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Les contrebandiers du sel

 


Dans son numéro de novembre 2003, "Pays Comtois" nous explique pour quelles raisons le sel dont le Jura est si riche, était l'objet de toutes les convoitises, jusqu'à la révolution et l'abolition de la gabelle. Le travail des ouvriers, ou "tireurs de sel" ressemblait aux travaux forcés. Les "faux sauniers" encouraient la peine de mort, et au mieux les galères. Le sel, comme l'or, inspira des fortunes colossales pour certains et fut synonyme de misère pour d'autres.

Col de la Furka, 3 juin 2003

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Bien avant le tabac et les allumettes, un autre produit plus convoité encore était à l'origine d'une contrebande importante.
Il a donné son nom à nombre de cités jurassiennes, la première étant la préfecture : Lons le Saunier. Tout comme au "salaire" obsession des ouvriers qui travaillèrent dans les salines jusqu'en 1960.

Le sel, qui a attiré les premiers habitants de Lons et Salins à l'âge de fer, était exploité dès le néolithique.
Selon Jean-Luc Mordefroid, responsable du service archéologique de Lons le Saunier : "Un texte du VIe siècle, la Vie des pères du Jura, atteste que les moines de Saint-Claude allaient chercher du sel à Salins".

A la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, le trafic du sel était considérable dans le Jura, il le resta jusqu'à l'abolition, à la révolution, de cet impôt détesté qu'était la gabelle.
Le Jura, riche de ses puits salés, était pourtant moins mal loti en matière d'impôt, que les provinces voisines de Bourgogne, de Champagne ou de Bresse. Il payait l'or blanc de la comté quatre fois moins cher.
Mais la Suisse, en vertu d'accords politiques et diplomatiques l'achetait à prix coûtant, à un tarif encore trois fois moins élevé que les comtois.
Il y avait donc là matière à un trafic multiple : de la Franche-Comté à la Bourgogne, à la Champagne et à la Bresse, et de la Suisse à la Franche-Comté.

Italie, dans les Dolomites Passo Falzarego

Les salines royales occupaient un nombre important d'employés. Le travail pénible ressemblait à une punition et les ouvriers à des forçats. D'ailleurs, à Geneuille, la raffinerie de sel employa des bagnards de Toulon qui laissèrent au lieu où ils résidaient le nom de Cayenne.
Les habitants de Montmorot, les Catharus, tirent leur nom des affections respiratoires qui touchaient les employés des salines.
"On avait des bronchites six mois par an" raconte l'un d'eux, tireur de sel pendant 15 ans "On nous posait des ventouses … il y avait les crevasses sur les mains, ça creusait jusqu'à l'os, j'allais chez un cordonnier pour qu'il me mette de la poix et du chatterton dessus, mais ça ne partait jamais. Les gants, les masques, ça ne servait à rien".
Un autre raconte :
"On était payés au tonnage. On était cinq par poêle, il y avait cinq poêles dans le bâtiment, et on faisait les cinq poêles en huit heures. On travaillait du lundi au samedi matin, et le dimanche de 4 à 9 heures, y compris les jours fériés. A partir de 1956, on a eu trois semaines de vacances. Avant c'était deux. Fallait être costaud. L'été on travaillait de 4 heures à midi ; après il faisait trop chaud. Quand il faisait plus froid on travaillait de 7 heures à midi et de 13 à 17 heures. Parfois je faisais l'ensachage, 800 sacs de 50 kg dans la journée, cinq pelletées par sac."
Et il s'agit là de témoignages de contemporains qui ont connu les dernières heures de l'usine de Salins, imaginons donc ce que pouvait être les conditions de travail de ceux qui les ont précédés, au XVIIIe siècle.

Pour protéger leur trésor, les salines étaient construites comme des forts, entourées d'enceintes et gardées par des "portiers" qui fouillaient ceux qui quittaient les lieux.
L'usine de Salins s'appuie sur une véritable cathédrale souterraine médiévale, un enchaînement de galeries voûtées de 165 mètres, commandées à des moines par les comtes de Chalon pour protéger les puits captant les résurgences salées.
Deux siècles ont été consacrés à la réalisation de ces galeries où coule encore aujourd'hui, l'eau captée directement sur le gisement de sel.
Une eau chargée à 330 grammes par litre (contre 300 grammes pour la mer morte).

Suisse, près du lac des quatre Cantons

Ceux qui travaillaient dans ces lieux, se laissaient aisément tenter, à force de manipuler le sel dont ils manquaient cruellement chez eux.
Tous les moyens étaient bons pour s'approvisionner : escalader de nuit les murs d'enceintes, s'y introduire par les canalisations, percer les conduites (aujourd'hui saumoduc) pour détourner l'eau salée, dérober les pains des chariots de livraison, falsifier des certificats ou des noms pour en acquérir au tarif Suisse.
A cela s'ajoutait la malversation de distributeurs ou de contrôleurs.
En 1738, plusieurs d'entre eux firent l'objet de procès. On leur reprochait entre autres choses, de vendre le sel au dessus du prix, ou de frotter les pains afin d'en récupérer la poudre puis de les mouiller pour rétablir leur poids d'origine.
Tous ces contrebandiers, qui provenaient de presque toutes les couches sociales, risquaient des amendes plus ou moins lourdes, le bannissement, les galères et jusqu'à la peine de mort.

André Ferrer, Maître de conférence à l'université de Franche-Comté, indique qu'il n'a pas vu dans les archives qu'il a dépouillées "appliquer la condamnation à mort pour des faux sauniers. L'un avait été condamné à mort pour vol dans une saline, mais en appel il fut envoyé aux galères à perpétuité. Pour le petit trafic local, les peines étaient plus légères, sauf en cas de récidive. Les risques étaient grands pour un profit somme toute assez faible, car le sel ne pouvait être revendu que bon marché. En outre il était lourd à transporter. Et imaginez ce qui se passait s'il pleuvait sur les sacs que les faux sauniers chargeaient sur leur dos !"
Le trafic était aux mains de grandes bandes armées qui sévirent dans le pays jusqu'à ce le tabac devienne plus rentable. Il subsista ensuite, jusqu'à la révolution, un petit trafic frontalier particulièrement surveillé.

Mont Pilatus, en Suisse, près du lac des quatre Cantons, juin 2003


Les gardes de la Ferme générale (les célèbres gabelous) n'étaient en 1729 que 29 sur la frontière suisse pour les territoires de Lorraine et de Franche-Comté ; à la fin du siècle on comptait 2000 douaniers dont 888 sur cette frontière.
Les gabelous multipliaient embuscades, perquisition chez les particuliers, fouilles au corps et avaient tout pouvoir pour se faire obéir.

A la révolution, la gabelle fut supprimée, pour réapparaitre quelques années plus tard. Mais les frontières intérieures n'existant plus, la taxe fut uniforme pour tous les Français. Les faux sauniers avaient vécu, en Franche-Comté comme ailleurs.


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