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Chasseur de vipères

 


Autrefois, chaque canton avait son chasseur de vipère. Certains pouvaient en ramasser 1000 par an. Voici un conte d'André Besson, extrait d'un numéro du "Jura Français" de décembre 1970, qui raconte l'histoire de Ticko, l'un d'entre eux et l'amusante manière par laquelle il réussi à se faire payer son dû.

le "Grand Taureau", près de Pontarlier


Après vingt-sept années de campagne dans la Légion étrangère, fier de deux blessures et de quatre citations, le sergent-chef Tiquelot, dit "Ticko" aurait put retourner vivre en paix et profiter d'une pension bien méritée dans son village natal aux environs d'Arlay. Mais pour un vétéran de la guerre du Tonkin, un héros d'El Alamein et de Dien Bien Phu qui a passé la moitié de son existence à guerroyer à travers le monde, il est bien plus difficile de s'habituer à l'idée de la retraite que pour un employé du Métropolitain.

Le jour de la retraite était pourtant arrivé pour Ticko. Atteint par la fatidique limite d'âge, il avait dû quitter sa dernière garnison en Corse et rendre son paquetage au guichet de l'intendance à Marseille. Une neuvaine mémorable avait suivi. Après avoir traîné de bars en bastringues, 'ancien légionnaire s'était retrouvé un beau matin, sans un sou vaillant, sur les pavés du Vieux Port. Rapatrié dans sa province d'origine, le bureau de placement de Lons le Saunier lui avait indiqué l'adresse d'une entreprise locale qui recherchait de la main d'oeuvre non spécialisée. Sans famille, sans argent, Ticko avait accepté cette offre. pendant deux mois il s'était efforcé, avec une louable application, de manipuler des meules de Comté dans une cave d'affinage. Cette tentative de réadaptation aurait peut-être duré plus longtemps si l'ancien légionnaire ne s'était pris de querelle avec son contremaître.

Après son renvoi, il tâta successivement d travail en usine puis du balayage municipal. Mais l'air de la ville ne convenait pas à Ticko. Il décida de s'évader vers la campagne. Il fut alors tour à tour manoeuvre dans une carrière de pierre, bûcheron, ouvrier de scierie ... A la suite de quelles pérégrination échoua-t-il à L..., un petit village proche d'Arlay, niché parmi les vignes du Revermont ? Lui-même eut sans doute été bien incapable de le dire. Bref un matin, les gens de L... eurent la surprise de voir Ticko sortir, tout de frais rasé, d'une maison en ruine située à l'extrémité du village. C'était une vieille ferme abandonnée depuis longtemps, devant laquelle les ronces et les graminées folles croissaient librement. Le jour même, sans demander la permission à personne, l'ancien de Sidi-Bel-Abbès se mit à retaper tant bien que mal la toiture de la bicoque. Le lendemain, il s'affaira à défricher la cour en boutant le feu aux mauvaises herbes.

Est-ce en voyant fuir les reptiles devant les flammes qu'il eut l'idée du dangereux métier qu'on ne tarda pas à lui voir exercer ? Quelques semaines plus tard, on vit en effet Ticko, équipé d'une vieille goujonnière et d'une baguette taillée en fourche, occupé à battre les rocailles aux alentours du village. Il était devenu chasseur de vipères !

Après une brève période d'apprentissage, l'ancien légionnaire se révéla bientôt très doué pour ce genre de travail et le nombre de ses prises alla en augmentant de jour en jour. Tous les soirs, il rapportait son grouillant chargement à sa ferme et le déversait dans une caisse métallique qu'il portait chaque semaine à un médecin de la région. Ce praticien, qui était correspondant d' un institut, payait les vipères vivantes à la pièce et les expédiait ensuite à Paris. En peu de temps, Ticko devint son principal fournisseur.

Deux ans passèrent. Le retraité de la Légion s'était fixé définitivement à L... Sa renommée de chasseur de vipères n'avait fait que croître. Il étendait à présent son rayon d'action à tout le canton. Ticko affectionnait ce périlleux métier. Il lui trouvait plus d'une analogie avec sa vie de baroudeur. Il lui rappelait le bon temps où il s'amusait à capturer des scorpions dans le désert libyen. Peu à peu il s'était intégré à la population du pays. On faisait bien souvent appel officiellement à lui pour débarrasser les alentours des villages et les vignes de leurs hôtes indésirables.

Ce samedi là, par exemple, Ticko avait reçu mission de prospecter les environs de M..., où un jeune berger avait été mordu quelques semaines plus tôt par une vipère. Tout le jour, sous le chaud soleil de juillet, le bonhomme avait battu les flancs rocailleux de la colline. Sa chasse s'était révélée particulièrement fructueuse; il avait capturé une trentaine de vipères. Satisfait de sa journée, Ticko s'en vint donc, selon son habitude, en fin d'après-midi, présenter ses prises au secrétaire de la mairie.

Les prix n'avaient-ils pas été préalablement débattus ? Les prétentions du chasseur de reptiles furent-elles plus fortes que prévues ? Il se trouva que le secrétaire de marie éleva une sérieuse contestation au moment de régler le montant des primes dues. En fonctionnaire économe des deniers communaux, le petit homme ventripotent se mit à marchander. Le ton monta bien vite et, un mot en entraînant un autre, on en vint vite aux injures.

- Alors, vous ne voulez pas me payer ?

source du Bief de la Ruine, à Foncine le Bas

- Non, pas à ce prix !

- Vous n'êtes qu'un voleur !

- Et vous un profiteur !

Ce dialogue de sourds n'eut pas tardé à dégénérer en pugilat si Ticko n'avait pris tout à coup conscience des atouts qu'il gardait en main, ou plus exactement dans sa goujonnière.

- C'est votre dernier mot ?

- Oui.

 

La scène qui suivit fut si prompte, si inattendue, que le secrétaire de mairie n'eut pas le temps d'esquisser le plus petit geste pour l'éviter. En moins de temps qu'il ne faut pour le raconter, Ticko souleva le couvercle de sa goujonnière et vida celle-ci au milieu de la pièce. Aussitôt la masse grouillante se dénoua et les vipères se dispersèrent en sifflant dans tous les coins du bureau.

- Au secours ! Au secours !

Hurlant de terreur, le gratte-papier municipal bondit, d'abord sur une chaise, puis sur une table encombrée de paperasses et s'y tint comme un naufragé sur son radeau.

Ticko conserva au contraire la plus parfaite immobilité. Avec ses chaussures à clous, ses bandes molletières et son pantalon en drap épais, il se savait depuis longtemps à l'abri des morsures. Il se contenta de regarder la scène d'un air narquois en bourrant sa pipe.

Vert de peur, la sueur ruisselant sur le visage, les yeux exorbités, le secrétaire de mairie comprit que s'il voulait sortir de sa fâcheuse situation, il n'avait plus qu'à abandonner ses exigences.

- Je paye ! cria-t-il. Je paye ! Mais tuez-moi ces sales bêtes !

Ticko qui sentait que l'affaire était désormais mûre, décida d'exploiter au maximum.

-Dame ! fit-il après avoir allumé sa pipe. Dame ! A présent, va falloir doubler ma prime !

- Doubler la prime ? ... Pourquoi ? ...

- C'est qu'il faut que je recommence le travail !

- C'est bon ! C'est bon ! Vous aurez double prime !

Rendu méfiant par le premier marché, l'ancien légionnaire exigea d'être réglé sur l'heure avant d'entreprendre sa besogne. Du haut de son perchoir, le secrétaire de mairie dut s'exécuter et tirer de son propre portefeuille la somme demandée qui était devenue sa rançon.

C'est seulement lorsqu'il eut l'argent en poche que Ticko se mit à l'ouvrage et récupéra, baguette en main, les uns après les autres, tous ses dangereux pensionnaires.

Les chasseurs de vipères devant le Conseil d'Etat

Le conte d'André Besson rappellera aux juristes une affaire qui, au début du XXe siècle, fit grand bruit dans le domaine du contentieux administratif.

Le conseil général de Saône et Loire avait en 1900 décidé d'allouer 0,25 franc à quiconque tuerait une vipère, cette prime lui étant payée sur présentation d'un certificat de la mairie sur le territoire de laquelle la bête avait été tuée. A cette fin, il avait voté un crédit de 200 francs.

Or, le nombre des vipères tuées dépassa sensiblement celui qu'on avait pu prévoir. Le préfet paya aux chasseurs 1766 francs prélevés tant sur le crédit de 200 francs, que sur des crédits mis à sa disposition pour dépenses imprévues. Mais cela ne permettait pas de satisfaire tous les chasseurs au taux promis par le conseil général. Quatre d'entre eux, dont un certain Terrier, prétendaient qu'il restait à leur verser la prime prévue pour 2473 vipères. Un long procès s'en suivit qui aboutit le 6 février 1903 à un arrêt du Conseil d'Etat aux termes duquel le sieur Terrier était renvoyé devant le préfet de Saône et Loire pour que soit liquidée la somme à laquelle il pouvait avoir droit.

On voit que le Ticko d'André Besson avait raison de réclamer tout son dû, tout en restant reprochable d'avoir voulu se faire justice lui-même.


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