La Guerre des Plousses |
Numa
Magnin, "Histoire de La Bique"
Autrefois, les gens de Fort-du-Plasne et ceux d'Entre-deux-Monts ne vivaient pas en bonne intelligence. La raison, si elle avait jamais existé, se perdait dans la nuit des temps. En faut-il chercher d'autre que le naturel antagonisme qui sommeille au coeur de l'homme ? Les jours de foire, à l'auberge, ils se cherchaient querelle, et les bouteilles vides devenaient parfois entre leurs mains, l'ultime argument des buveurs. Ils se chansonnaient, se reprochaient leur commune misère, leurs communs défauts. Les uns n'avaient à manger que des fruits verts, et les autres se passaient chaque semaine, de temps immémorial, le même os pour faire la soupe du dimanche. Dans leur vocabulaire injurieux, les Grandvalliers devenaient les Grands Veaux et ceux d'Entre-deux-Monts les Catolards ou Crottinards, termes d'une outrageante étymologie. Depuis que le monde est monde, les petits ont imité les grands, et les enfants leurs parents, avec plus d'empressement pour le mal que pour le bien. Quand les gamins de Fort-du-Plasne, à la garde du bétail, montaient à Roche-Blanche, en bordure du plateau qui domine Entre-deux-Monts, d'où l'on découvre un merveilleux panorama jurassien, ils étaient peu attentifs au paysage, à l'étagement des montagnes, à la houle des forêts, à l'enchevêtrement des chaînons , au tumulte des cascades , à la variété pittoresque des villages éparpillés , au jeu obile des lumières et des ombres, mais ils ne manquaient pas de crier des injures aux passants de la vallée, et même de leur jeter des pierres. Ceux d'en bas ne pouvaient répondre qu'aux injures. Elles entretenaient les dissentiments comme les vices entretiennent les maladies. Au fond, les Grandvalliers enviaient les Crottinards, qui, bien abrités entre les roches, possédaient en abondance les arbres fruitiers, surtout des pruniers, autour de leurs maisons. Un jeudi, La Bique et ses camarades, qui aimaient les prunes, s'en allèrent à Entre-deux-Monts, avec quelques sous en poche, espérant en manger à discrétion. Les sous furent dépensés avant qu'ils fussent rassasiés. Il en résulta un malentendu , puis une discussion, puis un conflit qui provoqua un rassemblement et ameuta à leurs trousses tous les gamins du pays. Ceux-ci étaient en nombre et fort excités. Ils traitèrent les Grandvalliers sans ménagement et leur firent la conduite de Grenoble. Il fallut battre en retraite précipitamment , rentrer par le chemin le plus court. La Bique jura de ne pas laisser un tel affront impuni, et les chansons de reprendre, et les pierres de pleuvoir, du haut de Roche-Blanche. Les deux instituteurs eurent vent de la discorde, tentèrent de l'apaiser et conduisirent le jeudi suivant leurs élèves en promenade aux Planches-en-Montagne. Après la visite de la Langouette, torrent qui tombe de trente mètres, se tord dans les rochers en replis de serpent et gronde au fond d'une cheminée d'une effrayante profondeur, ils les convièrent , tout émus du spectacle, à déjeuner ensemble dans une prairie ensoleillée, à la sortie du gouffre, à partager leurs provisions, à chanter en coeur, à fraterniser. N'étaient-ils pas tous Jurassiens, enfants d'un des plus beaux coins de France, qui forme des gars solides au coeur vaillant ? Ces vieilles querelles de village n'étaient-elles pas absurdes ? Ne convenait-il pas d'y mettre fin ? Montrant Roche-Blanche qui s'élève au-dessus des pâturages, des vallées et des forêts, ils les adjurèrent de s'élever de même au-dessus des rancunes et des haines. La chaleur communicative de ces harangues produisit son effet sur l'âme sensible des enfants. Il fut convenu qu'ils ne jetteraient plus de cailloux, qu'ils n'échangeraient désormais ni injures, ni horions, mais La Bique, qui n'avait pas dit son dernier mot, s'avança quand les maîtres furent partis, et tint à ses adversaires ce langage : "Nous avons un compte à régler. Vous nous avez pris en traîtres. Il nous faut notre revanche. Après nous ferons la paix si vous voulez." Les Crottinards relevèrent le défi. Il fut convenu que les deux troupes, d'égale force, se rencontreraient le dimanche suivant à Combe-Noire, et videraient leur querelle en champ clos. Le règlement du combat s'inspira des récits de tournois, joutes et batailles chevaleresques, qui illustrent les livres d'histoire et les romans de walter Scott. Il était défendu d'emporter des armes à feu, des armes blanches, et de lancer des pierres, suivant la promesse faite aux instituteurs. La lutte aurait lieu à coups de poing et on ferait des prisonniers, comme au jeu de barres. Les vaincus payeraient une rançon en nature. Elle fut fixée à une mesure de noisettes pour les Grandvalliers et deux mesures de prunes pour ceux d'Entre-deux-Monts. Le combat aurait lieu sous bois, entre la ferme du Couloir et Roche-Blanche; il commencerait à deux heures de l'après-midi. Ayant arrêté toutes les conditions de la rencontre, digne des héros de romans, ils se séparèrent. Nos héros avaient bu , à midi, un verre de vin généreux sans y mettre d'eau; ils avaient la tête pleine de projets glorieux, et leur aventure prenait, à leur yeux, une allure historique. Ils firent, au retour, l'ascension du château de la Folie, oeuvre d'une imagination désordonnée, qui se dresse au-dessus des planches, sur un bec de rocher, et ils crurent prendre d'assaut un donjon féodal. Ils escaladèrent ensuite le sentier escarpé de Gratte-Loup, d'où l'on entend mugir la saine au fond des précipices de Malvaux. La nature semblait s'associer à sa manière au tumulte guerrier qui les agitait. Le tumulte s'apaisa , la fatigue aidant, quand ils atteignirent le sommet du mont et aperçurent le clocher de Fort-du-Plasne. Ils longèrent le lac de la Grange-à-la-dame, où se reflétaient pacifiquement, au crépuscule , les prairies, les bouquets d'arbres, les maisons du village, la ligne sombre du Mont Noir, et rentrèrent chacun chez soi. Promu à la dignité de chef, La Bique consulta M. Sertier, le receveur des postes, qui lui enseigna la tactique du combat avec les indigènes d'Afrique, dans la brousse. Il fallait éviter le moindre bruit, les surprendre, les désarmer, avant qu'ils aient eu le temps de dire ouf ! en leur patois. Le jour de gloire arrivé, La Bique forma sa troupe, lui donna ses instructions, la harangua pour l'enflammer, puis ils partirent. La Bique portait en écharpe, sans qu'on sût pourquoi, deux cordes à foin. Il posta ses hommes aux sentiers du bois et se rendit lui-même à Roche-Blanche avec six camarades en réserve. C'était un point inaccessible, où il serait en sécurité pour diriger les opérations. Du haut de la roche, il observa, à la jumelle que lui avait prêtée M. Sertier, la marche de l'ennemi qui se glissait par petits groupes le long des haies et disparut sous bois. Bientôt les deux troupes furent aux prises, et La Bique attendit le coeur battant, l'arrêt du destin. A gauche, les positions furent maintenues. Au centre, les Crottinards cédèrent d'abord du terrain. LA Bique escomptait déjà le succès , quand une estafette vint lui annoncer que ce recul était une feinte, et qu'une douzaine d'adversaires résolus tentaient l'escalade d'un rocher à pic, à proximité de Roche-Blanche, pour déborder les Grandvalliers, et qui sait ? capturer peut-être leur chef. La Bique sentit souffler à ses tempes le vent de la défaite, mais il n'en laissa rien paraître . M. Sertier lui avait dit que le premier devoir d'un chef était de respirer et d'inspirer la confiance. Il mesura d'un oeil calme en apparence, le précipice qui était à ses pieds, déroula ses cordes à foin, les attacha l'une à l'autre, fixa solidement une extrémité à un arbre, jeta l'autre le long de la paroi, et dit : "Qui m'aime me suive !". Tous le suivirent. Ils surprirent les Crottinards dans leur périlleuse ascension du rocher, les prirent à revers, les cueillirent l'un après l'autre comme des prunes, et les firent tous prisonniers. C'était la victoire. Elle ne fut pas contestée. "Nous n'aurions jamais cru ça de vous, dirent les vaincus, les yeux fixés, pleins d'admiration, sur les cordes à foin. Si elles s'étaient détachées, vous vous cassiez les reins !". Une paix perpétuelle fut conclue séance tenante. Des poignées de mains furent échangées qui, entre honnêtes gens, valent tous les protocoles, procès-verbaux et autres chiffons de papier. Quelques jours après, les Crottinards payèrent, sans discussion, la rançon promise. C'est la version de Numa Magnin, un Grandvallier moraliste. Les "Catoulis" (car les gens d'Entre-deux-Monts ne sont pas des Crottinards) avaient une version différente. Le début est bien le même, voici la suite telle qu'on la racontait vers 1920 : Les jeunes de Fort-du-Plasne étaient venus marauder des prunes. Ne connaissant pas la différence entre prunes et plousses, ils avaient cueilli, et consommé sur place, des unes et des autres. Au retour, ils avaient été saisis de ce qu'on appelait pas encore "la turista", et la Vie du Four était restée impraticable plusieurs jours. |