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Le chalet modèle

Les chaudières étaient encore en bois


Chalet de Fort du Plasne (2005)

Il y avait, à Fort du Plasne, 2 chalets. Mais la jeunesse abandonnait les fermes, la quantité de lait diminuait chaque année, les frais de fabrication ne diminuaient pas. Un sociétaire quitta le chalet du coin d'Aval pour porter son lait à celui du centre. D'autres le suivirent, et le vieux chalet ne put fabriquer que des "séchons". Il y eut des procès, qu'il fallu payer. On finit par s'entendre et on décida enfin de construire un "chalet modèle". Il fut inauguré par le préfet accompagné de toutes les notabilités départementales, y compris un ministre et un membre de l'Institut. De tout temps, le Jura fut une pépinière d'hommes d'État et de savants. Un banquet de trois cents couverts fut servi sous la tente par Ripotot, de Champagnole, dont l'éloge n'est plus à faire. Les discours éloquents célébrèrent les progrès de la science agronomique, du machinisme et de la zootechnie. Toute la nuit on dansa, après le départ des autorités. Ce fut un événement. Les préoccupations tournées vers l'avenir détachèrent les esprits des anciennes querelles. Elles se rallumaient de temps en temps à l'auberge, parmi les ivrognes, mais leur archaïsme désuet n'intéressait plus personne.

Les vieux chalets invalides ne servirent plus, matin et soir, qu'à mesurer le lait des hameaux, aussitôt transporté au centre pour la fabrication d'énormes meules de gruyère et d'emmenthal. Finies, les longues flâneries des habitués, agrémentées d'interminables discussions. Le chalet-modèle, la gare, la poste, l'école firent entrer définitivement le pays dans le courant de la vie moderne.

Le fromager avait pris sa retraite, il méprisait les innovations. Il ne voulait pas entendre parler de calorifère, de rafraîchissoir, de moteur, d'écrémeuse à force centrifuge, pas même de thermomètre. Son bras lui suffisait, disait-il, pour apprécier la température de cuisson du lait.

Le chemin de fer avait tué le roulage. Les rouets disparaissaient avec les aïeules. Déjà surgissaient, sur les routes, les bicyclettes et les premières automobiles. On installait le téléphone à coté du télégraphe. Les villages commençaient à s'éclairer à l'électricité, alors que les anciens ne connaissaient que la lampe à huile.

Le chalet était centre de la vie politique, sociale et économique du village. Les sociétaires, matin et soir, au soleil levant et couchant, en toute saison, apportaient le lait par petits groupes, les uns sur leur tête comme Perrette, d'autres sur leur dos, dans des hottes étanches appelées bouilles, d'autres dans de simples bidons accrochés à chaque bras. Les exigences de l'équilibre redressaient les uns, courbaient et déjetaient les autres de pittoresque façon. C'était un moment de grande animation, de va-et-vient , de remue-ménage, qui groupait les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, ceux qui parlent et ceux qui écoutent , attendant patiemment leur tour d'être "mesurés" par le fromager. On l'appelait "le fruitier". Il se tenait debout près du pèse-lait, fixait l'aiguille du pouce quand elle achevait sa course sur le cadran chiffré, inscrivait l'apport de chacun à la craie rouge sur la taille.

Il avait la figure enluminée et joviale, encadrée d'une barbe touffue tirant sur le roux. Été comme hiver, il était nu-tête et en bras de chemise, les manches retroussées jusqu'à l'épaule, une large ceinture de flanelle rouge autour des reins. Il commençait sa journée à l'aurore, donnait à manger à ses chats auxquels il limait les dents pour qu'ils ne puissent mordre aux fromages, tout en attrapant les souris; il écrémait le lait de la veille, d'un geste lent de sa "pochette", mesurait celui du matin, le versait dans la chaudière, allumait le feu, mettait en présure, déjeunait, fabriquait sa pièce de gruyère et nettoyait tous ses ustensiles, qu'il tenait d'une propreté méticuleuse.

C'est du chalet que partaient les nouvelles qui se dispersaient en un clin d'oeil dans tout le village. On s'abordait en disant : "Quoi de neuf ?" La Bique constata sans peine que le neuf passait avant le vrai. Le mensonge joyeux, les facéties, les gasconnades assaisonnées à la sauce vinaigrette comtoise avaient un plein succès. On jugeait, comme partout, sur les apparences avec une tendance marquée à la moquerie, mais sans méchanceté. On ne voulait que s'égayer un peu aux dépens d'autrui, à la charge de revanche, égratigner sans mordre, avant de retourner à la monotonie silencieuse des occupations journalières.

Il va sans dire que la politique tenait une grande place dans les débats, surtout en période électorale. Les séances devenaient orageuses, comme au Parlement. Les affiches étaient lues et commentées avec passion. Quand, elles ne plaisaient pas à l'afficheur, il les collait à l'envers. Toutes les opinions étaient soutenues avec une âpre énergie et une farouche intolérance. L'adversaire, c'était l'ennemi. En ce temps là, les propriétaires, petits et grands, étaient conservateurs. Tout projet de réforme les alarmait. Celui qui possédait un lopin, une bicoque, avait peur que le voisin s'en emparât. Les buveurs pestaient contre les droits sur l'alcool, et les fumeurs contre le renchérissement du tabac de zone. Les femmes ne s'intéressaient qu'au prix du sucre et du café. Les anciens trouvaient que tout allait mal sous la République et que les fromages se vendaient mieux sous l'Empire. La mévente, c'était déjà la faute au gouvernement. Le père Brocard, qui avait le verbe haut en l'absence de sa femme, ne soufflait mot en sa présence. Les uns approuvaient toujours et les autres contredisaient sans cesse. Chacun considérait son opinion comme une propriété dont il n'avait pas à justifier l'origine.

On était prudent quand il s'agissait de passer des discours aux actes. On faisait moins de sottises qu'on n'en disait .

Si la conversation restait stérile en politique, parce qu'elle dépassait rarement l'intérêt personnel ou l'intérêt de clocher, pour s'élever à l'intérêt général, elle devenait intéressante quand elle portait sur le temps qu'il fait, les travaux et les récoltes. A la campagne, c'est le thème par excellence, parce que le pain et le bien-être en dépendent.


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