un inspecteur qui a consacré de longues années de sa carrière au contrôle des alcools.

Cheval fidèle

C'était dans la région de Sellières, un soir, alors que la nuit était tombée. Notre inspecteur et son acolyte intercepte un attelage qui transporte des fûts; à peine arrêté les deux occupants sautent et s'enfuient dans le bois laissant aux deux "rats de cave" en service le soin de constater le délit sans avoir identifié les deux contrevenants. Après une nuit passée avec le cheval a proximité de la gendarmerie du lieu, notre inspecteur a choisi de placer la bête sur le chemin et, sans tenir les guides, l'animal s'est chargé de reconduire nos deux "gabelous" jusqu'à la ferme à l'entrée du village voisin. Son propriétaire surpris et le souffle court ne put que s'exclamer "c'était mon cheval mais il y a quinze jours que je l'ai vendu". L'instruction du dossier a prouvé le contraire.

Un contrebandier honnête

C'est ainsi que notre inspecteur qualifie l'un des plus célèbres transporteur d'eau de vie de la région de Voiteur. Il a écoulé durant des années l'essentiel de la production du village voisin. Tous les moyens étaient bons en commençant par les vessies de porc qui épousaient parfaitement la forme des sacoches de sa moto. Le matin et le soir il utilisait sa bouille à lait, solidement accrochée sur ses épaules et vers la fin il avait pu s'acheter une voiture qu'il a du abandonner une nuit dans les environs de Crançot avec le précieux liquide. Lorsque le lendemain, la maréchaussée s'est présentée à son domicile, il a feint de découvrir le vol de son véhicule et aussitôt, a fait entrer les gendarmes dans sa cuisine pour déposer plainte pour vol de voiture. L'inspecteur qui a réussi à retrouver et à consulter son carnet de comptes, ajoute : c'était un contrebandier honnête qui achetait 3 francs et revendait 4 francs après transport "dans la zone de feu".

De l'eau de rose au vieux marc

Bien que le premier traité sur la distillation remonte à 1311, sous la signature d'Arnaud de Villeneuve, un Français médecin du pape, l'art et le principe dateraient de plus de 3000 ans ... à l'époque où les Perses fabriquaient l'eau de rose. Les Grecs d'Alexandre décrivaient les premiers vases distillatoires, quant aux Arabes, ils seraient à l'origine du mot "al'inbiq".

Au Moyen-Age, les moines, les alchimistes et autres apothicaires améliorèrent les appareils et la technique pour préparer les médicaments et les premiers alcools destinés à la consommation. Malgré ces origines lointaines, ce n'est qu'en 1942 que les eaux de vie et autres marcs feront l'objet d'une reconnaissance officielle dans notre région après les nombreux épisodes qui ont marqué deux siècles d'affaires autour d'un drôle de privilège !

Excès de zèle

Du côté de Château-Chalon, les vignerons se rapellent de M.B., ce receveur local chargé de délivrer les papiers destinés au contrôle de la distillation, qui exigeait que le vigneron rapporte chaque soir le "bonnet" de l'alambic à l'heure dite. Ainsi la pièce manquante empêchait toute dérive.

J'suis des vôtres

Autour d'Arbois, un brave homme qui avait demandé à profiter de sa retraite de receveur local (laquelle indemnité était très faible) venait à l'alambic partager quelques plaisirs que lui permettaient l'occasion. Et comme pour rassurer ses amis vignerons, il les interpellait en disant "Vous savez, j'suis des vôtres, si les gabelous arrivent, vous me laisserez leur causer". Une façon comme une autre de changer de rôle.

Vive la liberté du vin et de l'alambic

Les taxes et autres impôts qui depuis longtemps sanctionnent le "droit de bouillir" sont à l'origine de nombreux évènements souvent conflictuels mais qui ont réussi à faire l'unanimité au sein de cette profession. En septembre 1830, les vignerons d'Arbois qui avaient cherché à prendre les "rats de cave" en otage, brûlèrent les papiers de régie sur la place publique. En 1905, après la série de désastres qui se sont abattus sur leurs vignes, les Arboisiens lancent la grève de l'impôt. Réduits à la plus noire des misères, les vignerons revendiquent "la liberté de l'alambic et la libre circulation des produits de la vigne, à l'égal des autres produits de l'agriculture". Unis et déterminés, ils se gaussent du fisc dans des chansons narquoises, obligeant ses agents à céder aux nombreuses pressions. Le 27 février 1906, le parlement français votait le rétablissement du "droit des bouilleurs de cru". Alexis Arpin et ses compagnons acceptaient la "trève de la grève de l'impôt" qui devait rebondir peu de temps après !

A réveiller un mort

Il est bien loin le temps où nos aïeux considéraient que le "quartaut" suffirait à la consommation annuelle du maître de maison. En effet, il n'est point de village où l'on évoque l'Octave, le Léon ou le Jeannot se servant avant même le café du matin, un bol de goutte chargé de réveiller l'organisme. 50 à 60 litres, c'était la quantité d'eau de vie nécessaire pour couvrir les besoins de l'année. Il est vrai que le travail était très épuisant. Un diététicien ayant cotoyé ces gens qui continuaient un "régime" légèrement aménagé au-delà des 80 ans, supposait que le "jus de l'alambic concluait un mariage heureux avec le pain et surtout le lard très gras" à la base de la nourriture en ce temps-là ! Ce dernier témoignait par ailleurs que sa propre grand-mère "originaire d'une famille pauvre comme job" allait en "champ les cochons" à l'âge de 9 ou 10 ans avec pour tout casse-croûte, un morceau de pain trempé dans la goutte !

Marc de Noël

Dans un village du revermont, un vigneron bien renseigné sur la pratique religieuse assidue d'un "rat de cave" fort craint, avait décidé de distiller la nuit de Noël. Mal lui en a pris car il avait oublié que l'alambic communal jouxtait l'église ... ce sont les paroissiens du bourg qui à la sortie de la messe de minuit ont profité des odeurs qui se dégageaient du lieu. Ce n'était pas un miracle ni une hallucination mais des odeurs riches en esters et alcools supérieurs.


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