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Mon séjour de plumitif en Indochine 1951 - 1953


Georges

Le 6 Avril 1951, j'avais pour la première fois les honneurs du journal officiel. Je figurais sur la liste des sous officiers de chancellerie inscrits au tour de départ pour l'Extrème-Orient avec le numéro 27 sur 51.

Il y avait eu des pertes considérables au Tonkin et il fallait des remplaçants.
Je venais d'apprendre la mort de mon beau frère Georges ROBERT, tué dans le secteur de Quang Tri le 11 Mars précédent.
Sa femme, Yvonne, restée en Allemagne à Achern, avait reçu premièrement un message annonçant son décès, puis plusieurs jours après un second message précisant "non pas décédé, mais disparu", et plus tard à nouveau, un troisième message disant pour finir  : "c'est bien mort qu'il faut comprendre". Je saurai six mois plus tard, en consultant le dossier à l' E.M.I.F.T. à Saigon, le pourquoi de ce cafouillage :

Georges, qui était au 2ème bureau du secteur de Quang Tri s'était trouvé mal ou avait été blessé‚ au cours d'une opération dans ce secteur réputé dangereux.
Sur le chemin du retour le lieutenant commandant la compagnie avait prescrit à deux soldats vietnamiens de l'aider à avancer et de porter son arme et son sac.
Le groupe était dans la brousse ou la rizière, lorsqu’il fut attaqué et que tout le monde plongea au sol.
Après l'alerte les deux soldats vietnamiens chargés d’escorter Georges, rejoignirent la compagnie et déclarèrent au lieutenant que le "chef Robert" avait été tué.
Le lieutenant transmit aussitôt le renseignement au secteur, qui l'avait fait suivre à Hué, et de là à Saigon puis Paris, et enfin à Achern.

Le lendemain le lieutenant convoqua les deux soldats pour rédiger son rapport et le faire signer. Pressés de questions, ils finirent par revenir sur leur déclaration de la veille en disant que Georges n’était peut-être pas mort lorsqu’ils l’avaient abandonné.
Le lieutenant avait alors envoyé un message rectificatif qui avait suivi le même chemin que le premier.

La réaction de Paris fut sévère. L'EMIFT demanda enquête et sanction. Les soldats autochtones, le lieutenant, et sans doute d'autres, furent interrogés à nouveau. Un troisième message fut envoyé : "Georges ROBERT a bien été tué", et le lieutenant puni. Mais le second message ("lire disparu au lieu de tué") avait déjà été notifié à la veuve. Dans la famille ce fut, outre la peine, le doute et la colère.

En 1997, un général en retraite qui, alors capitaine, avait eu sous ses ordres, au 2ème bureau de Quang Tri, le sergent-chef Georges Robert, a bien voulu m’envoyer un récit très détaillé de l’opération dite de LUONG MIEU des 11 et 12 mars 1951. Malheureusement ce général avait dû remplacer au matin du 12 le commandant d’une compagnie voisine grièvement blessé. Il n’était donc plus, depuis quelques heures, le chef de Georges lorsque celui-ci a été tué.
Il ne sait même pas qui a rédigé sa citation.
En outre dans son récit il désigne souvent les officiers ayant participé à l’opération par leurs seules initiales. Impossible donc de les identifier précisément.


Tué ou disparu ? Le doute subsiste. Le cas de Georges n'est pas unique. L'opération de Luong-Mieu a coûté 90 blessés, 40 tués identifiés et 95 disparus.

Le départ

Le 26 mai je recois ma désignation.
Je dois rejoindre la base de Marseille le 6 août.
J’ai droit à une permission de départ d'un mois, et le 5 août vers 22 heures je quitte la famille. Mes trois filles dorment et ma femme devant notre porte m'accompagne du regard. Les 2 kilomètres à pieds pour rejoindre la gare de Nevers me paraissent bien longs.
Dans le train, je suis debout, le nez contre la vitre et je regarde la Loire puis la campagne nivernaise. Je change de train à Saincaize pour prendre le "Nantes – Marseille" qui passe par  Lyon.
Dans ce train, je retrouve un adjudant chef qui suit le même itinéraire et dans le même état d’esprit que moi.
Nous ferons ensemble le voyage de nuit jusqu’à Marseille, sur une banquette en bois de 3eme classe.     

En gare de Marseille un camion militaire nous conduit à la base où je dois récupérer ma cantine qui a voyagé la veille, toucher le casque colonial, remplir divers formulaires, trouver une place au mess et une autre pour dormir, puis attendre la suite en trompant l’ennui.

"Général Mann" : transport de troupe américain Oran - Cap Saint Jacques du 13 au 31 août 1951.
200m de long, 22m50 de large, 19631 tonnes, armé le 16/11/1943, cabines de 1, 2 et 3 places, 2500 passagers, 475 hommes d'équipage. Vitesse : 20 nœuds.

Nous devions embarquer par bateau à Marseille, mais à la suite d’un changement de dernière minute, c’est en avion que nous partons le 9 août pour Alger où nous passons la nuit, avant de prendre un train le lendemain pour Oran.
Nous attendons 3 jours à Oran. J'apprends entre autres choses, qu’on peut boire ici deux sortes de café, l'un fait avec l'eau salée du robinet et un autre, plus cher, mais sans sel.
Nous avons la possibilité de faire une petite excursion jusqu’à Mers el Kébir avec un pèlerinage sur le "Dunkerque" coulé par les anglais en octobre 1940.
En 1951, la rancune des français envers les anglais est encore forte, même chez ceux qui ne sont pas marins.

Enfin le 13 août, nous nous mettons en route à nouveau pour Mers el Kebir, mais cette fois pour embarquer sur le "Général Mann", un des deux transports de troupe prêtés par les américains (l'autre est le "Général Mitchell"), pour aider la France à acheminer ses renforts vers l'Indochine.
Ils avaient été "encoconnés" en 1946 et remis en service en 1950 pour transporter les troupes de l'O.N.U vers la Corée.
Deux ou trois bataillons de légionnaires voyagent avec nous, dans les cales.

Au moment d'embarquer, les américains constatent que les légionnaires ont des chaussures à clous. Il faut donc aller rapidement chercher à Oran, 2000 paires d'espadrilles à semelles de corde. Chaussés convenablement les légionnaires peuvent commencer à embarquer, jusqu'à ce qu'un M.P apperçoive des bouteilles d'anis Gras dépassant des musettes.
Dès lors les sacs sont fouillées et les bouteilles jetées à la mer. Un ballet de nageurs autochtones, et de petites embarcations, se met aussitôt en mouvement autour du bâtiment pour les repêcher.
Enfin tout le monde ayant trouvé une place, le voyage peut commencer, et la première surprise sera le repas.

le paquebot "Pasteur"

L’eau est notre unique boisson. La nourriture cuite à l’eau est insipide. Il y a sur la table des tubes de toutes sortes mais personne ne parle anglais. D'ailleurs le contenu de ces tubes est toujours sucré. La salle à manger par contre,  est agréable. Le service est assuré par des philippins civils, comme l'entretien des cabines et des douches (à l'eau douce). Le 15 août, nous aurons droit à des jus de fruits en plus de l’eau. Les légionnaires sont dans les cales et n'ont pas le même confort.

Sur le pont il y a un immense salon avec canapés et fauteuils. Nous y avons joué au tarot jusqu'à l’arrivée. J'étais le seul à avoir apporté un jeu. Il y avait toujours du monde pour regarder et pour remplacer ceux qui s’arrêtaient. Mes cartes n’ont pas cessé de tourner durant tout le voyage, sauf la nuit et le dimanche matin, car le salon était réquisitionné pour les offices religieux catholiques et protestants.

Le 15 août nous arrivons à Port Saïd et le bateau s'arrête pour attendre son tour avant de s'engager dans le canal de Suez.
Aussitôt il est entouré d'une multitude de petites barques conduites par des camelots qui proposent leurs articles en cuir ou en cuivre en les tendant vers nous à l’aide de longues perches. Les américains, obsédés par le risque de contagion, mettent rapidement fin à leur manège, d'abord pas des ordres, puis par la lance à eau.

A la sortie du canal de Suez, nous faisons halte à Ismalia où une nouvelle tentative des camelots est vite déjouée. On nous avait dit que dans ce port nous pourrions remettre du courrier que les américains feraient acheminer. Comme tout le monde j'ai donc remis une lettre qui est arrivée à Nevers sept mois plus tard, bardée de cachets USA. J'ai malheureusement perdu cette lettre.

Arrivé dans l'Océan Indien, le bateau s'arrête brusquement, pivote de 90 degrés sur son axe et fait tonner ses canons. Après quelques minutes d’affolement général, nous apprenons qu'il s'agit d'un exercice. Le lendemain l’exercice est renouvelé, mais cette fois sans surprise, quelques uns réussissent même à se faufiler à la passerelle de commandement pour mieux voir.

La visite du bateau et les parties de tarot ne suffisent pas à abréger les heures. Heureusement il y  a aussi le spectacle nouveau pour moi et toujours renouvellé, de la mer et des côtes, et puis cette organisation et cette propreté obsessionnelle des américains. Finalement le temps passera tant bien que mal.

Au large de Colombo ou peut-être de Singapour, je ne sais plus, des officiers venus de Saigon pour nous notifier nos destinations finales montent à bord.
Je suis affecté au Sud Vietnam. Le colonel Lesimple qui avait été mon patron à Nevers m'avait promis de me prendre dans son équipe. J'étais donc rassuré sur ce point.

Saigon

Le 31 août au matin nous arrivons au Cap Saint Jacques. La rivière de Saigon n’est pas assez profonde pour notre bateau, nous sommes transbordés sur le "Saint Michel" un vieux rafiot rouillé, qui termine sa carrière en longeant les côtes et qui vient s'accoster au "Général Mann".

Cap Saint Jacques

Aussitôt les américains le repoussent de trois mètres et posent des passerelles entre les 2 ponts. Comme à Port Saïd ils craignent la contagion. Ceux d'entre nous qui étaient destinés à Saigon prennent place sur le "Saint Michel", et s’installent sur le pont pour découvrir le pays.
Peu de temps après le départ, une alerte nous fait descendre à l’intérieur où nous jeter à plat ventre au sol. Après quelques coups de feu nous remontons, jusqu'à l’alerte suivante qui entraîne la même mesure. La rivière est étroite et serpente dans la brousse, c'est une mise en condition.

Nous débarquons au port de Saigon en début d'après midi, sous une pluie torrentielle. Les anciens ne sont pas étonnés. Les bateaux ne peuvent remonter le fleuve qu'à marée haute, et l’averse accompagne toujours la marée à la saison des pluies. Saigon est au niveau de la marée haute, l'eau remonte alors dans les égouts, soulèvent les plaques et  inonde les rues en y déversant quantité de poissons. Les indigènes, qui connaissent bien le phénomène, attendent que l'eau se retire pour profiter de cette pêche miraculeuse.

l'Arroyo

La rivière de Saïgon ressemble, en plus petit évidemment, au Mékong. Ce fleuve immense (4200 km) né au Tibet, traverse la Chine, la Birmanie, la Thailande, le Laos, le Cambodge, et se trouve avant d'entrer en Cochinchine, au niveau de la mer, sur une terre si désespérément plate, qu'il n'a plus la force de résister à la marée et se renverse. Il déborde jusqu'à créer le Tonlé Sap (qui signifie en khmer "grande rivière d'eau douce", mais qu'on traduit plus fréquemment par "grand lac") ).

Des camions militaires nous emmènent au camp Petruski, immense, constitué de bâtiments couverts, mais ouverts de tous côtés. Les lits sont sommaires, superposés et avec des moustiquaires. A chacun de trouver une place, de se faire inscrire et d'essayer de téléphoner à une connaissance. Pour ma part j'appelle le colonel Lesimple. Encore un tour du camp, un semblant de repas, et je m’apprête à passer ma première nuit indochinoise.
La tombée de la nuit est le moment que choisissent les crapauds-buffles pour entamer un concert assourdissant qui durera jusqu’au matin.
A l’intérieur, les "margouillats", petits lézards blancs, presque translucides, se promènent partout, au plafond comme sur les moustiquaires, grâce à leurs pattes munies de ventouses.
La mise en condition continue.

Cholon

Le lendemain vers onze heures, je suis appelé par le haut-parleur. Le sous lieutenant Moal vient me chercher pour aller au mess des officiers au camp des Marres. Il me dit de m’habiller en civil. Mais je n'ai pas de vêtements civils. A Marseille on nous avait dit que c'était interdit, j’ai donc renvoyé à Nevers les affaires que je pensais inutiles. Le lieutenant m'emmène chez lui et me prête une chemise blanche. Je mets un short kaki et les chaussures basses (des anciennes chaussures montantes dont la tige a été découpée) que j'ai reçues à Marseille, et ainsi accoutré je fais une arrivée remarquée au mess. A la fin du repas je crois bien faire en offrant à ceux qui m’accueillent, une bouteille d'Arbois. Ils ne connaissent pas et n'apprécient guère car le vin est chaud. Le colonel me conduit ensuite à Cholon, à quatre Kilomètres de là, où sont les bureaux de la M.M.M.G.V.N. (Mission Militaire Française auprès du Gouvernement Vietnamien) et où je vais passer plus de deux ans.

Marchandes de poulets

Après avoir fait connaissance de mes futurs collègues et des locaux, je m’installe. Il n’y a plus de place dans les "boyeries" où sont logés les sous officiers. J’habiterai temporairement dans l'une des trois villas réquisitionnées pour la mission. Pas de portes mais des battants partant de cinquante centimètres du sol et s'arrêtant à un mètre cinquante de haut, que l'on pousse, sans la moindre serrure. Je resterai ici une semaine sans beaucoup dormir, puis j'aurai droit à une chambre individuelle dans la boyerie.

Cette boyerie mérite que l’on s’y attarde un peu pour la décrire : quatre bâtiments adossés deux à deux formés sur le même modèle. Chacun comprend deux chambres, les douches et lavabos, à nouveau deux autres chambres et les W.C. Hormis un mur central, les cloisons sont en torchis. Les chambres de 2m50 sur 2m50 sont meublées d’un lit métallique avec sa moustiquaire, d’une armoire en bois, et d’un tabouret. La porte  en latanier ferme à peu près. Les douches et lavabos sont à l'abri mais sans murs. Les W.C, à la turc bien entendu, doivent être désinfectés chaque jour au grésil, sinon les asticots envahissent aussitôt les environs. Eux n'ont pas de porte.

Je partage ma chambre avec un ou deux margouillats. Ils sont les bienvenus car ils se nourissent de moustiques et, autant et même mieux que la moustiquaire, ils nous protègent du paludisme.


Au delà de ces trois bâtiments, il y a la vraie boyerie où résident deux boys et leurs familles. Il s’agit du personnel domestique responsable de la propreté du campement et qui lave et repasse notre linge contre une dizaine de piastres par mois. Leurs "nhios" vivent tout nus dans leur secteur.
Ces bâtiments sont entourés d'un mur d'un mètre, surmonté d'une barrière métallique. C'est une protection toute symbolique.  Quelques jours avant mon arrivée, un viet circulant dans un cyclo-pousse a jeté une grenade dans la cour où des sous officiers jouaient aux boules. Il y a eu un tué et plusieurs blessés.
Les trois villas donnent sur la rue Tran Hung Dao.
De l'autre côté de cette rue se trouve un village de paillotes qui un jour, brûlera intégralement.

A l'opposé, c’est la voie de chemin de fer et la gare d’où part la "Rafale".
C’est une navette entre Saigon et Nha Trang, aux horaires irréguliers, composée de cinq trains dont un blindé, qui mettent de deux à huit jours pour arriver à destination. .

Enterrement chinois

Dans la cour de la gare, un dépôt de Nuoc Mam (sauce à base de poisson fermenté dans une saumure) répand ses effluves sur tout le quartier.
Dans les environs immédiats se trouve le fort de Cay May occupé par la Légion Etrangère, qui a mission de nous protéger. De l'autre côté une caserne de gendarmes mobiles où je retrouve deux jurassiens dont un de Foncine et tout près, l'hôpital militaire Le Flem où sont amenés les grands blessés.


A cinq cents mètres, à la limite de la ville se trouve le cimetière chinois. Ce qui nous donnait parfois l’occasion de voir de pittoresques convois, comme celui du patron d'une entreprise de taxis suivi par une cinquantaine de petites quatre CV Renault jaunes.

Cholon, signifie en Vietnamien "le grand marché", et il mérite bien ce titre. C'est le domaine des chinois. Tout le commerce leur appartient, hormis le "Grand Monde", la salle de jeu que Bao Daï a affermé à un gang qui impose, à sa manière, une certaine tranquillité. On y arrive par la rue Galliéni, mais c'est la rue des Marins qui est la plus connue et la plus commerçante. Longue et rectiligne, elle permet de rejoindre en cyclo-pousse et rapidement, la rue Catinat et le camp des Marres. On y trouve tout, y compris sur les trottoirs : marchands de soupe ou de canard laqué, coiffeurs ou arracheurs de dents qui exercent au grand air. La nuit, c'est un ruissellement de lumières crues, de néons, d'enseignes aux idéogrammes mystérieux qui "grimpent comme des crabes rouges le long des immeubles", comme Jean Lartéguy l'écrit.

C'est aussi, moins connu mais plus curieux, l'Arroyo chinois et son canal de dédoublement. Un dimanche, avec Borredon, je le traverse par le pont en Y. Là nous rencontrons un chinois qui nous propose une promenade dans sa barque. Sur l'eau, on circule au milieu des jonques et des sampans. L'eau et la terre sont au même niveau. Sur une des berges, tantôt des sampans attachés côte à côte, tantôt des baraques en bois les unes contre les autres, posées sur des pilotis, où "grouille une masse de misérables qui s'acharnent à y vivre", comme le dit Lucien Bodard.

Des femmes lavent leurs casseroles ou leur linge dans cette eau, les gamins nus s'y baignent, un vieux assis sur une planche trouée satisfait un besoin naturel, des hommes pêchent, avec succès semble t'il, car les poissons abondent sous ces habitations. Derrière ce quartier, il y a le marché, et un autre spectacle !

Le travail


Fin 1950 l'armée française a subi des pertes énormes au Tonkin, on compte plus de 7000 hommes tués ou prisonniers. Le général de Lattre arrivé en Décembre, a obtenu des renforts. J'ai d'ailleurs eu de la chance puisque les chanceliers de moins de trente ans devaient être versés dans l'infanterie. J'avais dépassé d'un mois cette limite et surtout, le colonel  Lesimple avait insisté pour que je sois affecté dans son équipe.

Nguyen Van Hinh

Je suis affecté à la Mission Militaire Française auprès du Gouvernement Vietnamien (MMF-GVN). Cet organisme assurait, en principe, le lien entre l'EMIFT et le général Nguyen Van Hinh, chef d'état major général des Forces Armées Vietnamiennes. L'Empereur Bao Daï avait voulu son armée et avait en outre exigé, qu'elle soit dirigée par le général Hinh, fils d'un de ses amis le président Tam. Elle avait été crée à partir des bataillons "jaunes" qui étaient transférés progressivement. En fait les ordres venaient de l'EMIFT.

Lucien Bodard, dans son livre "Guerre d'Indochine" (éditions Grasset), consacre dix pages succulentes au général Nguyen Van Hinh, et à la blonde générale Hinh, puisque son épouse avait également été nommée à ce grade. En relisant ces pages, je me souviens qu'un dimanche près de la cathédrale de Saïgon, j'avais été surpris de voir dans un cyclo-pousse, une dame blonde vêtue à la mode vietnamienne. Quelques jours plus tard, autour du nouvel an, invité à une réception d'une oeuvre de bienfaisance, j'avais reconnu cette blonde qui présidait l'assemblée.

Général Redon

Ma mission était de gérer les effectifs des cadres français mis à la disposition de l'armée vietnamienne, dont de Lattre venait d'obtenir la création. On transférait à cette nouvelle armée les bataillons du corps expéditionnaire dits "jaunes" - c'est-à-dire dont les soldats étaient des engagés autochtones - avec leurs officiers et sous officiers français. Au bout de six mois le nombre d'officiers français était ramené de vingt à huit, et au bout d'un an de huit à trois. Les effectifs étaient donc aménagés chaque mois. Les règles à suivre étaient toute théoriques; C'est pourquoi le général Redon avait écrit au dos d'une photo qu'il me dédicaçait :  "responsable des effectifs théoriques "à MENAGER".

Mon travail consistait à exploiter les avis de mutation et rédiger différents états statistiques. En 1952 un ministre venu inspecter la nouvelle armée nous avait réclamé une masse de statistiques sur l'âge, l'origine, l'expérience des officiers que nous gérions. Après deux jours de travail nous n'avions exploité que vingt dossiers sur près de deux mille. J'avais alors établi un tableau en appliquant une règle de trois à nos petits résultats. Un mois plus tard nous recevions les remerciements du ministre qui nous annonçait que ces renseignements lui avaient permis d'obtenir de l'assemblée nationale des crédits supplémentaires.

Au bout de six mois j'avais à peu près fait le tour de la fonction. Le courrier de France arrivait lentement, mais assez régulièrement sauf quand il y avait des grèves en France comme celle d’août 1952 qui dura un mois. Les horaires allaient de 7 Heures à 13 heures puis de 16 à 19 heures avec une sieste de 14 à 16 heures, particulièrement à la saison sèche. A la saison des pluies chacun se promenait torse nu sous l’averse, car c'était le seul remède contre la "bourbouille" (une affection cutanée fréquente dans les zones chaudes et humides).

Dalat

Fin 1952 le colonel décida de nous envoyer l'un après l'autre au repos à Dalat, baptisée "Le Petit Paris".
Je fus le premier à partir.
Dalat se trouve à 300 km au Nord de Saigon, dans les hauts plateaux. En raison de sa hauteur, 1500 mètres d'altitude au dessus du niveau de mer, le climat est beaucoup plus tempéré que sur la côte ou dans le delta du Mékong.
C'est le climat, les rivières, la végétation de l'arrière pays niçois. On peut dormir la nuit sans transpirer et sans se lever toutes les deux heures pour prendre une douche. C'est ici que Bao Daï demeure le plus souvent, lorsqu'il n'est pas dans sa villa de Cannes. Si je ne me trompe pas, il résidait parfois dans une autre villa en France, entre Castellane et Nice, dans le véritable arrière pays niçois.

Pour partir, je voyageai dans l'avion de l'amiral Auboineau qui, après avoir transporté des blessés du Tonkin au Cap Saint-Jacques, remontait à vide par Dalat. 
Je passais là une véritable semaine de repos et ceci grâce au lieutenant Chevassus que j'avais connu à Lons le Saunier.
Au retour un ami m'avait obtenu une place sur un avion de ligne locale. Le voyage avait été agité avec des trous d'air du début à la fin. Certains passagers, des vieux vietnamiens pour la plupart, avaient été sérieusement malades.
Arrivé à Cholon j'apprenais que durant mon absence, j'avais été élu président du mess des sous officiers.

Dalat

Le mess

Borredon un collègue toujours prêt à la révolution avait monté une cabale contre l'adjudant chef président et celui-ci avait démissionné.
Aucun des autres adjudants chefs n'avait accepté de le remplacer et Borredon avait proposé mon nom.   
J'avais été élu à la presque unanimité.
Le colonel m'avait demandé d'accepter jusqu'à ce que le climat se soit amélioré.

Pour faire preuve d’initiatives, j'avais demandé et obtenu la construction d'une cabane -bambou qui ferait office de bar. Elle avait été inaugurée en présence des officiers et j'avais dû faire un discours.
Pour Noël j'avais prévu un repas de réveillon avec les officiers et encore fait un discours.
En un an j'avais vu passer trois gérants de mess.
Celui qui venait d'arriver au moment où j'étais élu, était parti avec la caisse vers le 10 du mois (chacun payait ses repas au début de chaque mois). Il avait tout joué au "Grand Monde", une maison de jeux chinoise proche de notre campement, et à cinq heures du matin il errait dans la ville chinoise en menaçant de se suicider.
La police vietnamienne l'avait ramené au camp. Le commandement l'avait incarcéré‚ sans le rétrograder de manière à ce que chaque mois sa solde comble ses dettes.
Par bonheur il était célibataire. Je n'ai jamais eu de nouvelles de lui.
Son remplaçant était un adjudant chef qui venait d'être blessé au pied et qui ne connaissait rien. Heureusement il fut nommé sous lieutenant et partit rapidement.
Enfin, ce fut Colombani, un corse débrouillard qui nous fit manger bien et pour pas cher. Je l’accompagnais parfois chez ses fournisseurs locaux, et j'étais toujours surpris des cadeaux qui lui étaient offerts. Mais l'essentiel était qu'il gère bien notre mess.

Cathédrale de Saïgon

Il m'arriva aussi un ennui assez grave : Un collègue avait invité au mess deux légionnaires. Ils arrivèrent tous les trois passablement éméchés dans une salle bien remplie. L’un d'eux ne pu s'empêcher de poser un baiser sur le crâne dénudé de l'ancien président du mess, qui partageait sa table avec les autres adjudants chefs.
Il s’en suivit un éclat de rire général et les quatre sous officiers quittèrent aussitôt la salle.
Le lendemain matin j'étais convoqué chez le colonel qui me donnait ordre de muter le farceur au Tonkin. Celui-ci ne s'en offusqua d'ailleurs pas.

La vie quotidienne

Nous travaillions six jours par semaine. Le dimanche nous assistions à la messe à l'église Jeanne d'Arc toute proche. Les "nhios" courraient dans l'allée centrale les fesses à l'air, car même en tenue de dimanche, ils portaient une culotte fendue à l'arrière.
Ensuite nous déjeunions avec des amis soit à notre mess, soit au leur.
J'allais souvent au mess de la gendarmerie mobile où je retrouvais Poux, un gars de Foncine. De temps en temps nous allions à Thu duc, à trente kilomètres de Saigon en profitant d'un convoi. Nous mangions avec Duchemin, de Nevers. Celui-ci avait créé une amicale des nivernais de Saigon, où nous nous retrouvions périodiquement.

Dalat

Le climat du Sud Vietnam est difficile.
On distingue deux saisons distinctes : une saison sèche de novembre à avril, très ensoleillée, avec un vent sec, d'une température moyenne de 26°C, et une saison des pluies de mai à octobre, avec des averses et une température moyenne de 29°C. Dans l'ensemble, c'est un climat tropical avec un taux d'humidité de 80%.

Au bout de six mois de séjour presque tous souffraient d’un manque de calcium.
Le médecin de la Légion prescrivait des piqûres intraveineuses que nous faisaient des  infirmiers légionnaires, médecins italiens qui avaient souvent dû fuir leur pays.
La "bourbouille" faisait son apparition au moment de la saison sèche.
C’est une affection cutanée qui vous rend la peau granuleuse et purulente. Comme je l’ai déjà dit, nous ne connaissions pas d’autre remède que d’attendre la saison des pluies pour nous exposer à l'averse.
Elle disparaissait en quelques jours.
J'en avais ramené en rentrant à Nevers. Le médecin ignorait complètement de quoi il s’agissait et estimait que cette inflammation était due aux sous vêtements de l’époque.
Pour le reste c'était surtout des problèmes de foie ou les petites plaies qui avaient du mal à cicatriser, et bien entendu la dysenterie, mais celle-ci se soignait en général avec une ration de pastis sec ou un verre de vin rouge à température locale.

Je dois reconnaître que Cholon n'est pas Vinh Yen, ni la "rue sans joie", ni Cantho. Les blessures d'amour propre y étaient  plus nombreuses que les blessures par balle ou par grenade.
Un colonel d'Hanoi nous avait un jour traités de "plumitifs, aussi ignorants qu'inutiles".


Fin de séjour

Ma place devait être enviée, car un capitaine fut désigné par Paris pour me remplacer trois mois avant la fin de mon séjour.
Huit jours après son arrivée il connaissait tout et insistait pour présenter lui-même au patron le travail que j'avais préparé. Je demande alors à être rapatrié plus tôt où à être affecté à une autre mission. Le colonel me charge pour terminer mon séjour, de classer les archives de la mission. J'y découvre des lettres étonnantes : de personnalités, devenues plus tard ministres du Vietnam, qui promettent que si elles obtiennent les bataillons, les hélicoptères ou les subsides qu’elles réclament, elles en finiraient rapidement avec les viets. Beaucoup obtinrent satisfaction et pourtant, la guerre continua.

J'avais demandé à passer mon permis de conduire à Saigon.
On m'avait répondu que mes fonctions ne nécessitaient pas l'utilisation d'une voiture.
Je me suis donc retourné vers un moniteur vietnamien qui, après que j'eus payé, se chargea de tout, y compris des photos, du certificat médical, et surtout de la garantie de mon succès. Après avoir lu un manuel, je passais un examen oral rapide et pas très brillant, puis un bref examen de conduite sur un terrain couvert de chicanes.
Le résultat fut désastreux mais l'inspecteur m'aborda, moqueur et me dit "Puisque tout est garanti, voilà votre permis" et il me remet le papier que je n'espérais plus.
Tant mieux puisque je rentrais en France un mois  plus tard et que l'  "Aronde" m'attendait. Un ami, Grandjean, m'apprendra réellement à conduire une fois rentré à Nevers.

En 1965, un gendarme berrichon me demande de lui présenter mon permis de conduire.
Ce permis était rédigé en vietnamien. Deux lignes seulement figuraient en Français.
On y lisait en très petits caractères "le présent certificat est valable dans tout le territoire de l'Union Française ... Art.8".
Le Berry ne faisait sans doute pas partie de l’Union Française. J'ai dû l’échanger sans même pouvoir garder l’original.

Permis de conduire

Le retour en France

Enfin le 25 novembre 1953 je rejoins la base militaire de Saigon pour être rapatrié par avion. J'avais demandé à rentrer par avion malgré beaucoup d'avis contraires. Il était en effet déconseillé de rentrer directement en France où il faisait froid à cette saison et après deux ans passé dans la chaleur. Ma cantine part par bateau. Elle arrivera à Nevers deux mois après moi. J'avais du me faire fabriquer un costume civil et on m'avait remis un "vrai faux" passeport  mentionnant une profession civile. J'étais "agent de chancellerie", ce qui était d'ailleurs l'appellation des sous officiers de chancellerie avant 1945.

Ceci parce que notre avion survolait des pays qui désapprouvaient l’engagement de la France en Indochine.

Le départ eut lieu de l'aéroport de Tan Son Hut le 26 au matin, sur un DC 6.
Nous avons fait escale à Karachi et au Caire avant d’arriver au Bourget le 27.
Soit 11.450 kilomètres en 28 heures 54 de vol effectif dont 15 heures 37 de nuit, et 36 heures au total.
Notre équipage, jusqu'au Caire, fut particulièrement désagréable. Il ne se donna même pas la peine de nous avertir qu'un repas nous attendait à l'aéroport de Karachi. Nous l'apprimes au décollage, au moment où le commandant de bord nous demanda si nous avions bien mangé.
A partir du Caire changement d'équipage et changement d’ambiance. Une hôtesse attentionnée nous apportait ses commentaires sur tout ce que nous survolions : l'Etna, les Alpes ...
A l’arrivée, un car nous transporte du Bourget jusqu’à la rue de la Paix à Paris, siège de la TAI, où nous rendons nos "vrais faux" passeports. Je passe ensuite au siège de l'ACO pour signer l'assurance pour l'auto (SIMCA ARONDE) qui avait été commandée et qui attendait à Nevers.

Puis je prends le train pour Nevers.
Mon costume chinois n'est pas chaud et je glisse entre la chemise et la veste trois épaisseurs de journaux. J’arrive à Nevers vers 22 heures, je rejoins la rue du champ de manoeuvre à pied. Mes enfants sont couchées et ma femme m’attend. 

 

Aronde

Après mes 102 jours de congé de fin de campagne, je retrouve le 12 Mars 1954 la subdivision de Nevers d'où j'étais parti en 1951.
La bataille de Dien Bien Phu a commencé le 20 novembre 1953. Elle s’achevera le 7 Mai 1954.
J’ai eu beaucoup de chance.

J'avais gagné depuis 1951 :
            - Deux ans six mois et sept jours de campagne double,
            - La médaille commémorative d'Extrême-Orient,
            - La médaille coloniale Extrême-Orient,
            - La médaille d'honneur du Mérite vietnamien,
            - La croix de la Vaillance,
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et surtout le souvenir d'une vie dangereuse, loin de ma famille, mais dans une ambiance de bonne camaraderie et dans un pays où tout est étonnant.


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