Environs de Saint-Laurent |
Dans son livre sur le Jura, G. Fraipont qui voyage avec son ami Georges, décrit avec justesse et d'un coup d'oeil, le pays qu'il parcourt et les gens qu'il rencontre. C'était à l'époque où le progrès avait la forme de deux rails métalliques et d'une étrange machine, crachant feu et fumée et partant à l'assaut de la montagne. Les rouliers savaient déjà qu'ils vivaient leurs derniers jours. Voici, tiré de son livre "Le Jura et le pays Franc-Comtois", un court extrait de son voyage entre Saint-Laurent et le col de la Savine. |
voir également
: les Francs-Comtois, caractère,
coutumes, légendes |
Le temps se gâte, les nuages se bousculent, pressés. Pas la moindre tache bleue, seulement grande comme la culotte d'un gendarme, pour nous faire espérer du beau temps. La route s'était faite toute belle pour nous recevoir, le vent de la nuit en avait balayé la poussière ... mais voici que la pluie vient à son tour balayer le vent et c'est nous, pauvres errants, qui avons le désagrément de ce grand coup de balai. De fines gouttelettes, espacées d'abord, tombent en éclaireurs, puis les rangs se serrent et le céleste arrosage est complet. Comme l'hygromètre, nous rabattons nos capuchons, nous nous roulons dans nos pélerines. Avec nos longues barbes que la retraite dans ces montagnes a rendues un peu incultes, nous ressemblons à des bons moines rentrant dans leur prieuré. La route est aussi monotone que la pluie, qui du reste nous dispose bien peu à l'enthousiasme. De temps en temps, des maisons accroupies au bord de la route essaient d'égayer notre promenade. Des enfants jouent sur le seuil de la maison sans se préoccuper du mauvais temps. D'autres plus grands sarclent les pommes de terre, s'occupent dans les champs. L'un d'eux se redresse, met ses deux mains en porte-voix et, traînant la voix : "Où qu'est le frère ? - Dans la grenge écataié pour y gardé les pourceaux". Plus loin, c'est la solitude morne des routes sans abri et sans accidents de terrain. Heureusement la pluie se calme un peu, puis cesse enfin. Nous entrons de nouveau dans le village des "Chanvins", puis chez "les Bouviers", appelation familiale des bourgades presque toujours fondées par un homme qui a laissé son nom au pays créé. Tous les habitants se connaissent ainsi; ils ont entre eux des alliances plus ou moins rapprochées. Tous ces hameaux disséminés, ces maisons isolées, sont groupés sous le nom de Grande Rivière; le sol est peu fertile, et la seule ressource, maintenant, consiste dans le produit des fromageries et dans la fabrication des seaux et des cuviers. C'est du val de Grandvaux que sortaient autrefois les rouliers qui s'occupaient de transporter dans toutes les directions les marchandises qu'on leur confiait. De longues files de voitures couvertes d'une bâche blanche et attelées de solides bêtes s'en allaient lentement tout le long des routes. Un homme habillé de toile grossière, d'une roulière, d'un mauvais chapeau de feutre, les guidait, battant d'un pas mesuré la route avec ses lourds souliers ferrés. Des claquements de fouet, des appels de voix pour ranimer le cheval, résonnaient le long du chemin, ou bien encore une chanson plaintive. Les Grandvalliers voyageaient ainsi pendant de longs mois, sans soucis du temps qu'il pouvait faire; rien ne les arrêtait, ni vent, ni tempêtes, ni pluie, ni chaleur. On les chargeait de marchandises de toutes sortes. Arrivés à destination, ils recevaient un nouveau chargement et partaient, arpentant le plus souvent la route de Lyon à Mulhouse, du Havre à Bâle. A la grâce de Dieu, le Grandvallier va confiant, s'arrête le soir dans quelque auberge où l'on dit de vieilles légendes et des chansons, et revient de temps à autre dans son pays natal, où il rapporte, avec l'argent qu'il a gagné, une cargaison de récits. Il raconte ses voyages, décrit les routes qu'il a suivies, et s'il a de l'imagination, il dépeint des merveilles de toutes sortes qui font ouvrir grands les yeux et les bouches à ses auditeurs attentifs ... Plus de rouliers aujourd'hui, le chemin de fer les a remplacés. Nous passons entre deux lacs ... celui de l'Abbaye à gauche, surface miroitante où la truite, l'ombre, le barbeau, la lotte, la carpe, la perche, la tanche, le goujon et autres ichthyodes vivent en communauté. A droite, des brouillards sortent en flocons épais comme la vapeur d'une bouilloire, d'un lac plus petit. Là-bas à gauche, encore une nappe d'eau, tout près sur la route, un moulin. Des massifs de verdure apparaissent à l'horizon, grisâtres, à peine visibles, comme si on les avait lavés d'un grand coup d'éponge. Ils se dessinent de plus en plus et la poussière d'eau qui les enveloppe leur donne des tons de fresque. Les brouillards s'ammoncellent, dissimulant l'étendue. La pluie recommence, serrée, glaciale. Heureusement, les première maisons de Prénovel apparaissent dans un vallon entouré de montagnes. Nous demandons l'hospitalité, qu'obligeamment on nous accorde. Nous pénétrons dans une vaste pièce qui sert de cuisine. Contre le mur, un buffet à dressoir sur lequel la vaisselle est disposée, un lit sous l'escalier qui conduit à l'étage, une table à bascule et quelques escabeaux boiteux appuyés contre la cheminée haute. Des provisions se balancent aux poutres apparentes du plafond, et l'horloge, dans sa grande boite peinturlurée, bat consciencieusement les heures qui s'écoulent. Le brave homme qui nous reçoit veut absolument allumer son feu pour nous sécher, nous adresse mille questions auxquelles nous répondons volontiers, lui demandant en échange, de nous parler du pays. Nous sommes groupés autour de la flamme pétillante des sarments; notre hôte, un vieux brave homme, fume sa pipe en nous racontant des histoires de revenants !... Il ne fait pas bon aller au crépuscule par les sentiers, ici !... faut s'méfier car on rencontre tout plein de méchants esprits ... Enfin la pluie cesse, les bourrasques s'apaisent; heureusement, car nous avons bien du chemin à parcourir encore; nous remerçions notre vieux de son accueil hospitalier et nous nous remettons en route. Le chemin est luisant comme si on l'avait verni, mais avec un vernis gras et glissant. Le ciel est noir, la vue uniforme, sauf quelques notes vertes éclatantes, d'une brutale crudité. A ce moment, un paysan passe dans sa carriole; le hasard veut qu'il se dirige vers Saint-Laurent, comme nous; c'est avec empressement que nous acceptons son offre de monter près de lui. Les braves Grandvalliers sont gens fort hospitaliers. Saint-Laurent ne fut guère fondé qu'il y a un siècle; encore n'est-ce point le Saint-Laurent d'alors que nous parcourons, car ce bourg fut détruit par quatre incendies successifs : 1825, 1836, 1845 et 1867; ce dernier fut si violent que les cloches de son église furent fondues. Les maisons qui composent le Saint-Laurent d'aujourd'hui ne datent donc que d'une trentaine d'années; aussi ont-elles un aspect tout autre que celles des autres villages. Ici, le zinc a remplacé partout les bardeaux de bois qui, si pittoresquement, enveloppent ailleurs les murs comme des cuirasses, mais chat échaudé ... Aussi, peu importe aux habitants de Saint-Laurent que leurs demeures aient perdu leur couleur de terroir, pourvu qu'elles aient perdu aussi les risques d'être brûlées. Saint-Laurent est un passage considérable; maintes routes s'y croisent, et bientôt, un chemin de fer, dont nous avons vu en train les travaux gigantesques, augmentera son importance. Avant d'être élevé au rang de commune, Saint-Laurent, ainsi que tout ce qu'on appelait alors le Grandvaux (du nom de l'abbaye dont il dépendait), se composait de hameaux, de maisons isolées dénommées Cernois et dont on disait proverbialement : "Là, les chevaux sont lents, les chiens très mauvais et les hommes esclaves (1)". Le dicton était-il autrefois justifié ? Je l'ignore, mais en tout cas aujourd'hui, les chevaux de Saint-Laurent, habitués à gravir des chemins terribles par tous les temps, m'ont paru solides et de bonne race, aucun chien ne nous a mordus, ils se sont contentés d'aboyer, ici comme partout : quant aux habitants, ils me paraissent jouir d'une liberté égale à la vôtre et à la mienne. La situation topographique de Saint-Laurent est remarquable : juché sur la hauteur, à 926 mètres d'altitude, il domine toute la vallée de Grandvaux, mais le village même n'a rien d'intéressant; seule une fontaine présente une particularité curieuse, elle sert de baromètre aux habitants : quand le temps veut changer, elle tarit pendant un jour ou deux, ce qui est fort commode pour les gens qui ont à sortir, mais fort désagréable pour ceux qui ont besoin d'eau. Nous ne faisons que traverser levillage et nous montons vers le col des Savines, d'où nous irons à Morez. En sortant de Saint-Laurent, un plateau froid s'étend d'abord triste, marécageux; au loin, à notre gauche dort, au pied des vieux arbres de la forêts du mont Noir, le lac des Rouges-Truites, ainsi appelé parcequ'on y pêche de tout ... excepté des truites. La route pénètre sous bois; les grands sapins sont emmitouflés de mousses qui enserrent leurs troncs et leurs branches, dessinent leurs silhouettes étranges, sur les énormes murailles de roches qui leur servent de fond. Des coups de pioche résonnent, des "hue", des "dia", des claquements de fouet se font entendre, ponctués de temps à autre par de sourdes détonations. La route s'ouvre à notre droite, au milieu d'effondrements de terrain, d'abbatis d'arbres, de monceaux de pierres ... On a entrpris ici des travaux surhumains pour faire passer, à travers les obstacles dressés partout, deux longs bandeaux de fer parrallèles qui enlaceront les collines comme une ceinture, serpenteront dans les vallées, perceront rochers et montagnes; sur ces deux bandes de fer, deux rails, rouleront bientôt à toute vapeur des trains qui relieront entre eux Morez et Champagnole, qui communique déjà depuis quelques années avec Saint-Laurent (2).Il règne en ce coin de forêts, une animation inattendue; une foule de terrassiers piochent à même le roc, agrandissent les brèches ouvertes par la poudre, brésillent les fragments de granit, défoncent les terres, arrachent les souches d'arbre centenaires dont les cimes, décapitées, gisent tristement sur le sol. Des wagonnets attelés de chevaux qui tirent ferme sur le licol, vont chargés de terre ou reviennent à vide se remplir à nouveau. Dans le fond, sous une pointe de montagne couronnée de sapins, s'ouvre comme une gueule un grand trou noir où grouillent en ce moment des gens affairés; c'est le tunnel, presque achevé déjà. Superbes ! les chemins de fer, bien commodes ! aussi j'en profite comme les autres, et il est même fort probables que sans eux, je ne serais point ici. J'admire de toutes mes forces les audacieux ingénieurs qui vous percent une montagne comme ils perceraient un furoncle, qui passent au travers d'un éperon de rochers comme les accrobates à travers des cerceaux; mais je regrette toujours les dégâts qu'ils sont forcés de faire poyr tracer leurs routes ferrées. Que de beaux arbres abattus ! Que de coins charmants supprimés, que de poésie enlevée à de poétiques endroits !.. C'est le progrès ! Nous vivons à la vapeur, il faut bien que la vapeur nous mène ... Quelles singulières figures feraient nos jurassiens d'autrefois s'ils surgissaient tout à coup ! et ce bon Barberousse qui doit se réveiller un de ces jours pour continuer à chasser dans ses bonnes forêts franc-comtoises, quelle singulière frimousse il va faire, lorsque, poursuivant des sangliers imaginaires, il se trouvera en présence de ce monstre étrange qui fuira devant lui en grondant, crachant feu et fumée !... Nous atteignons le col des Savines, point culminant de la route qui mène de Saint-Laurent à Morez. Nous sommes à près de 1000 mètres d'altitude. A cette hauteur, nous dominons l'horizon. Le fort des Rousses, la Dôle se baignent dans l'atsmosphère bleutée, c'est le coeur du Jura que nous avons sous les yeux; il bat au milieu de la belle vallée claire tachetée de toits rosés et de murs blancs. Nous descendons maintenant au milieu des prés bordés d'épicéas et de sapins dominés par la combe de Morbier et plus loin par la Combe-Froide; un ruisselet égrène son chapelet de petites perles claires qui vont, par-dessus les roches et les sapins, mourir au pied d'une statue de la Vierge surmontant là-bas un mamelon entouré de verdures. |