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Le lait et les bergers

 


Gaïd Ribault est l'arrière petite fille du Docteur René Chambelland. Elle a trouvé sur ce site les pages consacrées à son arrière grand-père, bien connu dans notre région pour ses études sur l'église et la baronnie de la Chaux des Crotenay. Il était le fils de Louis Chambelland, instituteur, originaire de Bulle. Elle a la gentillesse de me donner une copie des cahiers rédigés par son arrière-arrière grand-père, Louis, qui dépeint avec détails la vie dans nos campagne entre 1870 et 1890. Voici un extrait de ces textes où l'on découvre la vie des petits bergers et la manière qu'avait le fruitier, de faire les comptes de ses sociétaires, avant l'avènement du carnet.

tableau de Marcel Yerly, musée des "Machines à nourrir le monde" de Clairvaux


La principale production du pays est le lait, donc le fromage. Il y avait une fromagerie, chalet, à chaque bout du village. Dans mon tout jeune âge, il n'y avait pas de chalet, le fromage se faisait chez le cultivateur qui avait fournit le lait. C'était marqué sur une taille qui restait au chalet et l'autre chez le propriétaire. Chaque jour, le fromager, le fruitier, comptait sur les tailles la quantité de lait. Les marques avaient différentes formes. On pouvait voir les signes suivants : + valait dix channes, la channe V valait dix pintes (ou 10 litres), la pinte I valait deux chauvaux (ou 1/2 litre). L'une des taille avait une encoche, c'était celle de l'avoir.

tableau de Marcel Yerly, musée des "Machines à nourrir le monde" de Clairvaux

Quand un particulier avait eu le fromage, le fruitier lui donnait la taille sans encoche, il gardait celle avec encoche qui s'appliquait sur l'autre. Les deux tailles portaient le nombre de litres de lait redus, à chaque portée de lait, le fromager, d'un coup de couteau, enlevait le nombre de litres apportés. Quand il ne restait plus rien, il donnait l'autre taille, et cette fois, ajoutait les litres apportés. C'était tout un travail pour compter. Il avait peut-être un avantage pour le fruitier, c'est qu'aucun contrôle n'était possible et il pouvait attribuer le fromage à sa guise. Il y avait parfois des critiques. Quand a été admis le carnet, un fruitier me disait qu'il regrettait la taille.

Lorsque le fruitier avait fait ses comptes et déterminé la maison où tout le monde devait porter son lait, c'est par la formule uniforme qu'il l'annonçait à chacun : "On rlauve tsi X" (on relave chez X, ce qui signifiait "on relave les ustensiles"). Et l'après-midi, on pouvait voir le fruitier transporter sur une charrette : la chaudière, les rondeaux, les formes de fromage et de sérat, les foncets, les piès (toiles), les brosses, tout ce qui lui était nécessaire. A la maison où il allait s'installer pour un jour, il y avait la potence (bètche) pour suspendre la chaudière et l'enrtche, longue table où il posera le fromage sorti de la chaudière ainsi que le sérat. Le fromage sortant chaud et gouttant de petit lait était placé dans le cercle, ou moule, puis le foncet posé dessus, il chargeait le tout de grosses pierres qui servaient de pressoir. Le fromage fini, les brèches et le sérat enlevé, il ne restait que la cuite verdâtre que le cultivateur versait dans un tonneau pour nourrir son cochon.

Musée des "Machines à nourrir le monde" de Clairvaux

L'expression "rlauve" était courante chez les vieux. Un jour, un vieux m'a demandé : "Tsi quie ste rlauve ?" (chez qui relaves-tu ?) Ce qui voulait dire : "de chez qui es-tu ?". La même question m'a été posée par un curé natif de Bulle, l'abbé André, curé des Hopitaux. Je venais de servir sa messe, quand il me dit, tout surpris que j'étais de l'entendre parler patois : "Tsi quie ste rlauvé ? - Tsi Elie Chambelland, tsi grandsemain ?". C'était le sobriquet de mon père, on lui avait donné quand il était jeune à un moment où on voulait le chasser d'où il était. Il avait répondu : "I su tsu lu grand tsemin" (je suis sur le grand chemin).

Revenons au fromage. J'avais sept à huit ans quand il fut décidé de louer une maison pour chalet. Ce fut précisément celle où nous sommes allés rester quand un véritable chalet a été bâti tout près. Dans le bout d'Amont, il y avait chez l'ensemble des cultivateurs environ 200 vaches. A partir de mai, elles allaient au pâturage conduites par un berger qui avait ainsi à garder près de 300 bêtes, car il y avait les génisses. Il était payé par tête et je crois qu'on lui donnait quelque chose en nature. Il avait aussi les étrennes à la Saint-Jean, le dimanche après le 24 juin. Ce jour-là, dans la matinée, il attachait une couronne à l'une des vaches de chaque cultivateur. Il va sans dire que la beauté de ces couronnes étaient graduée d'après les étrennes espérées. Le retour du troupeau était curieux ce midi-là, et beaucoup de monde attendait pour juger les couronnes.

Presque tous les cultivateurs du Bout d'Amont avait des boeufs, peu de chevaux. Une fois les semailles du printemps terminées, les boeufs étaient envoyés à la pâture dans les communaux. Il n'y avait pas encore un berger pour les boeufs comme pour les vaches. Chacun conduisait ses boeufs dans un communal spécial appelé en patois l'orpeillire, ou peut-être lo rpeillire. Nous nous trouvions ainsi deux fois par jour, trois ou quatre garçons et autant de filles de 10 à 14 ans. Le communal où nous allions comprend deux grands rectangles, d'environ 200 mètres de long sur 80 de large, de chaque côté des champs, côté sud un mur, une rangée de pierres les préservait, mais il n'était pas assez haut pour empêcher les boeufs de le franchir; de l'autre côté pas de mur et nous ne manquions pas d'observer qu'en les labourant, les propriétaires dépassaient la limite, nous trouvions donc tout naturel que ce qui dépassait fut brouté, et même un peu plus.

Chez les bœufs comme chez les gens, il y en avait de bons et d’autres qui l’étaient moins. Les bons étaient ceux qui se contentaient du peu qu’ils trouvaient devant eux, les miens faisaient partie de ceux-là ; les autres trouvaient que de l’autre côté du mur ou de la limite, le repas était plus substantiel et n’hésitaient pas, si le berger n’était pas là pour les rappeler, à s’approcher de la table. Le Roussi de Guegna était peut-être le plus enragé à faire des dommages et le temps que l‘on mettait à courir pour le ramener, était perdu pour la partie de jeu engagé.

Le pire des crèves cœurs était lorsque le garde champêtre ramenait lui-même, un ou plusieurs bœufs, qu’il avait chassé des champs. Quel sale moment à passer pour le gardien de ces bœufs : « T’iré s’tu sa tsi X » (tu iras ce soir chez X, le propriétaire du champ). Et il fallait y aller. Paulin, le garde, en rentrant au village voyait les propriétaires des bœufs, puis ceux des champs et ce n’était pas pour rire. Il y avait d’abord la correction en rentrant à la maison et bien souvent de l’argent à verser.
Je n’ai eu à supporter cette épreuve qu’une fois et nous y étions tous; ce n’était pas pour nos bœufs, c’était bien plus grave, nous avions brûlé une barrière.
Voilà qu’au bout d’un champ, le long d’un chemin, Soipteur, du Bout d’Aval avait mis une barrière de fagots d’épines. Nous l’avions soigneusement respectée la première année. Ensuite, les fagots se déliaient, s’affaissaient, mais elle protégeait toujours le bout du champ. Un jour, un de nous avait des allumettes. On rassembla de la mauvaise herbe sèche, quelques débris de bois et surtout une bonne provision de bouses bien sèches pour allumer un feu. Notre feu manquant d’ardeur, l’un s’éloigne et revient portant une brassée de bois d’épine bien sec et voilà les flammes qui s’élèvent vers le ciel. On se préparait à retourner à la provision quand Paulin paraît devant nous ;  d’où était-il sorti ? Il regarde le feu, reconnaît la provenance du bois, nous compte tous et dit : «Vous iri s’tu sa tsi Soipteur !» Quelle affaire pour moi ! J’osais espérer qu’il ne m’avait pas reconnu. Le retour n’était pas gai, quelques uns ricanaient, moi je n’en menais pas large. Dès mon arrivée, avant que j’ai eu attaché mes bœufs, je recevais quelques giffles accompagnées de mots mal sonnants, et puis :  «File tsi Soipteur !». J’aurai bien mangé un morceau de pain, mais c’était formel. Je m’en vais trainant les pieds, peu à peu j’en trouve d’autres et en arrivant au Bout d’Aval, tout le monde était là et presque tous avaient l’air de rire, disant qu’ils n’avaient reçu aucune réprimande.

musée des "Machines à nourrir le monde" de Clairvaux

Soipteur habitait dans une lignée de maisons se touchant toutes, écuries et granges sur la rue, les appartements de l’autre côté au sud. Un long corridor sans fin et noir comme un four, une porte, une chambre, la cuisine et plus loin une porte ouverte bien éclairée. La famille était à table, sept ou huit personnes, dont Henri mon conscrit et de larges sourires éclairaient leurs visages, sauf celui du père Soipteur qui était froid et sec. Le plus hardi de nous que nous avions chargé de parler, pris la parole et dit que nous venions nous arranger pour avoir brûlé ses épines ; après plusieurs remontrances il nous a demandé de ne plus jamais y toucher et que ça s’arrangerait comme ça. Nous avons tous promis et il nous a renvoyés. A peine sortis de la pièce, il y en a qui chantaient déjà alors que nous étions encore dans le corridor cherchant la sortie. J’arrivais chez nous content et avec un bon appétit, mais mon père me dit : «Vo te cutchi, Mandrin !». J’ai obéi et retenu la leçon.
Ma vie de berger de bœufs a cessé vers 13 ans; mon frère avait insisté pour que mon père achète un cheval au lieu des bœufs. Dans le même temps, les cultivateurs ont décidé de prendre un berger spécial pour les bœufs. C’était un bien pour les terres et pour les gosses.


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