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La construction du chemin de fer

Viaduc de Syam

texte de Numa Magnin

Grand branle-bas au pays quand on apprit que la ligne de Champagnole à Morez, dont on parlait depuis si longtemps, allait se construire. Des piquets la jalonnaient dans les pâtures et dans les bois. Les paysans, sceptiques, déclaraient qu'on ne verrait d'elle que ces piquets. Ils étaient convaincus que les projets administratifs ne se réalisent jamais. Ils furent surpris, un beau matin, de constater que les pouvoirs publics passaient de la parole aux actes.

La mise en train des travaux fut précédée par l'arrivée au pays des terrassiers piémontais, si nombreux qu'on eut dit une armée d'invasion. Les vieilles gens crurent que tout était perdu, qu'ils seraient dépossédés par ces intrus. Ils les accueillirent sans bienveillance , vouèrent aux gémonies le chemin de fer, les ingénieurs et les ouvriers qui troublaient le repos de leurs derniers jours.

Ceux qui avaient des logements à louer les firent payer très cher, craignant apparemment que les Italiens ne démolissent la maison. Ces derniers apportèrent une singulière animation dans le village paisible, une exubérance des pays chauds, une note pittoresque de costumes bariolés, le retentissement d'un dialecte sonore.

Ce fut un beau tumulte dans les cafés, les jours de paye. On se contait à mi-voix en frissonnant, sans y aller voir, qu'ils cassaient tout, lançaient les boules et les quilles à travers les fenêtres, brandissaient les bouteilles vides comme des massues, et pour un oui ou pour un non, jouaient du couteau . On les appelaient d'un mot impropre qui peignait bien, par sa consonance rébarbative , l'effroi répandu sur leur passage, les "Kroumirs". Malheur à ceux qui les dévisageaient de trop près, quand ils étaient ivres. On n'osait plus sortir le soir. Les gamins apeurés se tenaient cois. Croque-mitaine était à la porte. Les gendarmes redevinrent populaires. On leur pardonna les procès-verbaux anciens de chasse ou de pêche. On ne fit plus d'examen de conscience à leur approche. On se sentait en sécurité à l'ombre de leur bicorne.

Les enfants et les jeunes gens s'apprivoisèrent les premiers. Cet âge est sans préjugés.

Après quelques courbes concentriques de rapprochement, La Bique, que la curiosité "en ces lieux attirait", s'en vint flâner à moments perdus autour de la carrière de sable que les Piémontais exploitaient à proximité du village. Il fut le premier à découvrir et à proclamer qu'ils étaient des hommes comme les autres. Il les vu nu-tête, au fond d'une tranchée, la chemise ouverte, les manches retroussées, les bras et la poitrine hâlés et tatoués, soulevant des pelletées de sable énormes, les lançant d'un geste vigoureux à travers la claie qui les tamisait . Il entra en propos, leur fit compliment sur leur force de résistance au grand soleil. Il leur donna des renseignements , leur rendit service, se chargea de leurs menues commissions. Ils furent bientôt camarades. La colline qu'ils avaient attaquée diminuait à vue d'oeil. La physionomie du pays s'en trouvait changée. Les lourds camions de l'entrepreneur Miclo emmenaient sans désemparer de colossales charretées de sable sur la ligne. Le soir, La Bique conversait avec eux, moitié en français, moitié en italien. Leur mimique était si expressive qu'il comprit vite, sans traduction, tous les mots usuels de leur langue. Ils l'appelaient le "piccolo".

Il se lia avec l'un d'entre eux, Giovanni Caccelletto, francisé en "Casse-l'étau", grand diable roux, d'une force herculéenne, qui avait en Piémont, parmi cinq ou six enfants auxquels il envoyait sa paye, un fils de l'âge et de la ressemblance de La Bique.

Giovanni, qui devint Jean, était très friand de salade assaisonné d'ail. La Bique fournissait la salade, l'ail, les autres légumes de la saison et il était invité à souper. Il mangeait avec appétit le plat national italien, la "polenta", et, pour varier le menu, donnait la chasse aux escargots, aux grenouilles et aux écrevisses. Il ne revenait jamais les mains vides.

Les Piémontais firent prospérer le commerce. Les paysans, qui trouvaient sur les chantiers un débouché avantageux pour leurs denrées, se rapprochèrent d'eux. Plus d'une maison fut réparée, plus d'un toit fut recouvert avec leur argent. Ils acquirent ainsi droit de cité. Quelques-uns se marièrent et se fixèrent au pays. Leurs descendants parlent français. Ils n'ont d'étranger que le nom. Le nom lui-même se francise. Componovo devint Componaux et Colombo, Colombe. Au cours des travaux, si quelques poulets eurent le cou indûment tordus, si quelques lapins désertèrent subrepticement le clapier, si quelques rangs d'oignons disparurent des jardins sans laisser de traces, nul ne sut jamais si c'était le fait des terrassiers ou d'indigènes suspects qui profitaient de leur présence pour multiplier les larcins et répondre aux enquêtes : "Ce sont les Italiens !!".

Lorsque la sablière fut exploitée et nivelée, ils percèrent le tunnel de la Savine, long de dix-huit cent mètres. A la suite de son ami Jean, La Bique pénétra dans l'enfer d'une mine. L'air y était saturé de poudre et de fumée, le vacarme assourdissant. Les lampes scintillaient tout au fond comme les étoiles dans un ciel d'orage. Les hommes ressemblaient à des fantômes agités. Les uns piochaient dans le sol friable et chargeaient les wagons. D'autres, perchés sur des becs de roche, à différentes hauteurs, creusaient les mines, d'un rythme régulier, scandé par un halètement rauque. A peine La Bique pouvait-il ébranler de ses deux mains la lourde barre d'acier que son ami soulevait et laissait retomber durant des heures.

Il admira l'âpreté de l'effort continu pour la conquête du pain quotidien. Les mines étaient ensuite chargées avec précaution, à la dynamite. A son grand effroi, Jean fit brûler dans sa main un peu de cette poudre jaune, inoffensive à l'air libre, puis il allumait les mèches, prenait La Bique par la main pour lui éviter les faux pas sur les rails et les traverses et le conduisait sous une guérite taillée dans le roc en forme de niche profonde où ils étaient en sûreté. Une douzaine de détonations formidables éclataient. Un grêle de pierres crépitaient aux parois avec un retentissement sourd. Un violent courant d'air coupait la respiration. On eut dit que la montagne allait s'effondrer. Une mine retardée aurait provoqué une catastrophe. Impassible et attentif, Jean comptait en italien, puis commandait le rassemblement. Dans une atmosphère irrespirable et obscurcie il ramenait La Bique trébuchant. Quelques blocs restaient suspendus à la voûte, d'autres demeuraient en équilibre instable au flanc du rocher. Avant de recommencer le travail, il fallait les détacher prudemment afin d'éviter les accidents mortels. Lorsque La Bique avait repris ses sens, il se disait : "Ce sont des démons. Ils ont fait un pacte avec le diable !".

Il lui tardait de revoir le jour. Jean le hissait alors sur la locomotive de l'entrepreneur, le "coucou" qui emmenait les matériaux à distance, dans les wagonnets culbutants, pour en combler un ravin. Comme la ligne ne se fut pas accommodée de montagnes russes, en terrain aussi accidenté, elle passait en pente régulière d'un tunnel sur un viaduc et d'une tranchée sur un remblai. Dans un parcours d'une ou deux lieues, de la Savine à Morez, elle descendait de mille à sept cents mètres d'altitude. La science des ingénieurs se jouait de tous les obstacles. Sur la locomotive, La Bique observait le chauffeur au visage noirci, ruisselant de sueur, qui remplissait, inlassable, le foyer de pelletées de charbon, et le mécanicien taciturne, les mains sur les leviers, surveillant la voie, et déchirant l'air de stridents coups de sifflet lorsqu'elle était encombrée. Il comprit ce qu'étaient les grands travaux, les travaux des Titans. Il en conçut un profond respect pour ceux qui les exécutent et pour ceux qui les dirigent. Il envoyait promener sous le tunnel les railleurs qui traitaient de "macaroni" les Piémontais et de fainéants les ingénieurs aux mains blanches, en faux-col et en veston, qui avaient l'air de jouer, sur les chantiers, avec des instruments de cuivre légers et compliqués. La Bique les avait entendus, parlant par chiffres, échangeant entre eux des formules et des équations, où il n'était question que de logarithmes, de sinus et de cosinus. Il n'y avait rien compris, mais ce ne devaient point être là propos d'oisifs.

Plus bas, on construisait les viaducs de l'Evalude, qui dominent Morez d'une hauteur vertigineuse. La Bique avait ses entrées partout. Il s'était même fait attribuer une mission scientifique ! Il était chargé de recueillir des fossiles pour le maître, qui en approvisionnait tous les musées de la région. Il en profitait pour tout voir. Il fut hissé par une grue, dans une benne, au sommet du pilier d'un pont. Dans cette position périlleuse, il n'était qu'à demi rassuré. A ses cotés, les maçons du Limousin travaillaient avec autant de sang-froid que sur la terre ferme. Penchés sur l'abîme, à la merci d'un étourdissement, ils plaçaient au fil à plomb d'énormes pierres d'angle, sans sourciller. C'était aussi difficile que de planter le coq au sommet d'un clocher !

L'émotion la plus vive, La Bique l'éprouva quand Jean lui dit, tout en frémissant : "C'est aujourd'hui que nous allons percer. Il y a cent francs à gagner !" Il s'agissait du tunnel que les ouvriers avaient, suivant l'usage, attaqué par les deux bouts. La Bique se demandait si les tronçons se raccorderaient. Il avait collé son oreille à la paroi du fond, entendu les détonations des mines qui se rapprochaient; maintenant on percevait distinctement le choc des pics et même le bruit des voix. Jean avait palpé, percuté, ausculté la roche. Il disait, avec son zézaiement expressif : "Ze crois que ze sais où il faut cogner !" Ils étaient une douzaine de chaque coté à chercher fiévreusement le point faible. Trompés par la sonorité de la pierre, quelques-uns s'acharnaient à la pioche, se mettaient en sueur et tombaient d'épuisement.

"Ce n'est pas l'outil, c'est la poudre qui aura le dernier mot", dit Jean. Il repéra soigneusement les mines, après les avoir chargées, les numérota pour éviter toute contestation, et cria un "Garde à vous !" retentissant qui fut entendu de l'autre côté. A peine le dernier coup parti, ils se précipitèrent. Une béante ouverture, où s'engouffrait un courant d'air, se trouvait à la place de Jean.

"Z'en étais sûr !" dit-il. Les autres récriminèrent. Il les apaisa en leur donnant rendez-vous, le soir, à l'auberge des Martins. Il ne pouvait moins faire que d'écorner le billet de cent francs. Les deux équipes se tendirent la main par la brèche. Les ingénieurs exécutaient un raccord, sous terre, avec la même exactitude que le dessinateur sur le papier, avec la fine pointe d'un compas.

La Bique s'en émerveillait. "Nous avons fait mieux, dit Jean, le tunnel est tout droit.. D'ici on voit les deux ouvertures." Du milieu, en effet, on découvrait au loin deux baies lumineuses avec des sapins en miniature dont les branches s'agitaient au vent. "Nous avons creusé des tunnels en hélice. On tourne et on descend en même temps. Quelquefois on rencontre une source qu'il faut aveugler, des bancs de sable ou de marne qu'il faut consolider. On se raccorde tout de même."

Bien entendu, La Bique était invité aux Martins. Il hésitait à s'y rendre, redoutant quelque bagarre. Les réunions autour d'une table de café ne sont pas toujours idylliques. La présence de Jean et de quelques ouvriers du pays, qui faisaient bon ménage avec les italiens, le rassura. Tous étaient heureux et fiers du succès de leurs travaux; pourtant ils n'avaient durement peiné que pour d'autres. Ils n'avaient gagné que leurs journées. Quand tout serait fini, ils s'en iraient ailleurs et les trains qui gronderaient sous le tunnel ne les transporteraient pas. Des inconnus profiteraient de leur labeur. Bel exemple de solidarité humaine ! Par miracle, la percée du souterrain n'avait coûté la vie à personne. Ils pouvaient se réjouir sans arrière-pensée.

En vidant quelques bouteilles de vin de France, ils chantèrent en italien, à plusieurs voix qui s'accordaient à merveille, des chansons de leur pays et de leur enfance. C'étaient pour la plupart des airs mélancoliques et doux qui rappelaient la Toscane, la Lombardie, le Piémont et formaient le trait d'union sentimental entre ces hommes que le hasard de la lutte pour la vie rassemblait un instant. Ils communiaient ainsi dans les mêmes émotions et les mêmes souvenirs. La Bique comprit, chez les exilés, la force de l'attachement au pays natal.


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