Mon séjour de plumitif en Indochine 1951 - 1953 |
Georges Le 6 Avril 1951, j'avais pour la première fois les honneurs du journal officiel. Je figurais sur la liste des sous officiers de chancellerie inscrits au tour de départ pour l'Extrème-Orient avec le numéro 27 sur 51. Il y avait eu des pertes considérables au Tonkin et il fallait des remplaçants. Georges, qui était au 2ème bureau du secteur de Quang Tri s'était trouvé mal ou avait été blessé‚ au cours d'une opération dans ce secteur réputé dangereux. Le lendemain le lieutenant convoqua les deux soldats pour rédiger son rapport et le faire signer. Pressés de questions, ils finirent par revenir sur leur déclaration de la veille en disant que Georges n’était peut-être pas mort lorsqu’ils l’avaient abandonné. La réaction de Paris fut sévère. L'EMIFT demanda enquête et sanction. Les soldats autochtones, le lieutenant, et sans doute d'autres, furent interrogés à nouveau. Un troisième message fut envoyé : "Georges ROBERT a bien été tué", et le lieutenant puni. Mais le second message ("lire disparu au lieu de tué") avait déjà été notifié à la veuve. Dans la famille ce fut, outre la peine, le doute et la colère. En 1997, un général en retraite qui, alors capitaine, avait eu sous ses ordres, au 2ème bureau de Quang Tri, le sergent-chef Georges Robert, a bien voulu m’envoyer un récit très détaillé de l’opération dite de LUONG MIEU des 11 et 12 mars 1951. Malheureusement ce général avait dû remplacer au matin du 12 le commandant d’une compagnie voisine grièvement blessé. Il n’était donc plus, depuis quelques heures, le chef de Georges lorsque celui-ci a été tué.
Le départ Le 26 mai je recois ma désignation.
Nous devions embarquer par bateau à Marseille, mais à la suite d’un changement de dernière minute, c’est en avion que nous partons le 9 août pour Alger où nous passons la nuit, avant de prendre un train le lendemain pour Oran. Enfin le 13 août, nous nous mettons en route à nouveau pour Mers el Kebir, mais cette fois pour embarquer sur le "Général Mann", un des deux transports de troupe prêtés par les américains (l'autre est le "Général Mitchell"), pour aider la France à acheminer ses renforts vers l'Indochine. Au moment d'embarquer, les américains constatent que les légionnaires ont des chaussures à clous. Il faut donc aller rapidement chercher à Oran, 2000 paires d'espadrilles à semelles de corde. Chaussés convenablement les légionnaires peuvent commencer à embarquer, jusqu'à ce qu'un M.P apperçoive des bouteilles d'anis Gras dépassant des musettes.
L’eau est notre unique boisson. La nourriture cuite à l’eau est insipide. Il y a sur la table des tubes de toutes sortes mais personne ne parle anglais. D'ailleurs le contenu de ces tubes est toujours sucré. La salle à manger par contre, est agréable. Le service est assuré par des philippins civils, comme l'entretien des cabines et des douches (à l'eau douce). Le 15 août, nous aurons droit à des jus de fruits en plus de l’eau. Les légionnaires sont dans les cales et n'ont pas le même confort. Sur le pont il y a un immense salon avec canapés et fauteuils. Nous y avons joué au tarot jusqu'à l’arrivée. J'étais le seul à avoir apporté un jeu. Il y avait toujours du monde pour regarder et pour remplacer ceux qui s’arrêtaient. Mes cartes n’ont pas cessé de tourner durant tout le voyage, sauf la nuit et le dimanche matin, car le salon était réquisitionné pour les offices religieux catholiques et protestants. Le 15 août nous arrivons à Port Saïd et le bateau s'arrête pour attendre son tour avant de s'engager dans le canal de Suez.
A la sortie du canal de Suez, nous faisons halte à Ismalia où une nouvelle tentative des camelots est vite déjouée. On nous avait dit que dans ce port nous pourrions remettre du courrier que les américains feraient acheminer. Comme tout le monde j'ai donc remis une lettre qui est arrivée à Nevers sept mois plus tard, bardée de cachets USA. J'ai malheureusement perdu cette lettre. Arrivé dans l'Océan Indien, le bateau s'arrête brusquement, pivote de 90 degrés sur son axe et fait tonner ses canons. Après quelques minutes d’affolement général, nous apprenons qu'il s'agit d'un exercice. Le lendemain l’exercice est renouvelé, mais cette fois sans surprise, quelques uns réussissent même à se faufiler à la passerelle de commandement pour mieux voir. La visite du bateau et les parties de tarot ne suffisent pas à abréger les heures. Heureusement il y a aussi le spectacle nouveau pour moi et toujours renouvellé, de la mer et des côtes, et puis cette organisation et cette propreté obsessionnelle des américains. Finalement le temps passera tant bien que mal. Au large de Colombo ou peut-être de Singapour, je ne sais plus, des officiers venus de Saigon pour nous notifier nos destinations finales montent à bord. Saigon Le 31 août au matin nous arrivons au Cap Saint Jacques. La rivière de Saigon n’est pas assez profonde pour notre bateau, nous sommes transbordés sur le "Saint Michel" un vieux rafiot rouillé, qui termine sa carrière en longeant les côtes et qui vient s'accoster au "Général Mann".
Aussitôt les américains le repoussent de trois mètres et posent des passerelles entre les 2 ponts. Comme à Port Saïd ils craignent la contagion. Ceux d'entre nous qui étaient destinés à Saigon prennent place sur le "Saint Michel", et s’installent sur le pont pour découvrir le pays. Nous débarquons au port de Saigon en début d'après midi, sous une pluie torrentielle. Les anciens ne sont pas étonnés. Les bateaux ne peuvent remonter le fleuve qu'à marée haute, et l’averse accompagne toujours la marée à la saison des pluies. Saigon est au niveau de la marée haute, l'eau remonte alors dans les égouts, soulèvent les plaques et inonde les rues en y déversant quantité de poissons. Les indigènes, qui connaissent bien le phénomène, attendent que l'eau se retire pour profiter de cette pêche miraculeuse.
La rivière de Saïgon ressemble, en plus petit évidemment, au Mékong. Ce fleuve immense (4200 km) né au Tibet, traverse la Chine, la Birmanie, la Thailande, le Laos, le Cambodge, et se trouve avant d'entrer en Cochinchine, au niveau de la mer, sur une terre si désespérément plate, qu'il n'a plus la force de résister à la marée et se renverse. Il déborde jusqu'à créer le Tonlé Sap (qui signifie en khmer "grande rivière d'eau douce", mais qu'on traduit plus fréquemment par "grand lac") ). Des camions militaires nous emmènent au camp Petruski, immense, constitué de bâtiments couverts, mais ouverts de tous côtés. Les lits sont sommaires, superposés et avec des moustiquaires. A chacun de trouver une place, de se faire inscrire et d'essayer de téléphoner à une connaissance. Pour ma part j'appelle le colonel Lesimple. Encore un tour du camp, un semblant de repas, et je m’apprête à passer ma première nuit indochinoise. Le lendemain vers onze heures, je suis appelé par le haut-parleur. Le sous lieutenant Moal vient me chercher pour aller au mess des officiers au camp des Marres. Il me dit de m’habiller en civil. Mais je n'ai pas de vêtements civils. A Marseille on nous avait dit que c'était interdit, j’ai donc renvoyé à Nevers les affaires que je pensais inutiles. Le lieutenant m'emmène chez lui et me prête une chemise blanche. Je mets un short kaki et les chaussures basses (des anciennes chaussures montantes dont la tige a été découpée) que j'ai reçues à Marseille, et ainsi accoutré je fais une arrivée remarquée au mess. A la fin du repas je crois bien faire en offrant à ceux qui m’accueillent, une bouteille d'Arbois. Ils ne connaissent pas et n'apprécient guère car le vin est chaud. Le colonel me conduit ensuite à Cholon, à quatre Kilomètres de là, où sont les bureaux de la M.M.M.G.V.N. (Mission Militaire Française auprès du Gouvernement Vietnamien) et où je vais passer plus de deux ans.
Après avoir fait connaissance de mes futurs collègues et des locaux, je m’installe. Il n’y a plus de place dans les "boyeries" où sont logés les sous officiers. J’habiterai temporairement dans l'une des trois villas réquisitionnées pour la mission. Pas de portes mais des battants partant de cinquante centimètres du sol et s'arrêtant à un mètre cinquante de haut, que l'on pousse, sans la moindre serrure. Je resterai ici une semaine sans beaucoup dormir, puis j'aurai droit à une chambre individuelle dans la boyerie. Cette boyerie mérite que l’on s’y attarde un peu pour la décrire : quatre bâtiments adossés deux à deux formés sur le même modèle. Chacun comprend deux chambres, les douches et lavabos, à nouveau deux autres chambres et les W.C. Hormis un mur central, les cloisons sont en torchis. Les chambres de 2m50 sur 2m50 sont meublées d’un lit métallique avec sa moustiquaire, d’une armoire en bois, et d’un tabouret. La porte en latanier ferme à peu près. Les douches et lavabos sont à l'abri mais sans murs. Les W.C, à la turc bien entendu, doivent être désinfectés chaque jour au grésil, sinon les asticots envahissent aussitôt les environs. Eux n'ont pas de porte. Je partage ma chambre avec un ou deux margouillats. Ils sont les bienvenus car ils se nourissent de moustiques et, autant et même mieux que la moustiquaire, ils nous protègent du paludisme.
Au delà de ces trois bâtiments, il y a la vraie boyerie où résident deux boys et leurs familles. Il s’agit du personnel domestique responsable de la propreté du campement et qui lave et repasse notre linge contre une dizaine de piastres par mois. Leurs "nhios" vivent tout nus dans leur secteur. A l'opposé, c’est la voie de chemin de fer et la gare d’où part la "Rafale".
Dans la cour de la gare, un dépôt de Nuoc Mam (sauce à base de poisson fermenté dans une saumure) répand ses effluves sur tout le quartier.
Cholon, signifie en Vietnamien "le grand marché", et il mérite bien ce titre. C'est le domaine des chinois. Tout le commerce leur appartient, hormis le "Grand Monde", la salle de jeu que Bao Daï a affermé à un gang qui impose, à sa manière, une certaine tranquillité. On y arrive par la rue Galliéni, mais c'est la rue des Marins qui est la plus connue et la plus commerçante. Longue et rectiligne, elle permet de rejoindre en cyclo-pousse et rapidement, la rue Catinat et le camp des Marres. On y trouve tout, y compris sur les trottoirs : marchands de soupe ou de canard laqué, coiffeurs ou arracheurs de dents qui exercent au grand air. La nuit, c'est un ruissellement de lumières crues, de néons, d'enseignes aux idéogrammes mystérieux qui "grimpent comme des crabes rouges le long des immeubles", comme Jean Lartéguy l'écrit. C'est aussi, moins connu mais plus curieux, l'Arroyo chinois et son canal de dédoublement. Un dimanche, avec Borredon, je le traverse par le pont en Y. Là nous rencontrons un chinois qui nous propose une promenade dans sa barque. Sur l'eau, on circule au milieu des jonques et des sampans. L'eau et la terre sont au même niveau. Sur une des berges, tantôt des sampans attachés côte à côte, tantôt des baraques en bois les unes contre les autres, posées sur des pilotis, où "grouille une masse de misérables qui s'acharnent à y vivre", comme le dit Lucien Bodard. Des femmes lavent leurs casseroles ou leur linge dans cette eau, les gamins nus s'y baignent, un vieux assis sur une planche trouée satisfait un besoin naturel, des hommes pêchent, avec succès semble t'il, car les poissons abondent sous ces habitations. Derrière ce quartier, il y a le marché, et un autre spectacle ! Le travail
Je suis affecté à la Mission Militaire Française auprès du Gouvernement Vietnamien (MMF-GVN). Cet organisme assurait, en principe, le lien entre l'EMIFT et le général Nguyen Van Hinh, chef d'état major général des Forces Armées Vietnamiennes. L'Empereur Bao Daï avait voulu son armée et avait en outre exigé, qu'elle soit dirigée par le général Hinh, fils d'un de ses amis le président Tam. Elle avait été crée à partir des bataillons "jaunes" qui étaient transférés progressivement. En fait les ordres venaient de l'EMIFT. Lucien Bodard, dans son livre "Guerre d'Indochine" (éditions Grasset), consacre dix pages succulentes au général Nguyen Van Hinh, et à la blonde générale Hinh, puisque son épouse avait également été nommée à ce grade. En relisant ces pages, je me souviens qu'un dimanche près de la cathédrale de Saïgon, j'avais été surpris de voir dans un cyclo-pousse, une dame blonde vêtue à la mode vietnamienne. Quelques jours plus tard, autour du nouvel an, invité à une réception d'une oeuvre de bienfaisance, j'avais reconnu cette blonde qui présidait l'assemblée.
Ma mission était de gérer les effectifs des cadres français mis à la disposition de l'armée vietnamienne, dont de Lattre venait d'obtenir la création. On transférait à cette nouvelle armée les bataillons du corps expéditionnaire dits "jaunes" - c'est-à-dire dont les soldats étaient des engagés autochtones - avec leurs officiers et sous officiers français. Au bout de six mois le nombre d'officiers français était ramené de vingt à huit, et au bout d'un an de huit à trois. Les effectifs étaient donc aménagés chaque mois. Les règles à suivre étaient toute théoriques; C'est pourquoi le général Redon avait écrit au dos d'une photo qu'il me dédicaçait : "responsable des effectifs théoriques "à MENAGER". Mon travail consistait à exploiter les avis de mutation et rédiger différents états statistiques. En 1952 un ministre venu inspecter la nouvelle armée nous avait réclamé une masse de statistiques sur l'âge, l'origine, l'expérience des officiers que nous gérions. Après deux jours de travail nous n'avions exploité que vingt dossiers sur près de deux mille. J'avais alors établi un tableau en appliquant une règle de trois à nos petits résultats. Un mois plus tard nous recevions les remerciements du ministre qui nous annonçait que ces renseignements lui avaient permis d'obtenir de l'assemblée nationale des crédits supplémentaires. Au bout de six mois j'avais à peu près fait le tour de la fonction. Le courrier de France arrivait lentement, mais assez régulièrement sauf quand il y avait des grèves en France comme celle d’août 1952 qui dura un mois. Les horaires allaient de 7 Heures à 13 heures puis de 16 à 19 heures avec une sieste de 14 à 16 heures, particulièrement à la saison sèche. A la saison des pluies chacun se promenait torse nu sous l’averse, car c'était le seul remède contre la "bourbouille" (une affection cutanée fréquente dans les zones chaudes et humides). Fin 1952 le colonel décida de nous envoyer l'un après l'autre au repos à Dalat, baptisée "Le Petit Paris". Pour partir, je voyageai dans l'avion de l'amiral Auboineau qui, après avoir transporté des blessés du Tonkin au Cap Saint-Jacques, remontait à vide par Dalat. Le mess Borredon un collègue toujours prêt à la révolution avait monté une cabale contre l'adjudant chef président et celui-ci avait démissionné. Pour faire preuve d’initiatives, j'avais demandé et obtenu la construction d'une cabane -bambou qui ferait office de bar. Elle avait été inaugurée en présence des officiers et j'avais dû faire un discours.
Il m'arriva aussi un ennui assez grave : Un collègue avait invité au mess deux légionnaires. Ils arrivèrent tous les trois passablement éméchés dans une salle bien remplie. L’un d'eux ne pu s'empêcher de poser un baiser sur le crâne dénudé de l'ancien président du mess, qui partageait sa table avec les autres adjudants chefs. La vie quotidienne Nous travaillions six jours par semaine. Le dimanche nous assistions à la messe à l'église Jeanne d'Arc toute proche. Les "nhios" courraient dans l'allée centrale les fesses à l'air, car même en tenue de dimanche, ils portaient une culotte fendue à l'arrière.
Le climat du Sud Vietnam est difficile. Au bout de six mois de séjour presque tous souffraient d’un manque de calcium. Je dois reconnaître que Cholon n'est pas Vinh Yen, ni la "rue sans joie", ni Cantho. Les blessures d'amour propre y étaient plus nombreuses que les blessures par balle ou par grenade.
Fin de séjour Ma place devait être enviée, car un capitaine fut désigné par Paris pour me remplacer trois mois avant la fin de mon séjour. J'avais demandé à passer mon permis de conduire à Saigon. En 1965, un gendarme berrichon me demande de lui présenter mon permis de conduire. Le retour en France Enfin le 25 novembre 1953 je rejoins la base militaire de Saigon pour être rapatrié par avion. J'avais demandé à rentrer par avion malgré beaucoup d'avis contraires. Il était en effet déconseillé de rentrer directement en France où il faisait froid à cette saison et après deux ans passé dans la chaleur. Ma cantine part par bateau. Elle arrivera à Nevers deux mois après moi. J'avais du me faire fabriquer un costume civil et on m'avait remis un "vrai faux" passeport mentionnant une profession civile. J'étais "agent de chancellerie", ce qui était d'ailleurs l'appellation des sous officiers de chancellerie avant 1945.
Ceci parce que notre avion survolait des pays qui désapprouvaient l’engagement de la France en Indochine. Le départ eut lieu de l'aéroport de Tan Son Hut le 26 au matin, sur un DC 6. Puis je prends le train pour Nevers.
Après mes 102 jours de congé de fin de campagne, je retrouve le 12 Mars 1954 la subdivision de Nevers d'où j'étais parti en 1951. J'avais gagné depuis 1951 : et surtout le souvenir d'une vie dangereuse, loin de ma famille, mais dans une ambiance de bonne camaraderie et dans un pays où tout est étonnant. |