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l'Antoine

texte extrait du numéro 217, de mars 1993, du "Jura Français"


Passés les huit cents mètres d'altitude, l'épicéa jurassien jette ses bataillons serrés à l'assaut du haut pays. Parvenus sur les ultimes crêtes d'alpage, avant la plongée, à contre pente, vers la Suisse, les arbres s'y essoufflent, chétifs, rabougris et laissent la place aux gentianes. C'est un pays de froidure, l'hiver y est obstiné.

Au coeur de cette Sibérie, une ferme, obstinée elle aussi, car il lui faut une belle constance pour tenir, isolée, derrière ses écailles de tavaillons délavés.

La nuit dernière, une menée (1) a aveuglé l'unique fenêtre de la cuisine. Pour la dégager, l'Antoine a dû tailler, à la pelle, un long couloir de neige. Une lumière diaphane y pénètre et souligne, derrière la croisée, les contours d'un ancien tour d'horloger, puis va se perdre dans l'obscurité naissante de la cuisine. Le soir tombe tôt en février. La cuisinière ronronne sous la poussée des rafales de vent. Le baromètre a chuté brutalement. Ce baromètre que l'Antoine a fabriqué lui-même, à partir d'une branchette morte de sapin, longue de 20 centimètres, fixée par 2 petits clous à un bout sur une planchette. Une fois étalonnée, l'extrémité libre indique le beau, le variable ou le mauvais.

L'Antoine râcle sa gorge de catarrheux :

- Y viendra plus ce soir ! La tourmente se lève ! Faut pas t'émeiller (2) la Mère !

L'Irma, collée à la fenêtre pour mieux voir la chaussette qu'elle ravaude sur un oeuf en buis, laisse échapper :

- P'tèt ben qu'oui !

Le silence revient ...

L'horloge comtoise peut reprendre sa comptine. Le meuble est le seul luxe de la pièce, meuble tout en hauteur, au fronton émaillé, aux hanches galbées. Avec le temps, le bois fruitier a pris sa belle patine (3). A chaque tic, le balancier cuivré permet au crochet d'une roue dentée de s'échapper jusqu'au tac du cliquet d'arrêt; là est ramassée toute la science industrieuse du Comtois.

La pénombre s'épaissit. L'Antoine se décide à allumer la lampe à pétrole. Par atavisme, il sait qu'on ne doit pas "brûler le jour". Pour calmer son attente, il s'empare machinalement de sa plane (4), se met à l'affûter et à l'embruiller (5).

C'est que l'Antoine est sanglier de père en fils, il sait "lever" avec dextérité de fins bandeaux d'écorce d'épicéa sur de jeunes grumes en sève. Ce sont ces "sangles" qui, en ceinturant les vacherins à l'affinage, communiqueront à la pâte ce subtil goût de résine. Servi avec des "kartoufles" (6) et un vin bourru, le vacherin est un régal.

Les luthiers, à la recherche de bois de résonnance, connaissent bien l'Antoine. C'est que notre homme a du gingin (7) pour déceler la conductibilité acoustique d'un bois. En posant son ognon à l'une des extrémités d'une bille d'épicéa, il sait interpréter la réponse plus ou moins sonore du tic-tac à l'autre extrémité.

Comme la plupart des hauts-jurassiens, en se mariant, l'Antoine pensait à quatre enfants.

L'aîné pour en faire un héritier; le second, un contrebandier; le troisième, un douanier; le quatrième, un curé. Voeu exaucé, à ceci près que le cadet a opté pour le pied poudreux de l'aventure. Refusant le goupillon il avait alors asséné son choix avec la force tranchante du bûcheron, et c'est ainsi que cette forte tête bourlingua pendant 21 ans comme sapeur à la Légion Etrangère. C'est lui qui revient ce soir au pays, nanti d'une retraite de caporal chef. C'est lui que le vieux couple attendait. C'est lui qu'on attend plus puisque la tourmente est venue tout chambouler.

La demie de 20 heures vient de sonner lorsque ... Oh ! surprise ! ... le légionnaire fait irruption dans la cuisine sous la poussée d'une rafale de neige.

Embrassades. Ici la tradition oblige le doublé rituel sur les joues. Le fils s'ébroue puis vient s'assoir dans le fauteuil qu'on lui présente tout près du feu.

21 ans d'absence créent de la distance, et de l'oubli.

L'Irma se met à donner des nouvelles de la parentèle. Elle d'ordinaire coite dans l'ombre de l'Antoine, en est toute étonnée et presque essoufflée. Le père a sorti la bouteille de gentiane. La satisfaction se lit sur la trogne couperosée du fils.

Dès le 2ème verre, ce découvreur de terres lointaine se met à raconter, à raconter ... Tant d'exotisme a conquis le vieux couple sédentaire. Les rasades se succèdent.

C'est alors que le légionnaire extirpe de sa poche un objet surprenant qu'il pose, désinvolte, sur la toile cirée. C'est un scalp ! explique-t-il. Un trophée d'Amazonie, la peau est racornie, les cheveux noir jais.

- Je l'ai acheté dans un bar en Guyane ! Un sorcier de l'Orénoque y a jeté un charme ... oui un charme ! Si tu tiens le scalp à mains jointes et si tu y penses fort, ton voeu sera exaucé !

L'Antoine, partagé entre la curiosité et le soulagement, descend à la cave chercher une bouteille d'Arbois.

Dans un mouvement d'épaule sceptique, l'Irma qui met le couvert et trempe la soupe, a négligemment posé le talisman sur le bahut. Qu'importe ! Le légionnaire a déjà rebondit vers d'autres horizons, le voici parachutant ses "vieux" sur Kolwezi ... Le repas s'étire, les aventures du fils aussi. On se couchera à "point d'heure" ce soir.

Mais l'Antoine est ce cette race des "Comtois tête de bois". Pour cet homme du qutidien, l'insolite est dérangeant, il en est tout cacouillé (8). Le scalp tourne dans sa tête comme le ferait la cueillère coupante de sa tarière dnas l'ébauche d'un sabot. Et c'est en pantet (9) qu'il quitte le lit et atteint la rampe d'escalier.

- Qu'est ce qui t'prend à c't'heure ! Ravonne l'Irma.

- J'ai oublié le chien. Y tiendrait pas la nuit dehors par un temps pareil !

La raison paraît pertinente, l'Irma se rendort. Arrivé à la cusine, l'Antoine avise le bahut, prend le scalp dans ses mains. Avec la ferveur d'un premier communiant, face à la bougie, il fait ce voeu insensé, jamais formulé mais présent tout au long de sa vie de labeur :

- Ah ! pouvoir devenir propriétaire de cette ferme que depuis 40 ans je loue à fonds perdus à Monsieur le Comte !

Le talisman vient de bouger dans sa main. Il a ressenti une décharge, la même qu'il encaisse parfois quand il bricole du 220 volts. Il essaie de ne pas paniquer mais son coeur bat la chamade. Une étreinte brève, violente vient de le broyer en irradiant vers le sternum.

Dans un long soupir emphysémateux, l'Antoine se raidit, chancelle et s'affaisse, terrassé ... Le battant de la chatière témoigne de la fuite précipitée du chat dans l'arrière cuisine. La bougie brûle ses dernières gouttes de cire à l'intérieur de la bobèche. Ombres vacillantes puis ultime clarté, plus vive; la bougie vient elle aussi de rendre flamme.


1) menée : congère

2) en patois : s'émeiller = se faire du soucis

3) le bois est toujours coupé en lunne descendante.

4) plane : outil à lame courbée munie à ses extrémités de 2 poignées

5) embruiller : graisser un outil de coupe avec un nombril de cochon

6) kartoufles : vient de l'allemand kartofeln.

7) gingin : ingénieux, astucieux, esprit.

8) cacouillard : sobriquet du fromager. Cacouiller : remuer le lait caillé.

9) pantet : chemise à longs pans qui descend jusqu'au mollet.


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