Les conquêtes de la Franche-Comté |
Dans ses "Recherches
sur Chapelle des Bois", en 1894, l'abbé Léon
BOURGEOIS-MOINE consacre un chapitre aux trois guerres de conquête,
au XVIIe siècle, du royaume de France vers la Comté.
La troisième fut la bonne, mais les comtois vendirent chèrement
leur terre, et même lorsque tout fut perdu, ils n'obéirent
à leurs nouveaux maitres que de mauvaise grâce. Et morts,
ils protestaient encore en se faisant "ensevelir le visage
tourné contre terre pour ne pas voir le soleil français".
Voici ces extraits : |
On pense qu'une des causes principale de la guerre de 1636 - 1639, ou plutôt de la guerre de Trente ans, fut l'affaiblissement des deux branches de la maison d'Autriche; restreignons-nous aux évènements de la guerre qui eut lieu de 1636 à 1639 dans nos hautes montagnes du Jura et qui fut surtout suscitée par le cardinal de Richelieu contre la maison d'Espagne à laquelle était lors soumis nos ancêtres.
Dès le mois de mai de l'année 1636, on s'occupa dans nos montagnes de préparatifs de guerre; le capitaine de Lesay, leva à la hâte une compagnie de soldats, mais la contagion se mit dans ses rangs, et il fut obligé de la licencier. Au mois de septembre, Claude Parisot visita les corps de garde des Rousses, de Morez, de Longchaumois, et fit une reconnaissance des gens capables de porter les armes. En 1637, le comte de Bussolin s'empara du château de Dortans et de Martigna; les comtes français de Longueville et de Guébriant prirent Saint-Amour, Moirans et des forteresses environnantes, mais la peste noire déjà signalée en 1636, fit d'épouvantables ravages dans les deux camps ennemis, et en particulier dans les terres de Saint-Claude et de Chatel-Blanc. Nous voici à la lugubre année de 1639, "la plus funeste et tragique que la Bourgogne ait eue" dit Girardot de Nozeroy, car "elle a estée dans le feu, le sang, la peste, sans ressource d'aucune part". L'armée de Bernard, duc de Saxe-Weimar, alliée de la France, n'était qu'un ramassis de bandits de toutes nations, française, allemande, suédoise surtout, soldats aguerris, mais pillards et féroces. Dès le milieu de Janvier, Pontarlier, Rochejean, Nozeroy, sont pris, les villages saccagés et tout le plateau du Jura est envahi par ces bandes forcenées qui partout jettent la désolation et le deuil. "Le ciel, raconte Girardot, qui a coutume de donner de longs hyvers à nos montagne et leur fournir de grands remparts de neige, retira sa main cette année, de janvier à février noz montagnes furent sans neige avec un air doux et serein". Weimar se hâta d'en profiter, partout les envahisseurs pillent, ruinent, brûlent, égorgent; dès qu'ils parraissent à l'horizon, on pousse le cri d'alarme, les villageois s'enfuient éperdus, abandonnant leurs demeures à la rapacité de l'ennemi. "On voyait chaque jour, dit le même chroniqueur, de saintes âmes fuir en divers lieux; et la nuit, les feux des villages brûlants donnaient lueur et en cette sorte furent consumés plusieurs centaines de beaux et grands villages". Mouglat dit : "La province de Franche-Comté, et surtout le baillage de Pontarlier, ressemblait plutôt à un désert qu'à un pays, qui jamais eut été peuplé". Ensuite la peste que nous voyons sévir dans nos montagnes dès 1636, redoubla de fureur en 1639 et semble rivaliser de cruauté avec Weimar (1), et l'on est obligé dans chaque village d'établir un cimetière des "bossus ou des pestiférés". Avec la guerre barbare et la peste dévastatrice, marche de front la famine. Elle est telle que dans les camps, les soldats morts deviennent la pâture de ceux qui survivent. "Le bled, est-il dit dans une note écrite à cette époque, était rare et fort cher; il n'y avait plus de viande, on mangeait les chats et les rats, et bien heureux étaient ceux qui en avaient". Le maréchal de Guébriant, non moins cruel que Weimar, envoya au commencement de mars le colonel Ohem avec six pièces de canons et mille fantassins, puis le comte de Nassau avec 3000 cavaliers, 400 reitres démontés et 300 mousquetaires aux environs de Morez. En même temps, Mouthe, Chaux-Neuve, Chatel-Blanc, Foncine, Morbier étaient ravagés par les troupes du marquis de Turlat et du duc de Roquesenvieux. Les deux corps alliés se rencontrèrent plus d'une fois sur le plateau de Chapelle des Bois et de Bellefontaine, en sorte que ces deux villages n'eurent pas moins à souffrir que les autres. La tradition rapporte qu'une femme Blondeau des Prés-Hauts, surprise par quelques uns de ces bandits, fut massacrée après avoir reçue les derniers outrages. Le père Désirée Bourguignon, gardien des capucins de Lons le Saunier, écrit à la date du 23 mars : "Les Suédois firent l'autre jour une course à Bellefontaine et à Morez, d'où ils enlevèrent force prisonniers dont ils firent grosse rançon, tuèrent force monde et emmenèrent près de 400 bêtes à cornes avec des juments. Ils arrivèrent là par des chemins inconnus à ceux mêmes du pays". D'après cette note, vers le 15 mars, les Suédois étaient à Bellefontaine, et ils ne vinrent pas par Morez, puisque d'après le contexte, il semble qu'ils s'en retournèrent par là; ces armées venaient peut-être de Chaux-Neuve ou Foncine, c'est probable, elles passèrent par Chapelle des Bois et les écrits aussi bien que les traditions donnent à croire que ce fut alors que furent détruites les maisons de ce dernier village. Tout devint la proie des flammes; sous la conduite du lieutenant Vitalis, dont l'histoire nous a conservé le nom, les barbares ne laissèrent debout que trois ou quatre maisons (2). A leur arrivée, les habitants s'enfuirent dans les forêts du Mont-Noir et n'eurent d'autres asiles que quelques grottes ou le Creux-Maldru, la caverne des tristes jours. Le docteur Munier raconte qu'on voit encore dans ces endroits sauvages, le rocher sur lequel nos pères s'abritèrent et les débris des frêles constructions qu'ils y avaient édifié pour s'y cacher; il dit aussi qu'on avait fait des canons de bois reliés en fer et dont le bruit répété par les échos éloignait les bandes hérétiques. Qu'on se représente les scènes de désolation de cette époque malheureuse; c'est au mois de mars, c'est à dire à la saison la plus mauvaise de l'année sur ces hauts plateaux du Jura; les neiges tombées en abondance (3) en février, commencent à fondre et rendre les chemins impraticables; cependant il faut fuir; si l'on reste, c'est la mort ou tout au moins des outrages révoltants. On emporte à la hâte les enfants, les malades, les vieillards; on s'efforce de soustraire à la rapacité quelques maigres provisions et sous la conduite du pasteur fidèle on s'en va chercher un refuge dans cette grotte où l'abbé Louis Blondeau restera longtemps; nous l'avons dit, cette caverne est le Creux Maldru, le lieux des sombres heures, l'endroit témoins de tant de larmes et de tant de prières. Le 28 mars, un magistrat, M. de Scey, fut député pour se rendre à Pontarlier afin de traiter avec Weimar; à l'audience qui ne lui fut donnée que le 13 avril, le général ennemi s'engagea d'exonérer du logement des troupes et des frais de la guerre, les terres de Saint-Claude et de Chatel-Blanc, moyennant 12000 écus payables en quatre mois; cette condition était inacceptable et irréalisable, et la guerre reprit de plus belle. Les vexations continuelles de l'ennemi devinrent intolérables; les jeunes gens, même des hommes mariés révoltés de tant de saubagerie, se mirent sous la conduite du baron d'Ornans, de Jean-Claude Prost-Lacuzon de Longchaumois, de Cart-Brounet de Mouthe, de Javaux de Sainte-Colombe, etc ... et se signalèrent par de cruelles et sanglantes représailles. Les meurtres, les incendies, les ruines se multipliaient de part et d'autre, quand tout à coup on apprit la mort presque subite, à Salins, le 18 juillet, du trop célèbre Bernard de Weimar. A cette nouvelle inattendue, l'ennemi consterné dut enfin quitter un pays où il n'avait laissé que des décombres et du sang. L'ouragan a passé, mais que de ruines il a accumulées, durant des siècles le souvenir de ces catastrophes se perpétuera en Franche-Comté. On dira dans les montagnes du Jura, lorsqu'on voudra flétrir la mémoire d'un homme, qu'il est barbare comme un suédois et sauvage comme Weimar. Ce fut encore sur la fin du mois de juillet ou au mois d'août que les habitants de Chapelle des Bois quittèrent leur retraite sauvage et leur sombre asile. Réunis aux gens de Foncine qui avaient partagé leur solitude et leurs épreuves, ils ne voulurent pas se séparer sans témoigner à la Vierge leur reconnaissance pour les avoir préservés de plus grands maux. C'est ainsi qu'ils dressèrent à Combe David un monument formé de quatre blocs de pierre, surmontés d'un cinquième sur lequel était grossièrement sculpté la scène de la fuite en Egypte. C'est ce monument qui donna lieu à la construction de l'oratoire actuel. Après six mois de privations et de souffrances de toutes sortes, nos ancêtres rendus à leurs champs et à leur liberté, ne trouvèrent que des maisons détruites, des prairies incultes, leurs troupeaux disparus et ils se virent presque sans ressources en face d'un hiver qui allait bientôt recommencer. 1) A la Rixouse, dit Rousset, toute la population fut emportée par le fléau, sauf deux jeunes filles. 2) La tradition rapporte qu'il n'y a que trois ou quatre maisons qui échappèrent aux fureurs des Suédois : à la Combe des Cives, une maison aurait été épargnée parce que le propriétaire Claude Guy, aurait donné au lieutenant Vitalis qui le traitait de paysan, des renseignements sur le pays et les habitants; depuis cette époque, les Guy de cette famille auraient été désignés sous le nom de Guy-Paysan. Deux autres maisons, l'une à la Norbière, l'autre aux Mortes, auraient également été préservées ainsi que l'église. Quant au nombre de personnes mortes de la peste à Chapelle des Bois, on ne saurait le connaître exactement, car on ne connait parmi les pestiférés que le nom de Claude Poux; mais il y en a évidemment eu d'autres, peut-être une quinzaine car le cimetière des pestiférés occupait un assez grand espace. Chaque année on s'y rendait solennelement en procession le lendemain de l'Assomption, Saint Roch, le patron des lépreux y était en très grande vénération. 3) Une des maisons épargnées près de Combe des Cives, le fut parcequ'elle se trouvait tellement envahie par les neiges que les soldats ne purent aborder. Depuis longtemps déjà, la France convoitait la belle et noble province de Franche-Comté. Henri IV, après avoir réuni la Bresse et le Bugey à la couronne, avait dit : "Je veux bien que la langue espagnole demeure à l'espagnol, et la langue allemande à l'allemand, mais toute la langue française doit être à moi". Nous venons de voir qu'après lui, Richelieu avait cherché à s'en emparer, et sans l'héroïque résistance des habitants, il en serait certainement venu à bout. En 1665 mourut le roi d'Espagne Philippe IV; aussitôt Louis XIV revendiqua la Flandre et la Franche-Comté, au nom de son épouse Marie-Thérèse, fille du prince défunt. En 1667, il fit la conquête de la Flandre, puis durant l'hiver, il lance sur la Franche-Comté, sous la présidence du grand Condé, 1900 fantassins et 3000 cavaliers. Le 2 février, cette armée s'empara de Bletterans, le lendemain de Pesmes et de Rochefort; le 10 de ce mois, Salins capitula et quelques jours après c'était Besançon. Le capitaine Prost-Lacuzon, avait été le premier à reprendre le mousquet pour défendre son pays; et dès le 6 février nous voyons le Parlement de Dole l'appeler au secours de cette ville assiégée et lui donner tout pouvoir pour faire les levées d'hommes, constituer des chefs, et pourvoir au logement des troupes. Malheureusement sa bravoure ne fut guère secondée. Néanmoins le 14 février au soir, à la tête seulement de 300 hommes à pied et de 10 à cheval, il fit son entrée à Montaigu, courrut de là à Saint-Laurent la Roche, dépécha les ordres nécessaires pour qu'on lui envoya des approvisionnements, puis faisant un détour pour éviter Lons le Saunier pris depuis la veille, il entra le 16 à Seillières, et se dirigeait à la hâte sur Dole, quand il apprit que cette ville venait de se rendre. Le capitaine, dit Perraud, rentra à Saint Laurent la Roche la mort dans l'âme; néanmoins, il voulut résister encore. Le 21, il demanda aux échevins de Moirans 300 livres de poudre, il n'en obtint que 170; mal secondé, ou plutôt se trouvant à la tête de quelques soldats indisciplinés et sans munitions, Jean-Claude Prost, sur l'ordre formel du gouvernement espagnol, fut contraint de se soumettre au vainqueur. Le 2 mai, la paix fut signée à Aix la Chapelle; la Flandre était cédée à la France, mais l'Espagne gardait la Franche-Comté. Malgré le traité d'Aix la Chapelle, Louis XIV songea toujours à s'emparer de la province de Franche-Comté. En 1673, il ouvrit les hostilités en lançant 24000 hommes sur les frontières de l'ancienne Séquanie. Comme en 1668, le lâche gouvernement d'Espagne n'était pas en mesure de résister aux armées du grand roi; mais il y avait au coeur de nos pères une si profonde aversion pour la France, surtout depuis les horreurs de 1639, qu'ils se préparèrent de toutes parts à lutter contre l'envahisseur. La guerre fut définitivement déclarée le 12 octobre. Tous les hommes valides prirent le mousquet. L'armée française avait passé la Saône le 12 février 1674; Gray se rendit le 28, vers le milieu de mars, Lons succomba à son tour. La province lève de nouvelles troupes; nos villages fournissent de nouvelles recrues, nos montagnards soutenus par des chefs intrépides, parmi lesquels brille encore le capitaine Lacuzon, font des prodiges de valeur; mais délaissés par l'Espagne, le succès est loin de répondre à leur valeureuse audace; les français partout vainqueurs, après s'être emparés le 23 mai de Besançon, le 2 juin de Pontarlier, le 22 juin de Salins et de Dole, devenaient en quelques semaines les maîtres de la Franche-Comté. Le 29, Louis XIV rentrait à Paris et notre province devenait une province du royaume de France. Cette annexion a été une des plus dures épreuves qu'ait eut à subir dans le cours des siècles, le coeur des Comtois. Pendant plus de cent ans nos pères pleurèrent leur liberté perdue. Ils chantèrent le Te Deum, puisqu'ainsi le prescrivait le duc de Duras. Ils jurèrent fidélité à Louis XIV puisqu'ils y étaient forcés, mais ils gardèrent longtemps un attachement inébranlable à leurs anciens maîtres et n'obéirent aux nouveaux qu'avec mauvaise grâce, et ils se firent ensevelir le visage tourné contre terre pour protester de leur deuil et ne pas voir le soleil français (1). Ce n'est guère que depuis la Révolution que la Franche-Comté emportée, avec la nation dont elle fait partie, vers un nouvel ordre des choses, oublia l'Espagne et son ancienne indépendance. Maître de Franche-Comté, Louis XIV s'appliqua à y établir le régime centralisé de la France et à ruiner les institutions qui pouvaient entretenir chez les Comtois le souvenir de leur vieille liberté. Il plaça à la tête de la province un intendant qui avait les mêmes pouvoirs que le roi de France (2). En 1676, il transféra le parlement de Dole à Besançon, tout en lui enlevant ses pouvoirs politiques. Jusque là, il n'y avait eu en Franche-Comté que trois baillages : les baillages d'Amont, d'Aval et de Dole. Le roi leur adjoignit le baillage de Besançon; dans ces baillage, la justice était exercée par des lieutenants assistés d'un procureur et d'un avocat fiscal que les baillis, pour alléger le poids de leur charge, plaçaient à la tête de ces juridictions subalternes. Le roi créa aussi, ou plutôt transforma, la maréchaussée. Elle était composée d'un prévôt et de 46 archers pour la province. Le prévot-général résidait à Besançon; les trois provinciaux étaient à Dole, Vesoul et Lons le Saunier. Pontarlier n'avait que 4 archers d'ordonnance dont l'un était chef. La maréchaussée fut remplacée en France par la gendarmerie en 1790. 1) Bon nombre de Comtois préférèrent alors s'expatrier plutôt que de devenir sujet de la France. Parmi eux, on remarque le brave Prost-Lacuzon. Quand en 1674, la Franche-Comté eut capitulé, il erra durant quelques temps dans nos montagnes; mais partout traqué par la police française, il dut quitter sa chère province et il se rendit à Milan. En 1678, on guerroyait en Sicile, il y courut, revint à Rome l'année suivante, puis à Milan où il mourut le 21 décembre 1681, après avoir fait une fondation de messes à Lonchaumois son pays, il avait 74 ans. En 1887, aux Grangettes, on découvrit dans un angle retiré du cimetière, le squelette d'un homme couché la face contre terre. 2) Une délégation de l'intendance fut établie à Besançon, à Dole, à Vesoul, et l'on constitua des déléguations inférieures ou subdéléguations dans quelques autres villes. L'établissement de celle de Pontarlier date de 1707. |