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"La Carcasse et le Tord cou"

 


On se souvient du titre de l'ouvrage et on se souvient du film de René Chanas, qui en a été tiré. En 1947, lors du tournage à Saint-Pierre, beaucoup de figurants étaient des gens du pays. Le tournage fut marqué par un fait divers : le 28 septembre 1947, le comédien Lucien Coëdel qui formait un duo avec Michel Simon, avait pris le train de nuit à Saint-Laurent, avec son épouse, et Louis Seignier (grand-père de Mathilde Seignier). Dans la nuit louis Seigner s'est éveillé, son camarade n'était plus dans le compartiment, Seigner vint dans le couloir, la portière était béante, et Coëdel a été retrouvé au matin sur le balaste à Blaisy-Haut, à une quarantaine de kilomètres de Dijon. L’enquête conclut à un accident. Toutes les intrigues policières ou d’espionnage dont l'acteur s’était fait l’interprète, purent être alors imaginées.

Le tableau se passe à Fort du Plasne et les acteurs sont des granvalliers. C'est normal, l'auteur, Auguste Bailly (1878-1967) né à Lons-le-saunier, d’un père granvallier et d’une mère piémontaise, vivait à Saint-Laurent.
Mais qui se souvient que "l'héroïne" est une foncinière et mieux encore de Foncine le bas. Alors les granvalliers me pardonneront d'emprunter à ce chef d'oeuvre quelques morceaux choisis, dans lesquels les fonciniers du bas, surtout ceux qui sont expatriés, se reconnaîtront.



Déjà en 1930, dans sa préface, Auguste Bailly disait : "J'ai tenté de rappeler le temps de mon enfance, quand la locomotive et l'automobile, nauséabond symboles de notre âge, n'avaient pas encore détruit la physionomie et l'âme des patries locales".
Il avait d'ailleurs dédié son livre à son père "qui avait fait revivre pour moi l'âme antique de notre terre natale".


Les personnages

Joseph Midol dit le Tord-Cou, était un authentique granvallier. Il ne possédait plus rien sous le ciel. Autrefois les Midol avaient eu du bien : tout s'était peu à peu volatilisé. Avec sa paie de garde champêtre et les produits de quelques travaux d'horlogerie, il n'avait pas toujours de quoi manger, mais il avait tous les dimanches de quoi étancher sa soif pour une semaine. Il profitait de ses fonctions de garde pour poser des collets en toute sécurité.

C'était un fichu pompier qui pouvait tout juste éteindre l'incendie de sa gueule quand il avait de quoi. Il disait : "l'instituteur n'avait rien pu m'apprendre. Il se croyait bien malin, mais j'ai été plus fort que lui". Le livre débute au moment où Il vient de conduire en terre sa femme, la Virginie.

La Lucie ,sa fille, blonde, fraîche, nonchalante, était aimée des contrebandiers, des maraudeurs, et des bûcherons. Sa bouche aux lèvres magnifiques ne s'ouvrait guère que pour laisser passer un verre de marc ou sortir une injure. Elle avait des allures de princesse mais n'était pas foutue de fricasser du boudin.

Louis Costabloz, le Louis à la Carcasse avait été horloger, mais il avait été mis à la porte de tous les ateliers de Morez, prétendant arriver et partir à son heure; Il portait beau, les garçons l'enviaient, les filles le désiraient.

Il était le mari de Lucie, donc le gendre du Tord-Cou. Sa cravate rouge, son haut de forme penché sur l'oreille éveillaient des idées de cirque et de ribote, mais il cuvait mal sa rage de ne pouvoir participer aux ribotes de son beau-père.

Il s'employait ça et là, pour la saison, dans les fermes où l'on manquait d'hommes. Jamais il n'avait pu se contraindre à une vie régulière; "Je ne suis pas un artisan mais un artiste", disait-il. Il faisait la contrebande du tabac, chassait à la neige, maraudait les pommes de terre, nourrissait ses poules et ses lapins avec le blé et les carottes de ses voisins, pêchait la truite en empoisonnant l'eau et adressait à tout gendarme un grand salut aussitôt achevé d'un geste obscène. Il supportait sans faiblir les plus fantastiques rations d'alcool. Trop querelleur, aussi disposé à saigner un homme qu'un cochon, mais serviable, blagueur, ne se fâchant que contre ceux qui emprunteraient sa femme.

C'est là le fond du caractère du granvallier, soumission à de lointaines traditions, à des habitudes tyranniques et irraisonnées, impatience déclarée de toute règle et de toute discipline.

Et puis il y a la Thérèse, "l'Héroïne" de l'affaire. Elle est la fille du Casimir Gros dit Casimir au Braize, originaire de Foncine le bas, donc foncinière elle-même. Son père ancien contrebandier connaissait tous les sentiers conduisant en Suisse par le Mont Noir et la muraille du Risoux.

Il ne traversait plus la frontière depuis quelques années, il n'était plus assez souple, plus assez rapide. Mais nul n'ignorait que sa maison offrait aux contrebandiers un relais sûr et un dépôt fidèle. On ne l'inquiétait pas. Il avait toujours passé pour insaisissable. Ce n'était pas un Granvallier, mais un Foncinier; les Fonciniers sont habiles et traîtres; on les redoute. Au surplus, la tourbière des Voigneurs, avec ses creux remplis d'une eau noire, immobile et perfide, avec les brouillards qui s'en exhalent comme des haleines vivantes, avec ses légendes de bêtes fabuleuses, la tourbière était un voisinage sinistre, dangereux à plus d'un titre. Et les douaniers ont la faiblesses de tenir à leur peau. Le Casimir avait, comme tous les montagnards, la passion du récit , surtout du récit légendaire et fantastique. Il avait lu toutes les oeuvres de Paul Féval, de Paul de Kock, et quelques romans de Balzac. Répertoire de toutes les traditions du Haut-Jura, il était un conteur merveilleux qu'on ne pouvait se lasser d'entendre.

La Thérèse, elle, était une brune de taille moyenne avec un teint ardent et de sauvages yeux noirs, profonds et passionnés, ne ressemblait ni par le type ni par l'âme aux femmes patientes et résignées de la montagne. Le Casimir l'a eue d'une ouvrière italienne. Elle ne buvait que de l'eau. Elle pouvait danser avec une corbeille de pommes de terre sur la tête.

Il y a aussi tous les intermittents : Le Luc à la Noémie Cretin, l'Onézime Cretin qui mettait les morts au cercueil avant de les mettre en terre; Poilblanc, l'aubergiste, la Sidonie Michaud, le Clovis à l'Antoine Jobard, le Virgile à l'Ovide Genoudet, la Vevette à qui appartenait comme un fief la charge de dire les prières des morts, Ludovic Barratte, le maire, homme court au visage de brique, qui avait acquis une jolie fortune dans le commerce des bois et l'industrie du sciage, Le Ludovic Midol, sévère et grave , retraité, un de ceux qui vivent à l'aise au frais du gouvernement. Il est le frère du Tord cou. Il a pris un chaud et froid à l'enterrement de Virginie et il a été enlevé par une congestion pulmonaire.

Où vivent-ils ?

Le Casimir et sa Thérese , comme leur voisin le Tord Cou, vivaient aux Voigneurs , à la limite de Foncine le bas où ils allaient fréquemment.

Les lignes ondulées des crêts, les masses dentelées et sombres des sapinières ferment l'horizon comme des haies qui séparent le Grandvaux du reste du Jura. Et vers le Doubs, le rocher de Chatelblanc, piédestal de la Madone érige dans l'azur foncé du firmament sa pyramide de pâle outremer.

Le Tord-Cou avait son jardin, on dit sa fouilla. Il s'agit d'une parcelle du territoire communal louée pour une somme insignifiante à ceux qui n'ont pas de terre, qui, une fois défrichée, peut produire des pommes de terre (ces petites pommes de terre noires, plus farineuses que des chaitaignes qui étaient une des gloires du Grand-Vaux, mais dont la race autour des maisons, commencaient à dégénérer), des raves, de l'orge … C'est le champ du pauvre. Cette fouilla se trouvaient près du Lac à la Dame, sur les sentiers de la Vie du Four bordés de framboisiers, par lesquels on descend à Entre deux monts.

Que font-ils ?

Les foins

Depuis la mort de sa belle-mère, la Carcasse travaillait. Il apportait à la besogne, lui peu laborieux de coutume, un acharnement qui surprenait. Silencieux, les sourcils serrés, marchant à longs pas balancés, il envoyait sa faux à toute volée, d'une allure si rapide qu'il époumonnait le faucheur placé devant lui.

- Nom de Dieu ! faisait l'homme. Tu gagnes trop sur moi ... Tout à l'heure, tu me foutras ton dard dans les jambes !

- Va plus vite ! ... grondait la Carcasse.

- Plus vite ? ! Tsankroû ! ... Plus vite ! ... Je vais tant fort que je peux. Je n'ai pas envie de me crever !

- Alors passe derrière ! Quand on ne sait pas faucher, on ne prend pas la tête !

On n'insistait pas. Le Costabloz était dans ses mauvais jours : mieux valait esquiver l'orage que l'attirer sur soi. Et il continuait à coucher andain sur andain, dans un inconscient besoin de voir s'abattre ces existences tranchées par lui, pour se venger au moins sur les plantes de l'affront qu'on lui avait fait.

Etendu sur une botte de paille, dans la grange, le Tord-Cou recevait les saluts des faucheurs qui partaient, le dard sur l'épaule, l'auget à la ceinture. Ils allaient abattre le foin roux, grillé au soleil, tout bigarré de marguerites, de barbeaux, d'oeillets sauvages et de boutons d'or.

Un peu plus tard c'étaient les femmes et les vieux qui portaient au chalet le lait de la première traite, les uns dans la bouille de fer battu accrochée aux épaules par des courroies, les autres dans de petites charrettes à bras, les plus riches dans des carrioles que traînaient des ânes. Mais déjà les faucheurs revenaient.

Garçons et filles passaient avec fourches et râteaux, pour épandre le foin et le mettre en cuchots. Ensuite c'étaient de longues voitures tirées par des bœufs rêveurs qui s'en allaient charger et revenaient aussitôt pleines.

On entendait alors le grincement des treuils qui élevaient des voitures entières sur les greniers. Puis les faneurs retournaient aux champs. De la première clarté du jour jusqu'au moment où le crépuscule violet descend sur la montagne, ils travaillaient dans la mordante chaleur, à peine vêtus, acharnés et suants.

La traite des vaches

La Carcasse rêve :
Il voyait l'étable, naguère vide, animée désormais par la chaleur et le meuglement des vaches; il sentait, il aspirait les émanations confondues de l'herbe, du foin, et du purin généreux qui, le long de la rigole en pente, s'écoulait jusqu'au tas de fumier. Il se représentait Thérèse arrivant à l'heure de la traite, un mouchoir noué sur ses cheveux, son seau à la main, puis s'asseyant sur un escabeau, presque sous le ventre de la bête et serrant le pis d'une main douce et ferme.

L'hiver

Sur les hauts plateaux jurassiens, l'hiver est précoce. Dès le mois de septembre, les matinées et les soirées sont froides et l'aurore scintille sur des herbages endiamantés par la gelée nocturne. Dans la seconde quinzaine d'octobre, parfois plus tôt, la neige commence à tomber.

Le Grand-Vaux lui appartient. Tantôt du nord, tantôt de l'est, souffle un vent de glace, qui flagelle et cisaille les visages. La bourrasque perpétuelle soulève de blanches trombes qui tourbillonnent entre la terre et le ciel bas.

Pesante, patiente, heure après heure, la neige monte et s'étend. Elle affleure le premier étage des maisons : devant chaque porte, on creuse un tunnel pour atteindre la piste tracée à la charrue, et praticable aux seuls traîneaux. Les torrents gelés s'immobilisent, les âmes engourdies se replient sur elles-mêmes; et la vie n'est plus que l'attente de la vie. Au long des jours languissants et ténébreux, le paysan, qui subit l'ennui sans en avoir conscience, s'occupe à de vagues besognes d'intérieur; la femme ravaude le linge et les hardes, l'homme répare la menuiserie de sa maison et engrène à l'établi horloges ou tournebroches.

L' orage

C'était une de ces orageuses journées d'août, au long desquelles le ciel bas et sans éclat est brûlant comme une voûte de four, où les chiens halètent, langue pendante, couchés dans la poussière, où les forêts, opaques dans ces lueurs plombées, paraissent immobilisées par l'attente et pleines de mortels maléfices. Mais on était bien à l'auberge chez le Poilblanc

La foire

Sur la place, les uns adossés aux tilleuls, les autres à la main courante, stationnaient les vendeurs de vaches, hommes et femmes, le plus souvent par couples. Les bœufs étaient à l'orée du village, les cochons à l'autre bout. Près de l'église s'était installée une loterie de faïence et de casseroles en métal blanc; des marchands d'étoffes et de parapluies avaient disposé leurs éventaires sur des tréteaux et un espagnol au teint de vieux cuir, à la tête recouverte d'un fez, offrait des oranges, des noix du Brésil et des cacahuètes. Tout le long de la route, de l'entrée du bourg à la sortie, allaient et venaient les acheteurs; des bandes de filles qui se donnaient le bras et se bousculaient en riant quand passait un garçon; des bouchers; des revendeurs. Les bêtes meuglaient doucement, alanguies par le printemps. Une rumeur sans tumulte enveloppait ces groupes humains : les montagnards sont calculateurs, silencieux, hautains; de temps à autre sonnait un juron, éclatait une gaudriole; mais dans l'ensemble, les voix restaient calmes; on s'injuriait sans crier, art ignoré du bas pays.

Le Tord-Cou, paré d'une blouse bleue toute neuve, luisante comme un parquet bien ciré et raide comme de la tôle, fumait sa pipe, le dos appuyé contre un arbre.
La Thérese tenait la vache, la tête sous la main, la croupe de l'animal dirigée vers les acheteurs et l'espace libre où circulait la foule. A plusieurs reprises étaient passés des fiandis - ces ramasseurs de vaches usées, de veaux à demi-crevés, de porc tuberculeux - joyeux drilles en blouses sordides, aux casquettes graisseuses, aux pantalons effrangés, forts en gueule, et jouant à volonté la colèe où l'indignation vertueuse, redoutés de tous et surtout des autorités locales, utiles aux paysans qu'ils débarrassent de son bétail avarié, et n'ayant d'égards pour nulle créature humaine, sinon pour le vétérinaire de service. Deux ou trois de ces bougres avaient examiné la vache du Tord-Cou. Mais il en voulait quatre-vingt dix écus (270 francs), et les fiandis, haussant les épaules, partaient en goguenant.

On boit

Dans la salle obscure et presque fraîche de l'auberge, une odeur épaisse de bière rancie, d'absinthe et de gentiane chatouillait profondément les narines. Une douzaine de bouteilles fit papilloter les regards et tous les cœurs en reçurent une commotion.

Et ce n'était pas un de ces petits vins légers, de cet Arbois doré qui plait aux citadins débiles, mais que dédaignent les montagnards : c'était un beau vin violet, compact, lourd comme l'encre, qui nourrit autant qu'il désaltère et qui teint de noir le verre des flacons.
A l'auberge de l'Abbaye, il avait rencontré des rouliers avec qui il avait bu le vin chaud et fait la manille. Sur le vin chaud on avait précipité un marc pour corriger le goût de la cannelle et la fadeur du sucre et sur le marc, une gentiane pour ouvrir l'appétit. Une tiédeur heureuse coulait dans ses veines et le calme des situations définitives s'étendait sur son âme.

L'enterrement

La cérémonie terminée, au milieu de la route, près de la fontaine une vingtaine d'hommes attendaient. Ils avaient quitté leurs vestes, relevé leurs chapeaux et fumaient. Le tabac de contrebande, noir et empesté, répandait une âcre odeur d'herbes pourries en train de brûler. Les femmes étaient parties, par pelotons de deux ou trois, s'égaillant le long du village. L'enterrement, le défilé, l'obligation de se laver avant de mettre leurs beaux habits, la nécessité de les quitter pour retourner à l'étable ou aux champs, c'était deux heures perdues, deux heures de délassement voluptueux, sans doute, accueillies comme une fête imprévue, mais qu'il fallait rattraper maintenant.

Les hommes seuls, avaient le droit de prolonger ces instants de bien-être. Dans les ménages bien bâtis, au mâle appartiennent les bombances inattendues, les distractions, les saines fainéantises. Il doit être le plus heureux puisqu'il est le plus fort. Et tout naturellement les granvalliers s'attardaient sachant que les mains féminines accompliraient les besognes urgentes. Pour les ménagères, le plaisir était à l'église, où l'on s'assied et où l'on somnole. Pour les hommes, il ne commençait qu'après la cérémonie

On prise, on chique et on fume la pipe

Les gens biens prisent. C'est le cas du notaire Souquet qui a convoqué le Tord-Cou pour lui annoncer un héritage :
- Asseyez-vous donc monsieur Midol,
Et tendant sa tabatière :
- Une prise ?
- Ma foi si vous voulez…. On vous remercie bien, quoi !
Et les deux s'essuyèrent les narines, reniflèrent, puis le couvercle claqua d'un coup sec sur la petite boite.
Le Tord-Cou chique : à travers les poils de sa moustache jaune il lance au loin le jus de sa chique, accumulé depuis une demi heure dans ses joues.

Les femmes chiquent aussi; ainsi la Noémi Beignet qui vient de mourir :
Elle aimait bien chiquer. Toutes les fois qu'elle trouvait sur la route un vieux bout de cigarette, ou le fond d'un culot de pipe, elle ramassait le tabac, le mettait en boule et elle vous suçait ça, il fallait voir ! … La salive ne risquait pas de lui faire défaut : elle avait toujours la chique à la bouche, ramassée n'importe où … Avant-hier, elle en a trouvé une au droit des portes de granges, une belle chique toute neuve qui n'avait pas encore servi … et ma foi c'est juste après l'avoir mâchée qu'il lui a pris des douleurs dans le ventre, dans l'estomac, partout … La mort vient vite, tout de même ! … on ne sait pas pourquoi.

Les douaniers fument. "Le Casimir au Braize se renverse en arrière pour allumer sa pipe, et vers dix heures, la bouteille étant asséchée, Joseph vide le fond de sa pipe à petits coups frappés sur le bord de la table".

Les champignons

Les tièdeurs d'avril firent jaillir de l'humus où plongent les haies, les morilles noires, pointues, pareilles à de petites éponges brûlées, et ces champignons parfumés que les campagnards ont baptisés mousserons de printemps. C'était une chasse que le Tord-Cou aimait passionnément, comme toutes les chasses, comme toutes les formes de la vie où l'on conquiert sur la nature des biens qu'elle n'a pas destinés à l'homme, et qu'il fait siens par sa ruse, son adresse, ou sa sagacité. Il connaissait tous les buissons du Grand-Vaux, les moindres taches de morilles; il savait dans tous les pâturages, l'emplacement de ces cercles d'herbes sèches, ces "ronds de sorcières", où paraît le mousseron. Il allait, fouillant l'herbe de son oeil de rapace. C'était là qu'en automne, il trouvait ces beaux champignons vêtus de satin blanc, dont les feuillets sont roses comme la fleur de pêcher, dont le chapeau éblouissant est plus large que les deux mains unis; c'est là qu'en avril, il découvrait, devinant leur présence avant même de les voir, les mousserons de printemps.

Avant son héritage

le Tord-Cou rêve :

La vie c'est la possession de la terre qui multiplie l'être et qui égale l'homme à la mesure de ses biens. C'était la vie, le labeur sans trêve qui arrache au sol les richesses, intarissables, dont il est avare aux lâches, prodigue aux forts. La vie révélée, c'était l'âpre épargne après le travail forcené, c'était le hangar ajouté à la grange, la parcelle au champ, la vache au troupeau. C'était pouvoir chaque année, marquer dans la terre vingt pas de plus, repousser la borne de quelques pieds vers l'horizon, conquérir un nouveau morceau d'infini. Vivre … Ah ! vivre ! ... , c'était ne jamais fixer de limites à ses convoitises ….


Et après l'héritage

Ce furent pour le Tord-Cou, des jours de miel et de béatitude. Levé à la prime pointe de l'aube, il courait à l'étable. Les bêtes reposaient, étendues sur le flanc. Un souffle fort sortait de leurs naseaux, et l'ombre était toute chaude de leur odeur. Le père Midol s'accroupissait auprès d'elles; l'une après l'autre, il les caressait … Il les aimait pieusement et en les quittant il les appelait par leurs noms … Les bêtes pacifiques le regardaient de leurs yeux dorés et stupides, et le Tord-Cou sentait son cœur tout chaviré d'amour.


Pour en savoir plus, lisez, si vous le trouvez, la "CARCASSE et le TORD-COU", publié par Arthème FAYARD en janvier 1931 dans la collection "le livre de demain", et vous constaterez que ce "demain" dure jusqu'à maintenant.
Vous constaterez aussi que l'auteur a raison lorsque il écrit, au début de son livre, que "les fonciniers sont habiles et qu'ils sont redoutés".


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