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Le Grandvaux et ses sorciers

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Extrait du livre de Noël Amaudru "Le Grandvaux, Pays de loups, de sorciers et de contrebandiers"


le lac du Narlay, en novembre 2005

Vers la fin du XVIe siècle et jusque bien avant dans le XVIIe, une épidémie singulière se déclara dans cette région âpre et mystérieuse du Haut-Jura qui s'appelle le "Grandvaux" et que les vieilles chartes latines dénomment la vallée maudite, mala vallis.

La ligne d'Andelot - Morez - La Cluse a ouvert une large voie d'accès à ce pays dédaigné par les grands courants du tourisme. Cependant il a gardé en partie sa physionomie fruste et revêche, son charme farouche et un peu inquiétant. Le passant pressé de courir aux sites voisins et classés de la Suisse, de Saint-Cergue, de La Faucille, du Léman, de s'élancer sur les traces de Monsieur Perrichon et de Tartarin, éffleure à peine d'un regard distrait ces lieux hantés, cette solitude semée d'étangs et de tourbières, qu'enferme la double et haute barrière des Joux, hérissée de sapins. Entre deux chaînes parallèles, Joux-Devant et Joux-Derrière, la vallée s'allonge avec un aspect de champ clos apprêté pour quelque formidable bataille. Là passèrent, après les grandes invasions, les reîtres de la guerre de Trente Ans, Bonaparte allant vaincre à Marengo, les Kaiserlicks de Schwarzenberg, enfin les détachements de l'armée de Bourbaki en déroute.

C'est à peu de distance de la gare du P.L.M. Chaux des Crotenay, que la vallée se découvre aux yeux du voyageur parisien, au Col de la Serre, où la rivière la Lemme - plus exactement l'Ayme - née au pied du Mont-Noir, après de capricieux méandres, exécute un si joli saut en faisant danser au fil de l'eau les scies d'une petite usine. Dans l'écume de la cascade, dit la légende, les dames blanches se taillaient jadis des robes et des écharpes pour se promener au clair de lune. Au sortir de cette gorge étroite, emplie du fracas du torrent et frangée de sapins, le Grandvaux étend une sorte d'antenne dans la direction du Doubs, vers les villages de Fort du Plasne, Foncine le Haut, Châtel-Blanc, puis s'achemine franchement vers le sud, pour s'arrêter net au bord de la crevasse géante où serpente la Bienne, affluent de l'Ain, où s'active l'industrie des deux villes rivales du Haut-Jura, Saint-Claude et Morez. Dans le même vallon c'étaient deux soeurs couchées.

le  village du Lac des Rouges Truites

L'épidémie qui troubla ce désert pittoresque et provoqua une sévère répression, car des simulateurs et des criminels se mêlèrent sans doute à la troupe hagarde des hallucinés, est bien connue de la science aliéniste. C'était au fond, une manifestation de lycanthropie collective. Les déments grandvalliers se figuraient avoir été mués en loups par quelque sortilège et couraient la campagne pendant la nuit, vêtus de peaux de bêtes, attaquant les personnes isolées, commettant mille méfaits. D'aucuns allèrent jusqu'à se repaître de chair humaine. Le village des Rouges-Truites, au nom si suggestif, aujourd'hui desservi par un tramway, égrène au pied du Mont-Noir ses multiples hameaux, ses groupes de chalets séparés par de vastes landes, infiniment tristes, coupées de fondrières. Le clocher élégant, qui dresse là vers le ciel sa flèche hardie, n'a point d'histoire. Mais le soir, l'étang qui a donné son nom au village et les pâtures au sol mouvant s'éclairent sinistrement de milliers de flammes vagabondes, cierges d'enfer, dit le paysan, qu'on jurerait agités par une procession d'ombres. N'en doutez pas, ce sont les âmes des sorciers et des loups-garous du Mont-Noir - le bien nommé - que l'on reconnaissait jadis à leurs "têtes de cavales", à l'élévation de la messe de minuit. Les rudes chrétiens du temps de la domination espagnole faisaient une chasse sans pitié à ce gibier que les foudres de l'Eglise désignaient à leur vindicte; ils n'hésitaient pas à tirer dessus avec des balles bénites.

Les procédures de sorcellerie nous ont apporté des détails assez curieux sur les agissements des lycanthropes du Grandvaux. Un soir, après avoir mangé une assiette de "gaudes", sorte de bouillie de maïs dont se régalent les paysans comtois, un homme se leva, dans une misérable chaumière du Lac des Rouges-Truites, où la famille s'asseyait en cercle autour d'un foyer, dont la fumée s'échappait directement vers le ciel par une ouverture du toit, demeure très voisine des huttes de la primitive humanité. Il fit un signe de croix à rebours, décrocha une peau de loup dont il s'affubla en ramenant la tête sur son front, se précipité dehors avec un cri bestial, qui trouva aussitôt de l'écho parmi les siens. Toute la famille le suivit en hurlant à la lune.

église de Fort du Plasne

Dans les actes de procédure qui nous sont parvenus, comme le "Discours exécrable" du Grand-Juge Boguet, le "Recueil des pièces, interrogatoires, avis du conseil de Saint Oyan de Joux de 1554 à 1774", qui existe encore aux archives de la ville de Saint-Claude, on voit que plusieurs loups-garous furent convaincus d'avoir déterré des enfants dans les cimetières et de les avoir servis en d'infâmes festins. Leur folie mystique se compliquait de sadisme. Souvent ils s'attaquaient aux bergers sans défense à l'heure redoutée où les esprits malfaisants de la montagne prenaient possession des pâtures silencieuses. Cette habitude de porter des peaux de loups se perpétua jusqu'à la Révolution. N'obéissait-il pas inconsciemment à une obscure tradition, le poète Guyétand, originaire du Grandvaux, secrétaire de Voltaire et du marquis de Villette, lorsqu'il se montra aux Parisiens ébahis, tel Jean-Jacques, couvert, en plein mois de juillet, d'épaisses fourrures ?

A cette évocation d'une étrange épidémie mentale qui affecta un instant tout un peuple de pasteurs et que la justice traita par le feu, se mêle, dans le même et sauvage décor, le souvenir de Mandrin.

Au col de la Savine, où passe la route de Morez - Nyon, une croix de bois rappelle que l'illustre capitaine tua là, de sa propre main, deux gabelous. Ce sentier qui, vers Foncine, s'insinue dans le bois sombre avec des allures de couleuvre, mène à la Ferme des Gys, chalet de montagne au toit surbaissé à cause de la neige, et aux vastes salles boisées, avec au plafond, un entre-croisement gracieux de solives noircies et, au fond, l'âtre, de dimensions homériques. Rien ne semble avoir changé, depuis le temps où Mandrin s'arrêtait là, revenant de ses randonnées en Suisse et en Savoie, pour réclamer un peu de lait, et j'ai pu voir encore la tasse de bois où il a bu. Il payait d'ailleurs, royalement son hôte en jetant une pièce d'or, comme dans les romans de cape et d'épée. Et voici, au seuil de la demeure restée hospitalière, pieusement conservé, le vieux puits à potence, dont le balancier aérien s'enlève si légèrement, pareil à ceux que font les fellahs égyptiens.

l'église de l'Abbaye en Grandvaux

Les sombres superstitions du satanisme revivent encore à l'état de légendes consacrées dans ces Thébaïdes ignorées. Voici le Creux Maldru, refuge souterrain au temps des persécutions et des guerres de dévastation, qui recèle une glacière naturelle. Voici le hameau des Ruines, qui doit son nom au passage du terrible Bernard de Saxe-Weimar; Saint-Egon, où les âmes des excommuniés et des criminels errent, cherchant à conduire aux fondrières le passant égaré. Parfois elles se déguisent en chevaux et, si l'on a le malheur d'enfourcher ces montures fantastiques, elles se dérobent soudain entre les jambes du cavalier au bord de quelque abîme.

Le Mont-Noir, dressé à l'est comme un mur inexorable, avec ses fourrés en maquis et ses sapinières de haute venue, offrait une retraite commode aux sorciers et aux lycanthropes. Au hameau du Maréchet, était "l'oratoire à pardon", lieu d'asile inviolable, détruit par la Révolution. Fait curieux, ce nom de "Pardon" est devenu patronymique pour plusieurs familles du voisinage. Une clairière, que désignait de loin aux initiés des rites sataniques, une roche dénudée en forme de donjon, servait aux assemblées du sabbat. Elle est encore connue sous le vocable équivoque de "Baijouetta" (place aux baisers).

Au point culminant du Mont-Noir s'érige une croix, car ce fut longtemps une pieuse tradition de consacrer un un symbole chrétien les hauts lieux où Dieu, d'après le psalmiste, aime à se manifester ... mirabilis in altis Dominus ... Peut-être aussi a-t-on voulu perpétuer par là le souvenir d'un combat meurtrier entre contrebandiers et gens de la gabelle.

le Narlay

Quel splendide panorama récompense, en cet observatoire naturel, le touriste de sa rude ascension par le sentier perpendiculaire des porteurs de ballots ! En un raccourci magique, il découvre tous les détails rassemblés du triple et babélique escalier qui mène des grasses plaines où paressent le Doubs et la Saône au décor étincelant des Alpes. Au nord, la rotondité bonasse du Mont Poupet domine l'arrière-plan. En face, la chaîne du Maclu cache jalousement, comme de purs joyaux dans l'écrin sombre des forêts, le chapelet des lacs du deuxième plateau. Le pic de l'Aigle s'en détache orgueilleusement, paraissant surveiller un des passages traditionnels des montagnes. Au midi, dans une échappée lumineuse, se devinent les falaises gigantesques qui séparent le Jura du pays de Gex, la Faucille, qui arracha à Rousseau un cri d'admiration souvent cité. Enfin, au-dessus des escarpements nus et quasi chaotiques du Risoux, le Mont-Blanc apparait dans une apothéose irréelle.

Peu avant la conquête française, le Grandvaux ne formait qu'une paroisse et ce n'était pas un mince mérite pour le croyant d'aller, chaque dimanche, faire ses actions dévotes à l'église de l'Abbaye, désservie par des religieux qui dépendaient du célèbre monastère de Saint-Claude, car la vallée ne mesurait guère moins de dix mille hectares. Pour régler les intérêts des divers groupements en communautés, les syndics se réunissaient au hameau de Salave, point central du Grandvaux, aux portes de la bourgade de Saint-Laurent, station du P.L.M. Chacun de ces magistrats rustiques avait une clef du coffre de chêne qui gardait les archives. On voit encore le bâtiment vénérable, aux murs de forteresse féodale, qui servait de "maison commune". Saint-Laurent ! Ne cherchez dans ce chef-lieu de canton, visité trois fois par un terrible incendie, en 1825, en 1836 et en 1845, aucun témoin remarquable des âges périmés. La ville regarde, en souriant, dans la grâce presque neuve de ses habitations reconstituées, la riche ceinture de forêts qui limite son horizon et s'en tient au dicton qui exprime l'orgueil local : "Chez nous, on vendange à la hache !". Cependant, considérez sur la route de Morez et du col de Saint-Cergue, cette maison XVIIIe siècle, pompeusement baptisée "le château", entourée de grilles, avec un perron vaguement seigneuriale. Bonaparte a couché là. On dit, qu'étonné de la stature des paysans qu'il rencontra , descendants non dégénérés des Burgondes, parmi lesquels il devait recruter plus tard les intrépides charretiers de la Grande Armée, il questionna l'un d'eux :

le Narlay

- Que manges-tu donc ?

- Des pommes de terre, du sérai (fromage de basse qualité) et je ne bois du vin qu'une fois l'an.

D'après dom Benoit, historien de la terre de l'Abbaye de Saint-Claude , le pape Pie IX, à l'âge de dix-huit ans, voyagea vers 1810, dans les montagnes du Jura. Il logea même au château de Saint-Laurent, où il fut l'hôte d'une dame Bouvet. Saint-Laurent n'est séparé du village de la Chaumusse que par des tourbières, au dessus desquelles ondule, au matin, un rideau de brume, et par un minuscule cours d'eau qui exhale une odeur de lessive, si l'on en croit le folkloriste Désiré Monnier, le "Ruisseau Rouge". Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots, sauterait par dessus sans mouiller ses grelots. Tout l'intérêt de ce groupement artificiel de chalets, triomphe de l'individualisme architectural, réside dans les pâtures immenses que borde la forêt de la Joux-Derrière , pays de légende et de rêve entre tous. Trois dolmens s'érigent sur des éminences pelées, semées de buissons maigres, dans un amphithéatre de rochers qu'on jurerait taillé de main d'ouvriers. Le mieux conservé est celui de la Fouya, ou des Foyères (feu, foyers), placé comme un énorme autel, au sommet d'une colline qui fait face à Saint-Laurent. Là, de temps immémorial, les bergers allument tous les ans leurs feux de la Saint-Jean d'été, rite païen, dernier vestige peut-être, des religions solaires évanouies. Sous les coudriers qui ont poussé dru leurs frondaisons alentour, se retrouvent des pierres rangées en hémicycle et façonnées en forme de sièges grossiers. Une ouverture en T échancre le rectangle de granit incliné légèrement vers le sud-ouest. Serait-ce la figure symbolique de Thor, dieu de la guerre ? Non loin, plantée comme une borne en travers du sentier qui mène à la région des lacs par le Pertuis de l'Aigle est une pierre légendaire qui doit son nom sinistre de "pierre sanglante" à la coloration de sa partie supérieure. Les sorciers prenaient leurs ébats dans ce lieu solitaire, cerné jadis de forêts, où la guerre de trente ans a promené ses torches incendiaires. Place à sabbat aussi, le "Raflour" vocable tiré sans doute du terme patois "raffut" (tapage), il ne désigne plus aujourd'hui qu'une ferme isolée, tapie à l'orée d'une majestueuse sapinière ...

le Narlay

L'Abbaye, simple section de la commune de Rivière-Devant, abrita les premiers moines défricheurs venus de Saint-Claude pour coloniser le Grandvaux. De ce passé vénérable, il ne reste plus, au bord d'un lac miroitant , qu'une église du XIIe siècle, du style ogival tertiaire, avec clocher à gauche, offrant d'assez belles proportions qu'ont malheureusement gâtées des restaurations hasardeuses. Devant le porche, ombragé par des tilleuls trois fois centenaires, une esplanade s'étend, surplombant un lac de 95 hectares. Une rivière sort de cette calme nappe d'eau, actionne une scierie, puis s'enfonce dans un couloir souterrain, pour reparaître à vingt kilomètres de là. Quand le soleil s'incline vers les hauts sapins de la Joux-Derrière, il faut s'asseoir sur la terrasse où s'assemblaient les fidèles de l'immense paroisse du Grandvaux, à l'ombre des arbres ancêtres qui virent peut-être passer les terribles suédois de Saxe-Weimar, et rêver au rythme berceur des flots. On revit les siècles abolis, on revoit par la pensée les cloîtres détruits, le lent défilé des robes blanches et des capuces, les chevauchées des hommes d'armes venus des châteaux voisins de la Ferté, Château des Prés, la Chaux du Dombief. Une poésie pénétrante se dégage du paysage sévère, assoupi dans la sérénité d'un beau soir, les forêts paraissent reculer dans un lointain prestigieux et la cathédrale du Grandvaux comme l'a dit le regretté Bouchot , conservateur des Estampes à la Nationale, dans son ouvrage sur la Comté, émergeant de son bouquet d'arbres, a l'air de voguer sur les eaux , ainsi qu'une nef mystérieuse.

Les Planches en Montagne (la Langouette)

 

Un sentier de chasseurs s'ouvre derrière le nouveau cimetière de l'Abbaye, car l'hygiène moderne a exilé les morts hors des lieux saints. C'est par là qu'il convient d'aller, si l'on veut emporter du Grandvaux une impression d'ensemble définitive. A mesure que vous vous élevez, la vallée sauvage, victime d'un sort que lui ont jeté la nature, le climat, l'histoire, la légende, se développe ainsi qu'un film, si incurablement triste que le rossignol jamais n'y chanta ses amours. De tous côtés, parmi les steppes écorchées à vif par la saillie des rocs, peuplés de bestiaux aux clochettes tintinnabulantes, à se croire dans l'ile sonnante de Rabelais, des chalets trapus, avec des clos verts que défendent des murs de pierres sèches, et au creux des ravins, des étangs dormant au soleil, rompant d'un éclat pailleté la grisaille robuste d'un paysage resté obstinément dur dans son apaisement harmonieux.

Peu à peu le lac apparaît comme une étoffe qui se déroule, avec sa presqu'ile de La Motte, découpant une étoile à l'extrémité méridionale, où fut le cloître primitif des moines colonisateurs, avec l'église et son clocher bourru encapuchonné de mosaïque. Bientôt le premier plan se dérobe, le coq qui surmonte l'espèce de saladier de la coupole abbatiale semble surnager à la surface du lac. Soudain, tout s'effondre et, après quelques pas sous bois et à travers une lande semée de gentianes, le touriste découvre le Cernois, hameau gîté dans une clairière que visitent seuls les bûcherons et les charbonniers. Le fermier qui vit là, disciple inconscient d'Horace, a limité ses désirs exactement aux frontières de sa solitude. De son jardin il peut contempler presque toute la vallée de la Bienne, sillon monstrueux tracé par quelque charrue géante, avec ses chalets accrochés aux pentes, pareils, de loin, à des bibelots d'étagère, le plateau de Longchaumois, site hanté où l'on a dit jadis la messe noire, parmi la double épouvante des nuits opaques et des forêts gémissantes.

Le 24 avril 1599, lit-on dans le Recueil de la procédure criminelle de la Grande Judicature de Saint-Claude, conservé aux Archives de la cité des pipes, "Jacqueline Paget de Longchaumois est condamnée à mort pour, sous environ six ans, s'estre donnée au diable et, à l'instigation d'iceluy, avoir renoncé à Dieu , cresme et baptesme; item pour avoir esté au sabbat et assemblées des sorciers pour deux fois au lieu diet "en la maison du Pra" proche du village de Longchaumois, et ayant dansé, ouffert des chandelles, faict hommage au diable y estant en forme d'un motton noir et y avoir mangé de la char humaine; item pour avoir au dict sabbat baptu l'eau pour faire la gresle à l'intention de gaster les fruits de la terre, laquelle gresle tomba du costé de Château des Prés et de Chaux en Grandvaux; item pour avoir commis d'abominables impuretés ...".

gorges de la Langouette

Au delà de ce plateau de Longchaumois , où le paysan vous montre, avec la place au sabbat, la chaumière problématique du capitaine Lacuzon, célèbre et rude condottière au service du loyalisme espagnol, dans un halo bleuâtre, c'est la Faucille, la route en toboggan des alpes radieuses. Sur la gauche, des géants de pierre, raidis dans une suprême convulsion semblent regarder quelque chose au fond d'un abîme fumant. Ce quelque chose est la ville de Saint-Claude, si profondément enfouie dans sa vallée basse, qu'elle en paraît effondrée à la suite de quelque formidable convulsion. Un vent vient de l'immense horizon, furieux et parfumé, emplissant les poumons d'une vie nouvelle. On respire le bouquet des fleurs alpestres, pimenté par l'arome amer des sapins et des buis chauffés par le soleil. Les sources coulent librement, à peine canalisées par des rigoles de bois que l'on a creusées dans quelque tronc. Les bergers de Virgile et de Théocrite devaient user de la même élégante simplicité : Ad puteos aut alta greges ad stagna jubeto Currentem illignis potare canalibus undam ... (1). Comment s'étonner que la montagne jurassienne, si longtemps silencieuse et si vide après le départ des romains qui la connurent - témoins les vestiges trouvés non loin, à la ville d'Antre, que représente seule une ferme maintenant - si près du ciel par la limitation de l'horizon, si loin des bruits du monde, si propice aux longues contemplations, ait attiré les âmes éprises de perfection dans un renoncement absolu ! C'est Saint-Romain, pieux anachorète, vivant sous un sapin, au bord d'une claire fontaine, tour à tour priant, défrichant, semant, prêchant ses frères, fondateur légendaire de Condat, qui devait porter plus tard le nom de Saint-Claude. C'est le bienheureux Jean de Gand, qui se retira, au XIVe siècle, dans la grotte de Sainte-Anne, abritée providentiellement contre le vent du nord par une heureuse orientation et contre les profanes par la nécessité d'une escalade hardie, car elle s'ouvrait, tel un oeil démesuré, au front même du sévère mont Bayard qui domine la ville. De longue date, dit-on, des ermites peuplèrent cette solitude austère pour vivre la vie évangélique. Mais le plus illustre fut à coup sûr, Jean de Gand, précurseur de Jeanne d'Arc, qui, poussé par l'esprit de Dieu, quitta un jour son désert pour aller prédire au "gentil dauphin" Charles que la grande misère du royaume de France allait cesser et qu'il aurait un fils, appelé à régner comme lui. Du même pas, il fut à la Cour de Henri V d'Angleterre et le somma de se bouter lui-même hors la France, l'assurant qu'il ne réussirait pas dans ses plans de conquête et qu'il mourrait bientôt, ce qui advint.

La source de Sainte-Anne, où le saint s'abreuvait, coule toujours, parmi les buis du Bayard, et les croyants recherchent son eau contre les maux d'yeux, mais depuis la révolution, l'ermitage est dépeuplé et l'eau sans vertu. Celui des Frasses, dans le Grandvaux, était encore habité sous le Second Empire et dans les premières années de la troisième République. C'est à deux pas du Cernois. On y accède par un chemin semé de pervenches, qui passe sous le berceau odorant d'une haie vive. Les sapins continuent à monter leur garde morose autour d'une clairière, où se dresse une chapelle rustique. Nulle fumée ne sort plus des deux chalets voisins et, dans le petit cimetière que domine un calvaire, les tombes rares disparaissent sous une jonchée de fleurs agrestes. Des inscriptions naïves, gravées sur les murs, exhortent le passant, attestant la piété des hommes qui vécurent là, volontairement séparés de tout : Oui, c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices, Vous buviez à plein coeur, moines mystérieux, La tête du Sauveur errait sur vos cilices, Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux ... La forêt voisinait avec le clos de l'hermitage et les sapins se penchaient sur le mur de clôture, comme des amis qui hésitent à entre par discrétion.

Toute une famille, celle des Vuillet, de Château-des-Prés, se claustra aux Frasses vers 1840 et réussit même à gagner quelques disciples à la douceur du silence, de la retraite et de la méditation, dans un paysage d'une sérénité incomparable. Le dernier survivant de cette originale communauté s'est éteint en 1884. Il eut pour émule le frère Jean, l'ermite de Saint-Sorlin sur l'Ain, commune de Charézier canton de Clairvaux. Disciple d'Origène, dit-on, ce solitaire affichait le mépris absolu de la femme. Du plus loin qu'il en apercevait une, il se jetait dans le fossé du chemin en criant : "Passe, peste !" et en multipliant les gestes d'excorcisme. Il passait pour s'être imposé la cruelle mutilation des Skopsis ... Chaque fois qu'il disait la messe, il aspergeait l'autel amplement, pour mettre en fuite les légions de démons acharnés à le persécuter. Tout près du peuple par la simplicité de sa robe grossière et de sa vie dénuée, il était aimé des paysans qui montaient à l'ermitage pour lui porter du pain, du lait, des fruits, en échange d'une prière, car il n'acceptait aucun don d'argent.

la route des "Côtes chaudes", vers les Planches.

Tout autre fut la réputation d'un de ses prédécesseurs dans le rustique sanctuaire de Saint-Sorlin (ou Saturnin), débris informe d'une basilique qui eut sa splendeur au temps du christianisme primitif et fut le centre d'une vaste communauté. En 1573, le Parlement de Dole mettait hors la loi, en ordonnant de lui courir sus sans merci, un loup-garou "lequel avait déjà pris et ravi quelques petits enfants et s'était efforcé d'assaillir aucuns chevauchiers". La "bête humaine" fut appréhendée l'année suivante, c'était un certain Gilles Garnier, emite à Saint-Sorlin, qui courrait à quatre pattes la nuit à travers champs pour mettre à mal les bergers. Il périt sur le bûcher.

Y a-t-il encore des ermites dans les forêts et grottes du Jura ? Non, le suprême échantillon de cette espèce disparue vivait encore au début de la guerre de 1914. Il s'était réfugié dans un chalet abandonné de la commune de Saint-Lamain, arrondissement de Lons le Saunier. Sa demeure, en plein bois n'était qu'une pauvre cabane où il couchait sur un lit de fougères et de feuilles sèches. Le diable, sous la forme de méchants garnements venait souvent la nuit, frapper à sa porte, troubler l'eau de sa citerne, casser ses vitres, bouleverser ses modestes plantations. Il est mort à Passenans, petit village de la région, au coeur de l'inexorable hiver de 1914-1915, dans une sorte de caveau humide qui servait à la resserre des légumes. Prosper Toulier - c'était son nom - appartenait à une noble famille de Poligny. Une de ses aïeules vécut en odeur de sainteté au célèbre couvent des Clarisses de cette ville, fondé par les libéralités de Jean sans Peur sous la stricte règle de Sainte Colette. Désespéré de n'avoir pas été admis à postuler le sacerdoce, il prit l'habit du Tiers-Ordre de Saint-François et mena publiquement l'existence d'un chevalier de la Pauvreté.

Source du Lison

Un jour, on le vit s'enfoncer dans la forêt de chênes qui couronne la montagne de Frontenay, et s'improviser un ermitage dans une hutte de bûcheron. Partant de ce principe que Dieu doit la nourriture à ses serviteurs comme aux petits oiseaux, il se contentait de redoubler d'oraison lorsqu'il ressentait des tiraillements d'estomac. Aucune aide ne lui venant, il mettait parfois en branle une cloche suspendue aux branches d'un arbre. A ce jeu, il eût péri d'inanition, si d'aventure, des paysans passant dans le voisinage, n'eussent été intrigués par un bruit insolite. Ils le secoururent, le ranimèrent, le déterminèrent à rentrer dans le siècle et à chercher le salut dans une solitude plus rapprochée des sources d'approvisionnement. Prosper se soumit car "il ne faut pas tenter Dieu". On l'a enterré dans sa robe de bure aux frais de la charité publique, car il ne laissait pas un sou vaillant dans la cave humide où il mourut sans secours, seul comme un animal blessé. Avec lui disparut le dernier représentant de la vie érémitique dans la Comté.

1) Mène tes troupeaux auprès des puits ou des étangs profonds, boire l'eau qui court dans des tuyaux de bois ... (Virgile, Géorgiques, livre III, vers 329-330)


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