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La Gare

texte de Numa Magnin

L'Elie Chanez souhaitait la gare au diable. Elle tuerait le commerce, disait-il, dépeuplerait la montagne, ruinerait les rouliers du Grandvaux qui n'avaient que leurs chevaux pour vivre. Depuis un demi-siècle, il faisait les transports sur la route nationale de Paris à Genève, mais il avait dû restreindre son parcours à mesure que le chemin de fer gagnait du terrain et le supplantait. Il n'allait plus à Paris; il n'allait plus à Dijon; il n'allait plus même à Dole. Il battait en retraite, progressivement, de dix en dix années, mais il se croyait désormais invulnérable dans son retranchement de montagnes, où le rail ne pouvait l'atteindre. Le rail était son ennemi personnel. Il aurait voulu écraser du talon la tête de ce serpent dont les replis s'insinuaient dans toutes les fissures et s'allongeaient dans toutes les directions. En observant les rocs tourmentés, inaccessibles, que seuls les sapins escaladaient, et les précipices abrupts parcourus par les torrents indomptés, il se disait en souriant dans sa barbiche : "Ils ne les franchiront pas". Depuis vingt ans il faisait la navette entre Champagnole et Morez, chargeant les farines et les fûts de vin d'un coté, les tournebroches et les horloges de l'autre, cheminant au pas régulier de son attelage, le fouet sur l'épaule, enveloppé dans sa grande roulière. Les routes appartenaient aux voituriers qui n'avaient pas à redouter de fâcheuses collisions d'autos. Ils ne croisaient que des chariots de bois attelés de boeufs paisibles et les diligences auxquelles il fallait faire place, mais elles passaient à heure fixe, précédées d'un grand bruit de sonnailles et de grelots. C'était le bon temps. Les chevaux se dirigeaient tout seuls. Sur son ballon, siège latéral confortable, propice au sommeil, le conducteur pouvait s'abandonner aux douceurs de la rêverie et de la flânerie. Il n'avait d'ennemis que les gendarmes avec leurs procès-verbaux d'éclairage; ce n'étaient, somme toute, que d'assez discrets trouble-fête. Comme compensation, il y avait les relais à tous les cafés, les auberges accueillantes avec les repas plantureux et prolongés, de quoi aviver bien des regrets, quand il faudrait y renoncer.

Le vieux facteur manchot, surnommé Bijou, marcheur intrépide, qui marchait même en dormant, intervenait dans le débat. Avec les chemins de fer, les ponts, les tunnels, les courbes, les aiguilles et les rampes, il prédisait de perpétuelles et horribles catastrophes. Il n'admettait une sécurité relative dans les trains qu'en droite ligne et en plaine. Brandissant son moignon, il faisait surgir un essaim de visions funèbres. Les cheveux se hérissaient à la pensée de deux locomotives se heurtant avec fracas dans un souterrain, d'une rupture d'attelage en pente rapide, de rames de wagons en dérive, d'une erreur d'aiguillage, d'un glissement de terrain, d'un bloc de rocher tombant, telle l'épée de Damoclès, au moindre dégel, d'un train se précipitant du haut d'un viaduc dans le torrent.

On n'emprisonnait pas impunément un convoi lourd et rapide entre deux règles d'acier. La solidité des rails n'inspirait aucune confiance au vieux facteur. Il n'y avait qu'à lire les journaux. Les accidents se renouvelaient chaque jour sur des lignes moins exposées. Aussi jurait-il ses grands dieux que, de sa vie, il ne mettrait le pied dans un train.

Les partisans du progrès alléguaient que les voitures manquaient tout autant de sécurité, que les chevaux prenaient le mors aux dents, que les diligences versaient assez souvent, dans les tournants, par le verglas. Le conducteur Michel s'était fait écrasé récemment au défilé de Cornu, entre la roche et son lourd véhicule.

Furieux de la contradiction, le vieux facteur rétorquait que Michel s'était suicidé par imprudence, que les accidents de voitures, neuf fois sur dix, ne tiraient pas à conséquence, qu'on en sortait avec des contusions, tandis que dans les trains, on se tuait sans rémission. On pouvait écrire son testament au départ. Le frisson d'une mort affreuse faisait taire un instant toutes les objections.

"Je les attends en hiver, ajoutait l'Elie, quand il y aura deux mètres de neige et des rafales qui boucheront tranchées et tunnels. Les beaux jours reviendront pour les traîneaux et les équipages. Ceux qui nous méprisent seront contents de nous retrouver. Les rouliers auront leur revanche, mais nous leur tiendront la dragée haute. Croyez-moi, ce n'est pas encore le moment de vendre nos chevaux."

Vaine opposition qui ne pouvait arrêter la marche des événements ni des trains. La gare s'ouvrit et ils circulèrent sans encombre. La nouvelle ligne fut inaugurée par le ministre Yves Guyot en personne, avec une nombreuse suite. Sauf l'Elie et le facteur, toute la population endimanchée, le maire en tête, ceint de son écharpe, était sur le quai lorsque la locomotive officielle, pavoisée, parut à l'aiguille des Chauvettes. Le chef de gare Broussol, ordonnateur de la cérémonie, resplendissait dans son uniforme. Le cortège se réunit autour d'un vin d'honneur. Des allocutions éloquentes exaltèrent le progrès et la science des ingénieurs.

L'Elie voulut soutenir la concurrence en avilissant les prix de transport, pour la plus grande gloire des rouliers. "Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !". Durant quelques semaines, avant que le courant fût établi, il amena les sacs de farine et les fûts de vin que les fournisseurs chargeaient sur son camion, par complaisance. Il était seul à circuler sur la route déserte, seul à dîner dans les auberges de la Billaude, de Morillon et de la Savine. Ce n'était plus le remue-ménage d'autre-fois. Les hôteliers non plus n'étaient pas contents. Il faudrait se remettre à la culture, si pénible, ou émigrer. Les grandes salles vides retentissaient de lamentations indignées; mais, le comble, c'est que la ligne se permit de traverser la route, d'arrêter l'Elie à tous les passages à niveau, pendant que les trains lui brûlaient la politesse, effrayaient son attelage. Il songea à intenter un procès à la compagnie P.L.M. pour entraves à la circulation. Il fut vaincu. Les négociants livraient leurs marchandises franco gare sans se soucier de quelques kilomètres en plus ou en moins. Il fallut baisser pavillon. L'hiver n'y changea rien; la voie resta libre en toute saison. L'Elie avait beau faire le poing à la gare, il dut vendre ses chevaux et son matériel, s'accommoder, comme les retraités, de la vie sédentaire, gardant seulement la nostalgie des grandes routes.

Les jeunes gens abandonnèrent la culture, devinrent hommes d'équipe, garde-barrières, employés. Les jeunes filles les suivirent avec empressement dans l'exode. En une nuit, pour vingt francs, on se rendait à Paris. Beaucoup partirent et ne revinrent pas. Ce n'était nullement un progrès. Sur ce point, l'Elie voyait juste. En changeant le producteur en consommateur, la désertion de la terre renchérit la vie et appauvrit la race. Le village se suffisait à lui-même. Il entra dans le grand courant des échanges qui, tel un tourbillon gagnant de proche en proche, entraîne dans ses remous les feuilles mortes jusqu'alors épargnées. Le paysan traditionnel dépensait le moins possible. Inhabile à gagner en trafiquant, il excellait dans l'économie. Il fabriquait son huile et sa chandelle, creusait ses sabots, tissait sa toile, recouvrait son toit, salait son porc, cultivait ses légumes, pétrissait son pain. Il réservait les emplettes pour le mariage de ses enfants.

Un voyage en ville était un événement. De nouveaux produits créèrent des besoins nouveaux. Le représentant de commerce remplaça le colporteur. Les catalogues des grands magasins voisinèrent avec l'almanach. Les jeunes filles suivirent la mode de Paris et laissèrent aux vieilles grand-mères les châles de famille et les coiffes seyantes d'autrefois. Dédaignant le patois savoureux, elles mirent leur coquetterie à ne parler que français. Les trains amenaient des marchandises de toutes sortes, des machines, des matériaux. Le panache de fumée de la locomotive pouvait se dissiper dans l'air; son passage rapide bouleversait les conditions d'existence. Le village se transforma comme les moeurs. Des maisons privilégiées sortirent de terre, s'élevèrent d'un étage, se couvrirent de tuiles. Les plus pimpantes s'ornèrent d'un balcon, mais beaucoup, parmi les déshéritées, s'effondrèrent. Il fallait gagner plus et dépenser davantage. Il fallait, de gré ou de force, marcher avec le progrès, dont l'allure accélérée n'est plus celle des rouliers d'autrefois, mais des express d'aujourd'hui.


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