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Henri Bouchot

 


Henri Bouchot qui écrivait en 1890, a su observer et raconter les Francs Comtois. Certaines de ses observations restent d'une étonnante actualité. En voici trois parmi bien d'autres :


Quand les scienceux et les théoriciens n'avaient point pénétré dans la montagne, on avait des fruitières où d'inimitables "vachelins", des fromages façon gruyère se fabriquaient à bon compte, se vendaient à frais communs et laissaient une somme rondelette aux associés. Les habiles ont changé tout celà, les aisements de sapin ont été remplacés par des chaudières en cuivre luisantes comme des montres d'or, des thermomètres sont accrochés aux murs qui préviennent des moindres accidents de température.

Mais comme ni le cuivre, ni le vif-argent ne se récoltent sur les plateaux, voilà que l'industrie du bois se plaint, que les veillées d'hiver sont inoccupées.

Nozeroy

Et puis les gourmets vous expliqueront que les "meules" de l'ancien temps, confectionnées à la mode abandonnée aujourd'hui; avaient des yeux énormes, de grands yeux, signe d'une qualité supérieure. Les produits scientifiques au contraire, sont aveugles et "tout d'une venue", gras à faire peur, lourds, épais et sans goût.

"Trop de chimie, trop de théorie !", ce sont les gens du pays qui le disent, je ne fais que rapporter leurs paroles.

Si les vieilleries ont disparu toutes dans l'incendie de 1798 qui détruisit la ville, il reste les Messageries de Bouvet, le Laffite et Caillard immortel des routes jurassiennes; Champagnole a gardé ses pataches de l'ancien régime, ses provinciales carrioles jaunes, coiffées de cuir, ses conducteurs à l'humeur gaie, à la langue sèche, et les bouchons nombreux semés au coin des routes tortues. A chaque heure de la journée, une machine grinçante, traînée au galop par des chevaux mûrs, s'évade dans un formidable cliquetis de grelots, de jurons et de coups de fouet. Il en part pour le nord, pour le sud, pour l'orient et l'occident , les unes roulant dans la direction du bon pays, par Lons-le-Saunier, d'autres montant à Nozeroy et jusqu'aux sources du Doubs, les autres escaladant les masses du Haut Jura et fuyant de casse-cou en casse-cou à Saint-Laurent, à Morez, à Saint-Claude. Il les faut voir narguer les travaux babéliens d'un chemin de fer construit au flanc des roches, et qui ne se résout point à marcher. La vengeance des guimbardes centenaires, c'est de passer au pied des talus monstrueux repris d'année en année, ainsi qu'une toile de Pénélope, et jamais solides, de rencontrer à tout bout de précipice une amorce de ligne abandonnée par les ingénieurs, un pont effondré, un viaduc lézardé. Dieu sait pourtant combien ce railway d'alpiniste mettrait au rancart de voitures, sans compter les caravanes de grandvalliers sillonnant les côtes, corporation séculaire de charretiers encombrants, tenant le milieu des chaussées, dormant sur leurs sièges de coté, et conduisant d'énormes chevaux rouges ! Mais les montagnes protègent leurs amis; ceux-ci ont une manière de vous dire : "Ce ne sera pas encore pour cette année !" en regardant les tranchées du chemin de fer, qui vaut le mot du duc de Guise : "Ils n'oseraient !".

Et ailleurs Henri Bouchot écrit au sujet du Saugeais dont les habitants "n'admettront jamais d'être comparés aux Comtois comtoisants qui les enserrent"

"Le diable c'est qu'un chemin de fer étranger est venu traverser le pays vierge et y apporter les odeurs malsaines d'ailleurs". C'est la ligne que la Compagnie de Lyon a jetée sur ces friches pour relier Morteau à Pontarlier, une voie malencontreuse que la neige couvrira sept mois sur douze.

En disant adieu à cette inimitable caresse du Jura, la route s'en va quérir la coupe de montagnes par où l'Ain tombe du val de Sirod dans la tourmente d'en bas. C'est une nappe d'eau immense, écumante, déversée d'un bloc par deux chutes superposées, creusant un bassin au centre d'une forge noire et enfumée. L'usine est pareille aux autres, avec ses longues bâtisses sales, ses hautes cheminées, le grouillement d'une population noire. Ses chemins d'enfer sont pavés de scories, ses brouillards gris roulent un nuage à mi-hauteur des bois. L'homme s'est sottement attaqué à ce Tempé de jadis, il l'a empuanti de machines, éventré de chemins de fer, il en a fait le creux du diable.


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