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Les petits trains au moment de l'occupation


La paralysie des transports routiers de 1940 à 1947 procura un regain d'activité aux petits trains. Les convois étaient surchargés et circulaient fréquemment pour assurer le ravitaillement de la région. André Gruyer, qui a écrit une chronique sur le tram de Champagnole, rapporte que, durant les années pénibles de l'occupation, "l'on pouvait joindre aux joies d'une belle promenade le plaisir d'un panier bien garni pour le ravitaillement familiale : beurre, oeufs, fromages, volailles, viande ... toutes choses bonnes et rares; le tram sentait la boustisfaille. A côté des ménagères satisfaites, on rencontrait parfois des hommes à l'air grave, les uns fuyant l'occupation, les autres accomplissant une mission de résistance, une liaison avec un maquis du secteur".

Sur la ligne Lons - Saint-Claude, l'affluence était telle parfois que les voyageurs, pour ne pas rester debout durant tout le trajet, apportaient avec eux une planchette qu'ils déposaient dans l'allée centrale entre les deux rangées de banquettes, et c'est sur ce siège improvisé qu'ils prenaient place. Les montagnards de l'arrondissement de Saint-Claude se rendaient ainsi fréquemment à Lons avec leurs bicyclettes qu'ils chargeaient dans le wagon de marchandises. Ils allaient pour la plupart s'approvisionner dans les fermes de la Bresse. Le soir, les compartiments étaient encombrés par les cabas emplis de victuailles de toutes sortes. L'état déplorable du matériel, qui datait de près de cinquante ans, et le manque de combustible, donnaient bien du fil à retordre aux agents des C.F.V. Pour répondre à l'intensification du trafic, ils durent avoir recours aux expédients les plus variés. Ce qui n'empêchait d'ailleurs pas les incidents de se multiplier, chaque voyage s'agrémentait ainsi de péripéties souvent cocasses qui mettaient en joie les passagers. La plupart, en particulier les habitués, avaient appris la philosophie de la patience et prenaient allégrement leur parti de ces contretemps. Il n'était par rare par exemple, que faute de combustible, on réquisitionnât des voyageurs complaisants pour ramasser du bois aux alentours. Mais à la guerre comme à la guerre ! Celle-ci, malheureusement, offrait aux voyageurs du tram bien d'autres périls.

La philosophie de la patience

Pendant la guerre, et encore quelques années après, le voyage par le tram était une épopée. Il fallait compter, dans le meilleur des cas, quatre heures et demie environ, pour parcourir la distance Saint-Claude Lons le Saunier (environ 70 km). Chaque village, même le plus petit, avait sa gare ou son arrêt. En outre le tram stoppait parfois en rase campagne pour prendre ou déposer des voyageurs habitant des hameaux ou des fermes isolées. Il y avait aussi un entr'acte à Clairvaux où il fallait procéder au ravitaillement en eau de la locomotive.

Le tram était utilisé par les lycéens, mais surtout par les montagnards qui devaient, pour survivre, assurer un complément à leurs rations alimentaires. Ils chargeaient leurs vélos sur le wagon de marchandises, puis, arrivés à Lons, partaient visiter les fermes de la Bresse pour y trouver beurre, oeufs, volailles, lard ... Certains jours la densité des voyageurs était incroyable, ce qui rendait le trajet difficile et très inconfortable. Les prévoyants se munissaient d'une planchette dont la longueur était un peu supérieure à la largeur du couloir central : en prenant appui sur les sièges latéraux, on se trouvait assis. Mais traverser le couloir devenait alors une opération quasi impossible en raison même de ces planchettes et des sacs, des paniers, des bouteilles qui encombraient le peu d'espace restant. A tel point que, pour descendre du tacot, il n'était pas rare d'utiliser les fenêtres ! Quant aux moins chanceux, ils devaient rester debouts, entassés sur les plates-formes, à la merci des intempéries et des escarbilles.

Le voyage de retour avec des passagers fatigués et surchargés, était encore plus folklorique. L'expédition prenait parfois un tour tragi-comique lorsque, après Moirans, dans la montée de Coinand, la locomotive, faute d'avoir été suffisamment alimentée en combustible par des chauffeurs euphorisés par quelques verres de "Macornay", s'essoufflait et finissait par rendre l'âme avant d'atteindre le sommet. Que faisait-on dans ce cas ? Des hommes courageux ratissaient les alentours afin de trouver du bois pour relancer la chaudière. Il fallait du temps, beaucoup de temps avant que la machine puisse repartir et acheminer les voyageurs transis jusqu'au terminus dans la nuit.

Les conditions précaires du voyage n'altéraient pas la bonne humeur. Les gens avaient appris la philosophie de la patience; ils n'étaient plus habitués à la vitesse, ils avaient oublié les voitures ...

témoignage d'une ancienne lycéenne, Madame Coulon

Les visages noirs

Les faits remontent au premier automne qui a suivi la libération, alors que tous les produits "énergétiques", de la pomme de terre à l'essence, en passant par la viande, les haricots, les poireaux, les oeufs, le charbon, le vin, le bois et bien d'autres articles, étaient encore d'une rareté désespérante, malgré la fin des hostilités et le départ de nos indésirables touristes.

De tous côtés arrivent les voyageurs pour Saint-Claude, chargés de colis hétéroclites - cabas, valises, sacs à dos, anciens sacs à ciment au papier poussiéreux. Fins observateurs, ils ont remarqué tout en prenant place dans le train avec leurs encombrants colis, qu'il se passe quelque chose entre le mécanicien et le chauffeur. Avant de grimper sur la locomotive, l'un à l'avant côté manettes, l'autre à l'arrière, côté foyer, les deux hommes aux visages noirs dont les yeux paraissent tout blancs, se sont heurtés à plusieurs reprises, sans échanger un seul mot. Autrement dit, ils se font la gueule.

Tiens ! Arrêt. Et déjà une gare : Nogna. Les voyageurs, mettant le nez aux fenêtres constatent un curieux comportement de la part des deux hommes noirs et coléreux responsables de la bonne marche du train. Tous deux ont mis pied à terre, et toujours aussi muets, taillent dans un rameau arraché à un buisson, de petits bâtonnets en forme de cure-dents qu'ils piquent ensuite dans la conduite d'eau chaude reliant la locomotive aux wagons. On a compris que la conduite en question, en tissu caoutchouté, se meurt de vieillesse et n'a pu être remplacée en cette triste période où tout est rare. Alors, si l'on veut que le train marche, il faut absolument colmater les fuites à mesure qu'elles se produisent. Et le petit train s'est ébranlé à nouveau, les gares succédant aux gares, le chauffeur et le mécanicien se livrant toujours à la taille de leurs bâtonnets tout en se faisant la gueule. Chacun de son côté, nos deux grincheux taillent et retaillent. Et tout à coup les voyageurs, qui n'ont pas cessé de les observer, ne peuvent contenir un immense éclat de rire : les deux hommes se sont violemment heurtés en arrivant, bâtonnets en mains, à la même seconde, au-dessus du même trou à obturer.

Il n'était pas loin de 20 heures, lorsque le convoi fatigué, stoppait au terminus de Saint-Claude, la locomotive s'étant immobilisée face à la porte d'entrée du joli café qui porte ce nom. Les voyageurs descendant du train n'ont pu s'empêcher de jeter un regard à l'intérieur de l'établissement et qu'ont-ils vu ? Nos deux héros, installés face à face à la première table de droite, en train de se réconcilier autour d'une chopine de vin rouge.

témoignage de Jean-Pierre Salvat, directeur du Courrier (Saint-Claude)

Le petit train représentait une proie facile pour tous les amateurs d'embuscades. Il fut ainsi plus d'une fois "rançonné" par le maquis. Le 7 février 1944 par exemple, le convoi est arrêté en haut des Monts de Revigny par trois hommes masqués qui se jettent à la tête du train, mettant en joue le conducteur avec des mitraillettes. Aussitôt, deux autres hommes munis de pistolets ouvrent la porte et s'introduisent à l'intérieur du compartiment, faisant mettre les mains en l'air aux trois gendarmes qui s'y trouvaient. Ils réclament qu'on leur livre le tabac transporté, et se mettent à bousculer les colis, renversant sens dessus-dessous tous les bagages. Ne trouvant rien, ils s'enquièrent si il y a des buralistes parmi les voyageurs. Personne ne répond ni ne bouge. Ils redescendent du train en emportant, faute de mieux, un colis de pneux de bicyclettes.

Le 5 avril 1944, même scénario : sept hommes armés font stopper le convoi, mais repartent cette fois avec deux caisses de tabac. Il était malgré tout plus avantageux de s'attaquer directement au dépôt. Ainsi, dans la nuit du 5 au 6 avril 1944, en gare de Saint-Claude, un wagon de chargement de riz, destiné au ravitaillement de la ville, a été forcé et entièrement dévalisé. Les fils téléphoniques de la gare avaient été sectionnés. A cela s'ajoutaient les actes de sabotage.

Le 3 avril 1943, au cours de sa tournée hebdomadaire, le chef d'équipe constate qu'un rail entre Boissia et Clairvaux a été entièrement détirefonné et aux trois quarts déboulonné, sans doute dans la nuit du jeudi 1er au vendredi 2 avril. Ce sabotage étant récent, aucun train n'a déraillé. La gendarmerie avertie s'est rendue sur les lieux immédiatement et a commencé son enquête. Le chef d'équipe note dans son rapport que "cet acte de malveillance n'a pu être commis que par au moins deux hommes parfaitement au courant des habitudes de l'équipe et l'ayant souvent vue travailler". Le deuxième acte de sabotage fut par contre couronné de succès et aboutit au déraillement du tram Morez - La Cure. En arrivant à la courbe de la Cassine, le tram fait la culbute. La roue de l'automotrice est passée sur un tire-fond placé dans un joint et s'est échappée de la voie, provoquant le déraillement du convoi qui dévale un fossé de 50 à 60 cm de profondeur.

Les passagers ont été rudement secoués et renversés les uns sur les autres. Par bonheur, aucun d'eux n'a été blessé. Ils en sont quitte pour la peur. Encore mal remis de leur émotion, le visage un peu pâle, ils ont attendu en silence qu'un car vienne les prendre pour poursuivre leur chemin. Le lendemain, une équipe suisse s'est rendue sur les lieux pour relever l'automotrice et la conduire au dépôt pour réparation. Monsieur Chavetnoir note dans son livre de souvenirs sur le tram Morez - La Cure, qu'à partir de ce moment "les événements se précipitent et vont de plus en plus mal. En juillet 44, nous sommes en état de siège et durant une semaine le tram est supprimé. Nous sommes à tout instant en état d'alerte". C'est ainsi que le tram Morez -La Cure va connaître son baptême du feu.

C'est dimanche. Nous sommes le 13 août 1944. le soleil est radieux. C'est une journée idéale pour faire une petite excursion. Le matin, 250 à 300 Moréziens prennent place dans le tram et se rendent au lac des Rousses pour se baigner. En remontant avec le tram de Morez vers 5 heures de l'après-midi, Denis Tournier, chef de service, remarque un attroupement insolite d'hommes en armes au lieu-dit "Sous les Barres"; aussitôt, il comprend de quoi il retourne, et prend sur lui de les interpeller, les conjurant "de ne pas faire les cons". Le soir, lorsqu'arrive le moment de redescendre sur Morez, les agents sont inquiets. L'affluence des voyageurs est telle qu'il faut ajouter, aux deux automotrices et aux trois remorques, un wagon à bestiaux où l'on entasse pêle-mêle les enfants. Il y a bien en tout 450 voyageurs, pour la plupart des femmes et des enfants de Morez qui rentrent chez eux. L'on ne compte que cinq douaniers allemands; deux d'entre-eux s'installent sur les plates-formes avant et arrière et les trois autres prennent place dans un compartiment en compagnie de leur bonne et de plusieurs voyageurs. Enfin vient le départ. Les agents s'arrangent en sorte pour qu'il ne se trouve aucun passager auprès des deux allemands sur les plates-formes, mais ils ne peuvent empêcher que les trois allemands de l'intérieur soient entourés. M. Chavetnoir se hâte de contrôler les billets pour ne pas être à l'endroit visé au moment de l'attaque.

Lorsque le tram arrive en vue de "Sous les Barres", une fusillade retentit. Les balles crépitent, pulvérisant les vitres. M. Chavetnoir a juste le temps de criez "couchez-vous !". Tout le monde se précipite à plat ventre, tombant les uns sur les autres. La panique est générale. Les femmes et les enfants hurlent. Les deux allemands sur les plates-formes sont tués sur le coup. M. Denis Tournier s'avance alors vers les maquisards et leur fait part de leur erreur : "à part cinq allemands, le train ne transporte que des civils, des femmes et des enfants, tous français !". Aussitôt la fusillade cesse. Deux maquisards munis de revolvers montent dans le train, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière et font évacuer les voyageurs. Les trois allemands de l'intérieur réussissent, à la faveur de la bousculade, à se faufiler et à s'échapper par la portière du côté de la montagne. Leur bonne, qui tente de descendre du côté de la route, est abattue alors qu'elle atteint les marches. Les allemands, qui se sont couchés sur le ballast, se défendent à coups de revolver. Le chef des maquisards est touché à l'épaule. Il perd beaucoup de sang; il faut le panser. Les assaillants partent s'installer avec un bazooka sur la côte de Trélarce. Depuis cette position, ils tirent des roquettes dont plusieurs atteignent le tram. C'est à ce moment que deux Moréziens, M. et Mme Lançon, qui avaient tardé à quitter leur compartiment, trouvent la mort. Peu à peu, autour de l'épave qu'est devenu le tram, le vide se fait, les voyageurs se dispersent. Les allemands, qui ont eu la chance d'intercepter un vélomoteur qui montait de Morez, parviennent à se sauver. Le lendemain, une équipe suisse est venue remorquer l'automotrice la plus endommagée pour la conduire au dépôt de Nyon.

gare de Foncine le Bas

Ce drame souleva une grande émotion dans le pays voisin. Le journal La Suisse, qui relate dans son numéro du 15 août 1944 cette tragédie, décrit dans quel état fut retrouvée l'automotrice : "Nous avons eu l'occasion de la visiter, aussitôt arrivés, alors que le dévoué personnel du dépôt, dont on devinait l'émotion, s'empressait à faire disparaître les traces sanglantes qui maculaient la voiture. Dans un coin de l'automotrice, on ramassait une balle non utilisée, une autre complètement écrasée tandis que plus loin on découvrait une mèche de cheveux et un morceau de cuir chevelu. L'automotrice a subi de gros dégâts et donne une idée de la violence de l'attaque. Les vitres sont pulvérisées; la carrosserie et la toiture ont grandement souffert; un réservoir est crevé; partout l'on voit des traces de balles ou des trous. Si la nouvelle de ce drame ne doit pas manquer de soulever une profonde émotion dans notre région, étroitement unie à celle de Morez par de solides liens d'amitié, nous sommes en mesure de dire - d'après des renseignements que nous avons pu obtenir - que la population française regrette profondément cette attaque dont le but reste ignoré et incompris. On ne peut et ne veut croire, de l'autre côté de la frontière, que cette acte ait été ordonné par la Résistance".

En effet, il est impossible de confondre le petit train Morez - La Cure avec un train blindé ou un convoi de munitions. Mais M. Chavetnoir donne dans son livre une explication plausible : le tram gênait les maquisards dans leurs projets de sabotages. Une semaine ne s'était pas écoulée qu'un camion de l'armée allemande, montant en direction des Rousses, sautait au "Turu". C'était le 18 août 44. Malheureusement, cette action fut suivie quelques jours plus tard de représailles. Le 21 août, des maisons sont incendiées, des otages fusillés. Parmi eux, le curé, le médecin et M. André Bariod, chef de gare des Rousses, qui n'avait pas voulu abandonner sa femme et ses six enfants. Les allemands sont venus le prendre à son domicile, l'ont emmené devant toute sa famille et l'ont exécuté sans autre forme de procès à cent mètres de chez lui. Les allemands ne sont repartis qu'après avoir pillé et saccagé l'appartement. Ces événements assombrirent la joie des Moréziens et des Rousselands lors de la libération, qui fut accueillie avec soulagement mais aussi avec amertume.


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