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Les Radeliers

 

texte tiré de "L'héritage de la terre Franc-Comtoise" par Bernadette Maréchal


Depuis l'époque romaine, et même peut-être bien avant, on convoyait le bois sur tous les cours d'eau issus de contrées forestières. Les fûts, emportés librement par le courant étaient récupérés en aval. Mais à cause des pertes, des vols et de l'artisanat naissant, on les regroupa en grands radeaux, conduits par des hommes que l'on appelait les "radeliers" ou "ratiarli" en patois biennois.

Les ports jalonnaient les cours de la Bienne, de l'Ain puis du Rhône. Le port de Molinges était alimenté par les forêts de Choux, Viry, Sièges, Longchaumois, Septmoncel, les Molunes, etc ... Le port de Jeurre installé "aux bracelettes", avait été complètement détruit lors de violentes crues de la Bienne survenues durant l'hiver 1822 à 23 et qui emportèrent près de trois mille mètres carrés de la berge. Jeurre recevait le bois de Moirans, les Crozets. Un troisième port était à Epercy, un quatrième à Chancia, un cinquième à Condes. Pont de Poitte était aussi un autre port sur l'Ain. Les fûts de sapins ou d'épicéas étaient débardés à l'aide de chevaux ou de boeufs attelés à un char dont l'avant relié directement au joug, était indépendant de l'arrière qui soutenait les queues des arbres.

La conduite de ces chars n'était pas une mince affaire : le chargement extrêmement lourd, retenu par d'énormes chaînes, le terrain accidenté, la longueur des fûts, rendaient la manoeuvre des bêtes difficile et dangereuse; il fallait souvent serrer la mécanique jusqu'à bloquer complètement les roues dans les descentes.

Plus les arbres étaient longs plus il fallait ouvrir des chemins à larges virages; ici, la qualité de l'attelage prenait une valeur inestimable. Arrivés près du port, on roulait les fûts jusqu'à une anse peu profonde aménagée et on les y assemblait tête bêche deux à deux à l'aide de crampons, et de riottes. Les riottes sont des petits chênes que l'on a torsadé sur pied avant de les couper; ils formaient une sorte de câble gros comme le poignet, souple et très solide. Les radeaux étaient formés de deux longueurs de fûts imbriqués sur vingt cinq mètres de long et sept mètres de large.

Sur les côtés, on fabriquait les "banches"; c'était deux sapins retenus uniquement par l'avant et qui, lors d'un échouage éventuel, poussés par le courant qui s'engouffrait, s'écartaient du radeau et le repoussaient vers le milieu du fleuve. Les banches aidaient beaucoup les manoeuvres d'échouages mais aussi, permettaient, une fois écartés sur les larges fleuve, d'accélérer le "navire".

La "rigue", l'équipe de six à neuf hommes, se répartissait en trois postes, deux à l'avant et un à l'arrière où se tenait le chef. Les hommes, chaussés de sabots ou nu pieds, étaient munis de longues perches dont ils se servaient pour repousser le radeau des berges ou des bancs de sable affleurants. Lors des manoeuvres, ils se tenaient sur un plancher qu'ils avaient confectionné.

Sur le train, on embarquait toutes sortes de marchandises : du bois scié (chevrons, planches, madriers), du marbre de Chassal, des fromages gris, des balles d'Epercy et Chancia (elles servaient aux soyeux de Lyon), des ballots de mousse (pour colmater les barques) des bonbonnes de gnole, des alambics de Condes et Chancia, des lingots de fer de Clairvaux, des perches de tilleul ou noisetier des tourneurs de Vaux (pour les soyeux de Lyon) et en passant à Thoirette, des barques.

En 1886, cent radeaux descendront la Bienne jusqu'à Lyon. En 1908, il n'en restera plus que vingt deux, mais ce sera encore quatre fois plus que n'en possédaient alors, le Doubs et la Loue.

Ils ne descendaient bien sûr pas n'importe quand dans l'année. Les rivières d'hiver trop grosses étaient dangereuses et ils ne passaient plus sous les ponts, les rivières d'été trop faibles faisaient échouer les radeaux sur chaque banc de sable. La meilleure période s'étirait de mars à avril, au moment de la fonte des neiges. Mai était passable, ensuite ils surveillaient les orages d'été qui enflaient les eaux, mais souvent il leur fallait attendre novembre. Ceux qui descendaient par pleine lune pouvaient rallier Lyon en vingt-quatre heures, en naviguant de nuit.

Plusieurs radeliers sont morts, noyés, emportés par le courant, assommés, ou simplement tombés dans l'eau glaciale.

Arrivé à Lyon, il fallait s'arrêter ! L'un des radeliers prenait la barque et allait sur la rive où il plantait en terre la "brique", un fort pieu de un mètre soixante dix de long auquel il attachait la "maille", longue corde fixée au radeau. La force du courant et l'inertie de l'embarcation étaient telles que la brique retenue par le haut par le radelier traçait dans la berge un sillon profond jusqu'à ce que ce frein ralentisse suffisamment le radeau pour l'arrêter. Quelquefois, la manoeuvre échouait et nos radeliers, jurant et tempêtant, s'en allaient vers un autre point d'amarrage mais s'éloignaient de leur lieu de vente.

Le chef était chargé de la vente du bois et des marchandises. Chacun recevait sa paye puis remontait à pied. L'un remontait la maille, c'était tout ce qui restait du radeau. Bien sûr, la remontée comme la descente étaient occasion à de nombreuses aventures. Ils s'arrêtaient dans les auberges. Certains mêmes buvaient leur paye avant d'arriver à la maison. D'autres marchaient pieds nus pour économiser leurs chaussures, d'autres se faisaient voler. Ils étaient des hommes libres, aventureux qui aimaient leur métier, les derniers partiront en 1914. Voilà ce qu'il en était des radeliers de la Bienne.


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