De Genève à Paris, par Morillon, en 1791 |
Cela se passe en 1791 et c’est un suisse qui raconte son voyage. Son journal est doublement Intéressant puisqu'il nous décrit comment se passait un voyage en diligence, et que cette diligence passait, comme celle du grandvallier Bouvet, devant la Vierge de Morillon, puis par Maison Neuve devenu notre Pont de la Chaux. En voici des extraits: |
(Journal de voyage de Genève à Paris en diligence, fait en 1791) Lundi Je devais rejoindre la diligence. Une grande berline des plus solides à six places; doublées en cuir, exactement fermée, sur le devant de laquelle est un cabriolet occupé par le conducteur. Six chevaux menés par deux postillons la tirent; les bagages et malles sont placés sur un chariot qui suit la voiture. Mardi A quatre heures et demie nous étions en route; il faisait obscur et froid. Après avoir fermé les glaces de la voiture, nous essayâmes de nous endormir. je reposais tranquillement lorsque nous nous arrêtâmes à Trélex; quelques paysans qui venaient de traverser le Jura dirent au conducteur qu’il était impossible de passer la montagne. Notre conducteur fit ajouter deux chevaux à la voiture et après une halte d’une heure, nous repartîmes. Dix hommes, vingt-deux chevaux, quatre traîneaux, et deux voitures étaient rassemblés au même lieu dans une route de six pieds de large, bornée de chaque côté par un rempart de neige très élevé, quand, sans doute pour embarrasser le coche, descendirent de la montagne, quatre allemands, marchands de cochons qui chassaient devant eux environ quatre-vingt de ces animaux. Pour augmenter l’embarras, un meunier; avec une dizaine d’ânes, joint l’arrière garde de la troupe. Jugez du cahot ... Enfin les cochons ont passé ... la caravane poursuit sa marche, et, après mille peines, arrive heureusement à St-Cergue. Il était midi lorsque nous reprîmes notre route, la crainte d’être renversé et de me rompre peut-être quelque membre loin de tout secours me fit prendre la résolution de faire seul à pieds le chemin de St-Cergue aux Rousses. Je pars donc le premier : la caravane me suit. Je l’eus bientôt perdue de vue dans un chemin tortueux; je n’entendis plus que les cris et les coups de fouets de vingt hommes qui excitaient les chevaux et soutenaient la voiture dans les passages difficiles. Cinq ou six commis font mine de vouloir me fouiller; je les envoie tous au diable en les priant d’attendre la diligence. J’étais gelé; je me rendis donc à l’auberge pour me chauffer. Mes bottes étaient si humides que j’eus des peines infinies à les ôter pour chausser une paire de sabots. J’étais mouillé jusqu’à la ceinture et placé devant un feu des plus ardents. Sept ou huit volailles tournaient à la broche et se brûlaient plus qu’elles ne cuisaient. Un immense cuvier rempli de linge, laissait exhaler une vapeur insoutenable, qui était corrigée par une fumée épaisse qui sortait de dessous le manteau de la cheminée. Les parois, les meubles, la vaisselle de cette étroite cuisine ont la couleur d’un vieux chapeau. Un grand estafier était debout au coin du feu, les bras pendants contre sa veste sale ...J’appris que cet individu était un employé que le directeur du bureau des Rousses avait envoyé après moi pour observer mes démarches. Je suis certain que ce gueux aurait laisser passer pour cent mille livres de contrebande si on lui avait donné 6 livres. Eh ce sont ces gens-là qui sont chargés de percevoir les droits sur les frontières. Ah ! voilà la diligence arrivée saine et sauve. Après une visite aussi longue qu’elle fut inutile, l’on replaça le carrosse sur les roues et nous partîmes pour Morez. Le chemin qui conduit à Morez va toujours en descendant. Un torrent dont le bruit est épouvantable, coule à votre gauche; une montagne d’une hauteur considérable est perpendiculairement placée à votre droite. La petite ville de Morez doit être charmante, à en juger par ce que j’ai pu apercevoir de la voiture, au clair de lune. Un bon feu, un excellent souper, une bonne compagnie nous attendaient; j’apportais un appétit, et une fatigue extraordinaire. Je mangeais autant que quatre. La conversation s’anima au milieu du repas. L’on parla de politique. Pour moi je n’eus de discussion avec personne. Je fus me coucher aussitôt, et dormi de ce sommeil que procurent la lassitude et une bonne santé, dans des draps humides du plus mauvais des lits. Mercredi Je dormais profondément tandis que mes compagnons de voyage étaient dans la voiture, prêts à partir; il était quatre heures et demie. Je me levai à la hâte et nous partîmes. La pluie commençait à tomber sur une neige de cinq à six pieds de hauteur; la route était une suite continuelle de collines et de vallons. Je dois vous apprendre que dans les voyages de la diligence, lorsque la neige, le mauvais temps ou quelqu’autre cause oblige d’augmenter le nombre des chevaux, les paysans les font payer ce qu’ils veulent, et ils viennent eux-mêmes en grand nombre, sous le prétexte de retenir la voiture et de conduire les chevaux. A chaque village on paie ces gens-là, et le conducteur fait dresser un procès-verbal qu’il fait signer par tous les assistants, afin de se faire rembourser de ses frais par la régie. Une quinzaine de paysans, pour louer leurs chevaux et gagner quelque chose eux-mêmes firent croire qu’il était impossible d’aller plus loin avec si peu de bêtes de trait, qu’il fallait en augmenter le nombre, et placer la voiture sur un traîneau bien ferré. Sans avoir besoin de descendre, l’on nous place sur ce traîneau; les roues, attachèes sur un autre, partent les premières et nous suivons notre route. Au bout d’un quart d’heure, les cordes qui attachaient les harnais pourris des chevaux au train de la voiture, se cassent, et nous restons au milieu de la neige, au bas d’une montée, et par une abondante pluie mêlé de givre. L’on aura de la peine à croire que les efforts de vingt hommes et de seize chevaux n’ont pu, dans l’espace d’une heure et demie, la montre en main, enlever le traîneau dont les fers s’étaient attachés à la glace. Ces pauvres paysans n’ont cessé de travailler pendant tout ce temps. J’avais pitié d’eux en les voyant mouillés comme des poissons, se trémousser, crier, fouetter, ôter la neige, soulever la voiture avec des barres de fer, de bois, un crique. Il fallu se résoudre à envoyer un homme chercher les roues et les replacer à la voiture. Enfin les efforts des chevaux nous ont entraînés, et après bien des peines, nous arrêtons à Combe-froide ... Quoiqu’au milieu de la neige, le chemin est charmant, il tourne autour de la montagne et vous offre à chaque instant le plus délicieux point de vue. A votre droite, des rochers rouges et noirs suspendus sur votre tête. Si un seul caillou, qui ne tient que par une branche de lierre, vient à se détacher, il peut entraîner une masse énorme, capable de vous réduire en poudre. A votre gauche est un torrent derrière lequel la montagne s’élève en amphithéâtre. La neige, qui nous suivait, en quelque sorte, disparut entièrement à la Maison-Neuve, petit hameau placé au pied d’une haute montagne. Si j’entreprenais de décrire tous les sublimes tableaux que l’on a sous les yeux, il me faudrait faire des volumes : ici une magnifique cascade, après avoir parcouru une étendue considérable, se verse dans un grand bassin, à l’extrémité est placé un moulin de la forme la plus pittoresque; là un pont d’une seule arche dans la situation la plus agréable; plus loin, un chemin tortueux, un bois couvert de sapins, une rivière bouillonnante, des rochers rouges et noirs : telles sont les beautés que nous offrent ces lieux et que le pinceau seul peut tracer. Un monument, qui m’a singulièrement surpris par sa hardiesse, est une niche, taillée à cent pieds de hauteur contre la montagne qui est perpendiculaire au chemin. Les habitants du hameau, pour préserver leurs demeures de la chute des rochers, ont imaginé de se mettre sous la protection de la bienheureuse Marie, et de placer son image contre la montagne. Mais comment sont-ils parvenus à gravir un rocher coupé à pic, à une hauteur aussi considérable. Il était sept heures et demie lorsque nous entrâmes dans la cour de l’auberge; les relais, ennuyés d’attendre depuis midi, étaient retournés à Poligni. Il fallut prendre son parti : au lieu d’aller chercher notre souper quatre lieues plus loin, nous le trouvâmes assez bon, auprès d’un poële et après une courte conversation, notre quatuor se sépara. En entrant dans ma chambre, je vis l’horizon en feu, et un bruit épouvantable frappa mes oreilles. C’était une forge ... Je n’en avais pas vu jusqu’à ce moment et je vous avoue que de la manière dont celle-ci me fut présentée, je crois à l’extrême violence du feu que l’on emploie pour réduire en fusion la mine de fer. Jeudi Il est une heure du matin, nous avons fait la moitié de chemin. Je reposais depuis fort longtemps lorsque, en entrant dans la jolie ville de Poligni, le bruit affreux que faisait la diligence et le chariot de bagages en roulant sur un pavé nettoyé par la pluie, dans une rue étroite, dont l’écho des maisons quadruplait le bruit me réveillèrent. Les trois postillons, animés par ce tintamarre, font claquer leurs fouets. Les chiens se réveillent et aboient de tous côtés. L’on était à peine levé dans l’auberge, lorsque nous y entrâmes. Nous demandâmes à déjeuner. La maîtresse était couchée dans un coin de la cuisine, et de son lit, donnait des ordres à ses domestiques. Elle me parut ne pas être de ces femmes qui mènent la barque lorsque le mari s’occupe d’autre chose. Au contraire, sa bêtise me convainquit de mon premier sentiment; et lorsqu’elle fut levée sa physionomie ne démentit pas ce que j’avais pensé d’elle. Il voyageait, sixième dans une voiture publique, lorsqu’un malheureux postillon qui conduisait les chevaux, au lieu d’enfiler un pont qui n’avait pas de garde-fou, passe à côté et culbute la voiture dans la rivière. La caisse du carrosse se sépare de l’avant et se renverse sur le côté de manière qu’une des portières est sur l’eau et l’autre au fond. Six têtes sont en dehors d’une petite portière, le reste du corps dans une eau couverte de glaçons. Ils restèrent une heure et demie dans cette position. Enfin le ciel leur envoya des bateliers qui ouvrirent la voiture et les firent sortir. Le plaisir de quitter ce coche de malheur fit oublier à un officier qui avait des éperons à ses bottes d’y faire attention; voulant sortir le premier, les éperons l’embarrassèrent dans les jupons d’une dame qui était au nombre des voyageurs et elle reçut une blessure d’un pouce de profondeur depuis le genou jusqu’à la ceinture. Les cris qu’elle poussait ne purent empêcher ce misérable officier de continuer ses efforts pour sortir. Cette pauvre dame fut transportée dans une auberge où elle expira au bout d’une demi-heure. Cette aventure doit engager les personnes qui ont des éperons à les ôter lorsqu’ils montent en voiture. Il nous apprit qu’il était directeur d’un hôpital et qu’il était malade de la goutte. D’après les conseil d’un ami il fit chercher un gros crapaud. Après l’avoir attaché par une patte de derrière, il le suspendit avec beaucoup de soin au milieu de sa chambre. Cet animal s’enfla, devint furieux, poussa des cris horribles et expira au bout de 22 heures. Lorsqu’il fut desséché, il l’enferma dans un sac de peau blanche et il le porte depuis ce temps dans une petite poche. Il nous assure avoir été guéri, non seulement de la goutte, mais de mille autres incommodités. Auxonne, où nous sommes arrêtés pour changer de chevaux, est une petite ville dont les fortifications sont plus aisées à forcer qu’à peindre. La Saône était débordée ... Il semblait que nous étions au milieu d’un lac lorsque, enfoncés dans la voiture nous ne pouvions voir le terrain qui nous portait. Tandis que l’on s’occupait à délivrer les paquets destinés à Auxonne, je fus me promener dans la ville. J’appris que les auxonnais aimaient la révolution et qu’ils la soutiendraient au péril de leur vie. A Genlis, la fatigue, le mouvement de la voiture, les marches forcées que j’avais faites dans la neige, m’avaient beaucoup indisposé depuis deux jours. A un quart de lieue de Dijon il me fut impossible d’aller plus loin. Je descendis pour prendre un peu l’air. Il faisait nuit, le chemin était affreux; je n’avais d’autre choix que de marcher, et j’enfonçais dans la boue jusqu’aux jambes, ou de remonter en voiture où la chaleur me suffoquait. Après avoir fait quelques pas, une averse m’obligea à chercher un abri dans le cabriolet du conducteur. Mais il fallu discuter quelque temps. Au bureau des diligences où nous devions changer de voiture, la bonne vieille d’Auxonne nous quitta. Le dolois nous assura que nous serions très mal dans les auberges proches; le chapeau rouge était trop éloigné, nous fûmes logés au "bareau verd" vis à vis de l’hôtel des diligences. Vendredi Fini le Jura, finies les montagnes, notre suisse poursuit son voyage: Dijon, Saint-Seine, Montbart, Tonnere, Saint Florentin, Sens, Melun, Charenton, puis l’Avenue de Vincennes. Il constate les habitudes des habitants, apprécie ou maudit les auberges, visite les monuments, les églises, relit Paul et Virginie apprend l’histoire de toutes ces villes et des célébrités dont elles sont fières.( A Montbart "il était tout naturel que nous parlassions de M. de Buffon" écrit-il et il consacre quatre pages à ce savant. |