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Tambour de village


"Tambour de village est une fonction merveilleuse, presque surnaturelle, et qui n'existe plus hélas. Ça ne sert plus à rien, à notre époque où l'information circule d'un bout à l'autre de la planète en moins de temps qu'il ne faut pour coller un timbre sur une enveloppe.

Le père Bolis a cent ans et fut tambour de village de 1942 à1959.

Pendant ces années, une fois ou deux par semaine, à midi, le père Bolis fixe son tambour sur le porte-bagage de sa bicyclette, grimpe dans le village, s'arrête, descend de son engin, détache son tambour, l'accroche à son baudrier, le cale contre lui car il n'a pas de belles cuissières en cuir de vache comme les tambours de l'armée. Il tire ses baguettes de leur écusson à douilles, les soupèse un peu car c'est du bois dur, de l'ébène ou du buis, effleure son instrument dont il a tendu les deux faces par leurs glissières, fait un peu vibrer la peau, une peau d'âne, citoyens !, parce qu'un âne a de la voix, et même une voix de stentor. Le père Bolis sort alors d'une poche le papier qu'il va lire, le met dans une autre poche, se racle la gorge et rrran !!!

Un premier battement rapide, suivi d'autres, rrran !, rrran !, rrran !, pour alerter le voisinage, puis un long roulement qui dure, s'enfle et brusquement cesse.

"Avis du père Bolis ...", là je j'irai pas plus loin.

Les enfants des écoles ont guetté l'apparition du père Bolis et sont là, en groupe serré. Ils attendent ce qu'il va dire. Ah ! c'est simple : le père Bolis a emprunté à une culture générale, à ce qu'on entend, un dicton, une comptine, une plaisanterie à propos de chiens qui lèvent la cuisse, et la adapté au genre humain. C'est d'un style troupier, pas très malin, qui fait rire des gens comme moi. Vous, je n'en suis pas sûr, enfin ça amuse surtout les enfants. Après quoi, nouveau roulement de tambour et, cette fois d'un ton sérieux, le père Bolis lance son arrêté du maire ou son "avis à la population". Aujourd'hui cela nous paraît une mise en scène vieillotte, surannée, archaïque. De ce qu'on veut nous dire, nous savons tout immédiatement et sans toutes ces simagrées.

Mais en ce temps là, je parle de 1942, sous l'occupation, c'est la distribution des tickets d'alimentation ou de charbon, c'est le recensement des chevaux, l'interdiction de pacage dans certaines zones, que dis-je ! il faut que le citoyen Bolis Jacques Louis, tambour d'Asquins, clame et proclame à tous, ce que la population doit savoir.

Il est un peu le héraut, un mot que le dictionnaire attribue à la langue franque mêlée à du germanique et qui signifie :"qui précède l'arrivée d'un grand personnage". Ici, le personnage c'est l'événement qu'on attend, qui sait ? Le printemps, ou bien le commencement des vendanges, ou bien que les jeunes gens qui vont avoir vingt ans aillent se faire inscrire à la gendarmerie. Ou bien encore que ces messieurs de l'occupation n'aient plus qu'une seule idée en tête : décaniller ! Ce sont les nouvelles, bonnes ou mauvaises, que le père Bolis est chargé de porter à la connaissance de la population, et c'est presque un prophète qui doit mots jeter aux quatre coins du village et aux quatre vents par dessus les collines.

Car c'est en 1942, à Asquins, près d'Avallon, pays de sa femme où il est revenu après la débâcle de 1940, qu'après avoir assez longtemps travaillé chez les autres dans les champs aux labours, aux foins, à la moisson, aux vendanges, il a été promu employé communal. D'abord il sera cantonnier, cordonnier de routes, il les rapetassera, il bouchera les nids de poule, raclera les fossés, avant de devenir tambour de village.

Combien de fois le tambour s'arrêtait-il ? A tous les carrefours, dans tous les quartiers, en haut, en bas, au milieu, à toutes les croix, parfois jusqu'au moutier et au cimetière pour que les défunts ne soient pas oubliés. C'est qu'il ne se considère pas comme un employé municipal ordinaire, le citoyen Messager, il sait qu'il en est un, et pas comme les autres : un messager spécial, un messager des dieux.

Les anges aussi sont des messagers. Le père Bolis, un ange ? Il y a des anges de toutes sortes, encore qu'avec moustache ce n'est pas ordinaire, un simple tambour de village ne peut pas forcément rivaliser avec eux. Mais ils sont tous bricoleurs, les messagers, ils arrangent ce qui ne va pas, ils interviennent dans les brouilles, ils s'entremettent dans les rencontres. Imaginons le citoyen Bolis, mage si vous voulez, un peu acrobate, eh bien ? Ceux qui ne s'y tromperont pas seront les enfants. Chaque fois qu'à midi il se pointe au carrefour près de la mairie avec sa bicyclette, son tambour, et, les jours où il pleut, son grand parapluie bleu, les écoles du village sont là. Les enfants attendent le moment où, à propos des femmes et des hommes, il va jeter quatre vers de troufion en goguette, un refrain de caserne qu'on ne peut répéter ici.

Voilà les premiers roulements de baguette sur la peau d'âne, et après l' "avis du père Bolis" tant espéré, un long cri aigu, comme un immense sifflement d'hirondelles. Alors à travers tout le village, comme une troupe de théâtre, les gosses le suivent.

Qui donc ? Eh bien, le montreur d'ours, le mage, le jongleur, le messager qui peut sortir n'importe quoi de sa poche. A chaque arrêt, nouveaux roulements de tambour, puis avis du père Bolis, beau et lisse avec la fameuse immuable rigolade où on lève la cuisse, les cris fusent de plus en plus pointus, de plus en plus perçants, de plus en plus stridents, et le départ en trombe pour la prochaine station ressemble à un vol serré de freux".

Mais que vient faire sur ce site ce tambour d'Asquins ?

Et bien c'est que Jacques Louis Bolis est né à Entre deux monts le 22 août 1889, en même temps que la tour Eiffel. Il a fêté ses 100 ans à l'hôpital de Vezelay où il a terminé sa vie le 29 janvier 1990.

Son père Jacques Bolis né en Italie, en 1866 à Soluzagno, province de Bergame, était mineur et travaillait à la construction de la voie ferrée Champagnole Morez.

Jules Roy, un voisin célèbre, présidait et prononça un superbe discours dont sont extraites les lignes qui précédent. Le maire d'Entre deux monts assistait à la cérémonie.

Selon une infirmière qui l'avait connu à Vezelay, lorsqu'il évoquait son enfance à Morillon, il racontait comment il gagnait quelques pièces en ravitaillant en vin, à partir d'un café de Morillon, les collègues de son père.

On relève en 1888-90 sur les registres d'Etat civil d'Entre deux monts, un bon nombre de noms italiens, comme par exemple ceux de Joseph FANTOLI, Baptiste RIGONI, maçons, et de Dominique Raphael Achille TISI de Fabriano (province d'Ancone) et alors "Cabaretier à Morillon".


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