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Les Vionnet de Morillon

V

La vie à Morillon


la ferme de Morillon


La vie à Morillon est réglée par le père et par les saisons. Le père d'abord (le "popa" comme on dit alors), c'est un caractère. Certains disent un nerveux qui s'emporte facilement. Il "tire des Damiens" prétendent ceux qui croient "tirer" des Morel-Jean ou des Vionnet. C'est sans doute en grande partie le résultat de son adolescence : orphelin de père à 5 ans, de mère à 9 ans, il a été élevé par son grand-père qui, à un jour près, a 52 ans de plus que lui et qui de surcroît est veuf depuis longtemps. D'autre part, c'est un homme des bois, un homme du Mont-Noir. Et puis les VIONNET ne semblent pas être des doux. Le "Gros Pierre" ne paraît pas avoir laissé à Chapelle le souvenir d'un tendre. Vers 1765 un autre VIONNET, Antoine, François, est qualifié "d'irascible et violent" par un LANQUETIN, propriétaire aisé des Longevilles, qui essaye, en vain, de lui refuser la main de sa fille.

Il est autoritaire; il a des principes, on l'a vu en 1907 lorsqu'il a refusé de mettre ses garçons à l'école mixte d'Entre deux Monts. Il tient les cordons de la bourse. C'est sans doute le résultat des années de vaches maigres qu'il a vécues à Morbier et à Foncine le Haut. Il se réserve le commerce. Pour lui, tout doit faire argent. Le fromage fabriqué à la Queulette, le beurre baratté aussi bien à Morillon qu'à la Queulette, sont vendus en totalité. La mère doit ruser pour en garder un peu pour les enfants. Il n'accepte pas le petit cadeau que le boucher offre traditionnellement au gamin qui l'accompagne lorsqu'il mène une bête à l'abattoir. Moyennant quoi, à Morillon, il paye régulièrement ses propriétaires, les GUERILLOT et les DE LAITRE.

Joseph voyage beaucoup. Il va acheter tourteaux, betteraves et foin, car il y a toujours plus de vaches à l'écurie que la ferme ne peut en nourrir, et il ne peut acheter le foin sur pied. En effet au moment de la fenaison, les meilleurs bras de la famille sont dans les pâtures. Alors, quand sur les greniers la fourche rencontre le plancher, il s'en va foiner sur les greniers des autres, au Lac des Rouges Truites ou à Fort du Plasne. Il va aussi chercher, ou au moins commander, son vin chez Charles MICHEL, marchand de vin rue des Salines à Lons le Saunier, qui est mari de sa "cousine" Agathe VIONNET. Il va aussi de temps en temps voir un médecin à Lausanne. Au retour il prend sa pharmacie à Mouthe où le pharmacien qui le connaît ne le fait pas payer. Ce médecin soigne à distance à partir d'échantillons d'urine. C'est lui qui aurait sauvé César considéré comme perdu, en prescrivant une bonne nourriture et l'air pur du Mont-Noir. Même si elle ne fut suivie qu'à moitié (César passa l'été sous un sapin de la Queulette), cette ordonnance fut efficace puisque le malade vécut jusqu'à 90 ans.

Plus encore que le père, ce sont les saisons qui rythment la vie à Morillon.

Il y a l'hiver, de la Toussaint à Pâques; les bêtes sont à l'écurie; les jeunes de moins de 12 ans vont à l'école; les autres travaillent. Il faut "soigner", traire, faire le beurre quand c'est le tour des VIONNET, couper le bois pour la maison et pour le chalet, réparer les outils. En octobre et novembre il faut battre le blé, l'orge et l'avoine et au début cela se faisait encore au fléau. Il y a du travail pour tout le monde.

A partir de 1915, quand quatre garçons seront à la guerre, les filles seront mises à contribution. Marguerite rentre de l'école Jeanne-d'Arc de Champagnole où elle était en pension. Elle se souvient d'avoir souffert. Les plus jeunes vont à l'école, à pied bien sûr. Comme il n'est pas question qu'ils rentrent pour le repas de midi, ils emportent dans leur musette quelques pommes de terre cuites à l'eau ou une tranche de serra.

De Pâques à fin mai, puis de septembre à la Toussaint, il n'y a plus d'école; les enfants deviennent bergers; ils vont en champs à Côte Coulon au printemps, au regain dans les prés en septembre. Deux filles sont "envoyées bergères" : Cécile chez sa tante Léonie BAILLY-BAZIN à Morbier, Marguerite chez sa cousine, Elysa FREY qui a une petite ferme à Saint-Pierre. En 1914 pour Cécile, en 1915 pour Marguerite, toutes les filles resteront à la maison où il faut remplacer les garçons mobilisés.

Enfin il y a l'été, de fin mai à début septembre; Morillon se vide. Il y reste la mère, César, les plus jeunes des enfants, les filles et quelques bêtes, dont un cheval et une chèvre. César dirige cette base arrière; il fait les foins aidé par quelques faucheurs saisonniers.

Le père et les garçons montent à la Queulette avec le troupeau, 70 vaches environ. La caravane passe par la Vie de la Serre, le Coin d'Aval, Fort du Plasne, les Monet, la Grange à l'Olive la Roche du Palais et sur les Gits.

Ferme de Sur les Gîts, près du Creux Maldru

 

Grange à l'Olive

Le gilet d'armailler en velours noir tout brodé, est sorti pour l'occasion. Les premières vaches du troupeau portent les grosses clochettes en bronze dont quelques unes sont ornées du prénom du grand-père "Éléonore". L'itinéraire a été reconnu un peu avant et des précautions sont prises pour éviter autant que possible les ennuis avec les riverains.

C'est cet itinéraire que Louis Blondeau emprunte le 29 mai 1921 lorsqu'il déménage de Chapelle des Bois pour s'installer à la Grange à l'Olive. Le même jour, le père Vionnet l'emprunte, mais en sens inverse, pour monter son troupeau à la Queulette, comme chaque année. Par bonheur, il a envoyé un gamin pour s'assurer que le chemin est libre, et Louis Blondeau a le temps de pousser ses bêtes dans les bois. Cela se passait à la Roche du Palais et la rencontre des deux troupeaux aurait certainement fait des victimes.

Les bêtes des Vionnet restaient deux ou trois semaines à la Queulette, puis, toute l'herbe étant consommée, elles étaient dirigées sur la Cernée. Au retour elles faisaient un nouveau court séjour à la Queulette. On y fabrique des morbiers. Puis elles vont passer deux ou trois mois à la Cernée beaucoup plus importante. Là on fabrique de petits gruyères. ARDIET de Chaux-Neuve achète toute la production. Vers le 15 août on revient à la Queulette pour une ou deux semaines et fin août retour à Morillon.

La Queulette

Les liaisons entre Morillon et les pâtures sont fréquentes. Il faut amener pain, bolons, pommes de terre et vin. Monter à la Queulette est un plaisir recherché, les jeunes aiment ça.

Tous les garçons savent faire le fromage, Pierre et Marcel surtout, Alcide un peu moins.

Nos VIONNET ne passent que trois mois par an dans les pâtures, mais ils sont aussi fiers "d'être de la Queulette" que "de Morillon". En 1987, un cousin de Claire ROULIER parlant des souvenirs qu'il avait gardé de Julien, mort en 1957, affirmait "il disait toujours : à la Queulette on faisait comme ça". C'est vrai que de 1896 à 1928 ils y ont passé tous les étés. C'est vrai aussi qu'ils y ont vécu des aventures.

Le père ne consentait que très difficilement à se débarrasser de ses vieilles bêtes. Une année, en montant, une vache était tombée épuisée au Maréchet. Le père lui avait fait avaler une bouteille de vin sucré. Requinquée, la malade avait pu continuer son chemin pour venir crever à la Queulette. Une autre fois un veau était tombé en bas de la Roche du Palais. Il avait été récupéré presque intact et ramené par les Serrettes.

A la Cernée, le père laissait souvent la garde de son troupeau à deux garçons. Il y avait à coté du chalet un petit pavillon de chasse où les JOBEZ et les DE LAITRE venaient parfois et dans lequel il y avait des conserves et des bonnes bouteilles. Nos jeunes, dont Marcel, eurent un jour l'idée d'enlever un volet et de s'offrir un bon repas, mais il ne purent pas replacer le volet. Pris de panique au retour du père, ils avaient pris la fuite. Vital VIONNET, un "cousin" maquignon à Mouthe, les avait retrouvés à la Grange du Fresne et avait négocié leur reddition.

La cernée

Toujours à la Cernée, Pierre qui s'y trouvait seul n'avait pu arrêter son cheval à temps. Ce cheval s'était avancé sur les plateaux qui recouvraient la citerne à eau. Ces plateaux étaient pourris; ils cédèrent sous le poids. Pierre alla chercher du secours chez les voisins les plus proches, les BEJANNIN, à deux kilomètres au moins. Il avait fallu puiser l'eau pour que le cheval ait pied avant de le lever avec des sangles et des perches.

Après 1921 César continuera à louer la Queulette et la Cernée. Il y ajoutera même le Pré d'Haut, domaine tout proche mais sur Chatelblanc et appartenant aux BESANCON. Pierre et Marcel y garderont une trentaine de vaches noires et blanches et six ou sept jaunes et blanches appartenant à Jules CAT. Avec eux, il y aura souvent Georges GRIFFOND, l'armailler fidèle aux VIONNET et Paul GRAPPE leur neveu. Il n'y a pas de caves à la Cernée. Les fromages qui y sont fabriqués doivent donc être portés à la Queulette pour être soignés. C'est souvent Pierre qui remplie cette corvée, il installe ses fromages sur une sorte de hotte - une "hirondelle" - fixée sur ses épaules, et il les porte à la Queulette où il y a des caves, les sentiers ne sont pas faciles. Marcel se fait beaucoup de relations là-haut. Il sera fromager aux Fourgs, à Combe des Cives au Chalet COLAS, c'est sans doute par l'intermédiaire d'ARDIET, qu'il fit la connaissance de Jeanne JACQUET.

A partir de 1926, César et Marcel restent seuls à Morillon. Marcel en partira en 1930, César en 1933. Ils avaient déjà été seuls pendant la guerre avec leurs soeurs. Ils seront toujours très liés au point qu'en 1933 César voudra se rapprocher de Marcel et s'en ira à Uxelles

En 1933 c'est Henry qui reprend le bail de Morillon. Il a exploité successivement les fermes laissées par ses deux soeurs après leur veuvage. Celle d'Alice de 1925 à 1927, celle de Cécile, de 1927 à 1933. Il achètera Morillon en 1954 et le cédera à son fils André.

Hirondelles

Ses frères ne s'éloigneront guère de Morillon. Alcide essayera le bas, à Saint-Thibaud, mais n'y restera que trois ans. C'est Marcel et César qui iront le plus loin, à Clairvaux et à Uxelles. Quant à la seconde génération, cinq seulement ont "fait carrière" loin de Morillon. L'un est déjà revenu à la Chaux, et les autres ne manquent pas une occasion d'y repasser chaque fois que possible.

Quelques souvenirs encore :

Les surnoms d'abord. Beaucoup en avaient, on connaît la "Margot", la "Titine", le "Ksar", "Bois-dru" et "Kiniche". Le "Ksar" est une déformation de César et un surnom qui lui va bien. Il commandait, ne riait pas souvent. Longtemps chétif, souvent rabroué par son père, il s'était évadé plusieurs années à Mouthe chez Vital VIONNET. Rappelé à Morillon, d'où Julien était souvent absent, il était devenu le chef. Il suppléait le père lorsque celui-ci était en voyage. Son autorité s'était encore accrue pendant la guerre 1914-1918 alors que quatre de ses frères étaient mobilisés. Ce qu'il avait gagné chez Vital VIONNET lui avait permit d'acquérir un vélo. A Morillon, il avait bien du un jour changer les pneus et les chambres à air. Il l'avait alors amené chez un garagiste de la Chaux du Dombief. Le père avait donné, sans récriminer, les 35 francs de la réparation. Longtemps après, il aperçut dans le portefeuille de César deux billets de dix francs qu'il empocha vivement. Marguerite qui assistait à la scène en avait été scandalisée.

"Bois-Dru" c'était Henry, peut-être parceque petit, souple, increvable comme le bois qui pousse dans nos haies, peut-être parceque à peine né, il avait toujours soif (on a vu que sa mère, alors qu'il avait deux mois, devait aller chercher à la Combe de Morbier, le lait qu'elle ne trouvait pas pour lui en quantité suffisante aux Prés Hauts). Toujours prêt à raconter une histoire, à faire une blague, à s'amuser comme à travailler. Il racontait qu'il pêchait à la main ou à la fourchette dans la Lemme, sous Saint-Claude. Les gendarmes des Planches, qui voyageaient alors à cheval, l'avaient surpris, ils allaient le rattraper, mais tandis qu'il courrait, les ficelles qui liaient ses bas de pantalon s'étaient déliées et les truites qu'il y avait introduites par la braguette s'échappaient sur le chemin. Les gendarmes préférèrent les ramasser plutôt que le braconnier.

"Kiniche" c'était Marcel. Peut-être parceque souvent ailleurs, on se demandait "où qui niche encore ?" ou parcequ'il faisait beaucoup de niches. C'était lui aussi un joyeux luron, un caractère en or et un braconnier renommé. Au Bas des Prés il avait dressé son chien à chasser seul la nuit et à rapporter son lièvre chaque matin sur le seuil de la maison. Comme Pierre il était bon fromager.

César et Marcel à Uxelles

A Morillon tout se faisait à la main. Le plus dur était sans doute de battre au fléau.. C'est l'une des premières taches qui furent mécanisées. On trouva un chemin de fer. C'était une batteuse actionnée par un boeuf qui marchait sur un tapis incliné posé sur des rouleaux de bois. Le boeuf devait marcher sans arrêt car son poids entraînait le tapis et donc l'animal vers le bas et ses jarrets butaient sur une barre. Une poulie reliait le chemin de fer à la batteuse. Toutes les heures le boeuf était changé et les travailleurs abreuvés. Il fallait donc deux boeufs (et les VIONNET n'avaient que des chevaux) et beaucoup de monde et aussi bien entendu, beaucoup de vin. Le père était heureux, la mère un peu moins. Les garçons trouvèrent alors une autre machine, à vapeur celle-là. Le père la bouda. Les jeunes, dont Henry en furent fiers. Ils voulurent la montrer à leurs amis de Chapelle. La neige tomba plus tôt cette année et la machine resta bloquée là-haut, il fallu ressortir les fléaux à Morillon.

La famille vivait de légumes, de lard et de serra. A la Queulette on buvait la laitia. Même le fromage, que l'on fabriquait pourtant, était un luxe. On en mangeait à Pâques, et encore ...

Le 19 mai 1908, Henry a reçu la confirmation à Foncine le Haut. L'aller s'est fait sous la direction du curé de la Chaux et sans doute dans une voiture de BILLOT. Pour le retour le père avait donné des ordres et l'argent juste nécessaire à Henry pour qu'il revienne au Maréchet par le Tram. Henry avait ainsi pu se changer en arrivant et partir travailler dans les champs aussitôt.

A leur démobilisation en 1919, Pierre et Henry investirent leur prime de 250 francs chacun dans un vélo pour deux. En plaine et dans les descentes, ils étaient les deux sur le vélo. Dans les montées c'était chacun son tour de pédaler, de poser le vélo sur le talus et de poursuivre à pied, l'autre reprenant le vélo sur le talus. Une de leurs premières sorties fut pour la fête de Morez. Ils oublièrent un peu l'heure, la côte de la Savine fut dure au retour, ils arrivèrent à Morillon avec le jour. César les attendait , il avait enchaplé les faux et les envoya aussitôt au travail "pour leur apprendre".

Les VIONNET étaient cultivateurs et travaillaient avec des chevaux. C'est pour cette raison qu'au moment de la guerre, les trois garçons furent affectés dans la cavalerie ou dans l'artillerie. Par contre les hommes d'Entre deux Monts étaient plutôt voituriers, ils avaient des boeufs. Cela leur valut d'être "affectés spéciaux" pour couper et charrier le bois nécessaire à la scierie DAVID de La Chèvre. DAVID qui était conseiller cantonal, sciait pour l'armée. Il était tout puissant dans la région et gagna de l'argent. Louis GRAPPE et Jules GUYON, entre autres, furent affectés spéciaux chez DAVID et ne firent pas toute la guerre. Henry fut mobilisé au 12ème régiment de Hussards. Il était estafette à cheval. Chaque soir il devait seller son cheval et se tenir, en tenue, prêt à partir porter des ordres. Les estafettes circulaient, de jour à pied, penchés dans les tranchées et les boyaux, de nuit à cheval et à découvert. Dans un cas comme dans l'autre ce n'était pas une mission sans risques.

Outre le vélo qu'il partageait avec son frère Pierre, Henry utilisait souvent le side-car de son futur beau-frère, Émile GUYON qui était son ami. Il avait sa place dans le panier, à coté de l'accordéon.

Joseph VIONNET était apparenté à une famille MOUGET de Vannoz. L'une des filles MOUGET était mariée à Julien ROULIER. C'est par l'intermédiaire de cette famille que Julien fit connaissance de sa femme, Claire ROULIER, soeur de Justin. Reste à savoir comment les VIONNET étaient apparentés aux MOUGET, peut-être par les TARTAVEL.


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