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"L'Homme Errant"
et autres nouvelles Franc-Comtoises

Vue de Fort du Plasne (photo Bernard Girard)


Cet autre livre, d'Auguste Bailly, après un court roman, comporte treize  nouvelles.

Le quartier des Rochats, où l’auteur a vécu sa retraite, y est souvent cité. Le sont aussi les villages du Grandvaux et les chemins qui conduisent au  Brassus en passant par le Mont-Noir et le Risoux.  Les expressions, les attitudes d'il y a 150 ans, y sont étonnamment vivantes de réalisme.

Les noms ou les prénoms : l’Eloi, l’Onézime, la Vitaline, Macle, pour ne citer que ceux-là, en font resurgir d'autres du fond des mémoires.

Ces textes sont souvent des farces  burlesques, quelques unes sont plus émouvantes, voire tragiques. Le style imagé d’Auguste Bailly qui connaît bien son monde, nous offre une fois encore, une série de personnages au caractère trempé et de tableaux de la vie au Grandvaux, qui viennent compléter la collection que nous avions déjà.

Comme chez Numa Magnin, la morale n'est jamais loin. Mais là où son compatriote parle du bien, Auguste Bailly termine souvent ses textes par une pointe de désespoir en soulignant l'injustice qui s'abat sur son personnage, parfois au delà de la mort, et en montrant souvent le côté sombre de l'esprit humain.

Voici quelques extraits que j’ai retenus  :


Le Cercueil (la mort du père Brocard au Coin d’Aval)
Le Patrimoine (la mort de l’Eloi Macle des Rochats)
L’Armée de la Loire (la mort d’un ancien combattant de 1871)
La Tourbière (l’héritage du père Loisel n’ira pas à son neveu)
Les Mouyatchets (comment transmettre son héritage)
Le Noël du Farfouillon (une farce pour le garde forestier)

photo extraite du livre "Les Frères", de Marcel Imsand


retour vers liste des extraits Le Cercueil

photo extraite du livre "Les Frères", de Marcel Imsand

Brisé, chancelant, accablé par soixante-dix ans de labeur et de luttes contre la terre avare, le père Brocart remontait du Coin d'Aval à Fort du Plasne, glissant dans la neige durcie et poussant devant lui, sur une brouette, le cercueil de chêne où il reposerait un jour.

Comme il passait devant la dernière maison du bourg, Vitaline Mâcle, la fermière, ouvrit sa porte pour vider sur la route un baquet d'eaux sales. Le vieux s'arrêta : il ne voulait pas que les ferrures argentées du cercueil fussent éclaboussées par ces résidus complexes où se confondaient les détritus et les relents de la cuisine, de l'écurie et du pot de chambre,

- Vous remontez vers chez le fils ? demanda la paysanne, de sa voix lente et chantante.

- On y remonte, oui ... C'est le jour, répondit le vieillard, qui soufflait, se redressant entre les brancards de sa brouette un instant abandonnée.

- La bise est dure ! dit encore la Vitaline.

- Vingt au dessous, au thermomètre de a Maison Commune ! précisa le père Brocart.

- Oh ! c'est bien possible ! ... Sûrement, il a fait froid ... On a bien des maux ! soupira la fermière. Allons, bonsoir !

- Bonsoir à vous !

Elle ferma sa porte, et le village parut mort. Les bêtes ne meuglaient pas dans les étables. Elles demeuraient couchées les unes contre les autres, sans mouvement, pour ne pas agiter l'air qui les glaçait. La neige modelait vaguement les formes du monde : un monde sans angles, sans arêtes, sans brisures, tout en courbes lentes et en ondulations illimitées. Le ciel était descendu d'un bloc. On le sentait trop lourd pour qu'il put se relever. Il était gris, d'un gris dense et compact, avec l'écrasante et livide opacité du plomb. Entre la terre et lui, il ne restait qu'une zone étroite accordée à la vie. Elle n'en usait guère. Le père Brocart, à cette heure, était seul dehors, roi d'un univers dont le coeur avait cessé de battre.

Il toussa, se baissa, saisit les brancards et, avec un coup de reins qui lui arracha un gémissement, il souleva sa charge et se remit en marche, à petits pas saccadés, sur la piste brillante qu'entre deux murs de neige avait réservée la charrue.

Avec une rente de trente sous par jour, cette bière massive, aux ferrures luisantes, était tout son avoir. il avait partagé ses biens entre ses enfants : le Justin, son fils, qui habitait Fort du Plasne, et sa fille, Aimée, mariée au Coin d'Aval. Il passait chez celle-ci les quinze premiers jours du mois, et l'autre quinzaine chez son garçon, brutalisé d'un côté par sa bru, de l'autre par son gendre, muet, sombre, mâchant avec dégoût le pain qu'on lui concédait avec rage, et, attendant, aussi impatiemment que ses enfants, l'heure où il s'étendrait enfin dans ce beau cercueil, ce cercueil luxueux, ce cercueil de riche, qu'il avait voulu tel, par défi, par vengeance, et pour savourer, dès cette vie misérable, le sentiment du bien-être qui suivrait sa mort.

photo extraite du livre "Les Frères", de Marcel Imsand

Il faisait nuit lorsqu'il arriva chez son fils. Comme une voix désespérée, la bise montait dans les ténèbres. Le père Brocart passa par la grange, où il remisa sa brouette et sa bière, puis, secouant la neige de ses sabots, il entra dans la cuisine. Victorine, sa bru, était seule à table, mangeant la soupe avec le valet d'écurie. Elle se leva sans un mot quand parut le vieillard, alla remplir une assiette à la marmite, la lui apporta, et se rassit, en échangeant avec le bouvier un regard sournois.

- Le Justin n'est point là ? demanda le vieux.

- ... Besançon ... cheval ... grommela la femme, sans qu'il fut possible de comprendre sa réponse.

Ce fut tout. On n'entendit plus que le choc des cuillers dans les assiettes, et le gargouillement du liquide avalé de loin, avec le bruit que font les chiens en lapant. Son repas achevé, le vieux s'étira, et, sans parler quitta cette pièce dont l'air lui semblait hostile. Il regagna la grange, et, par une échelle de meunier, grimpa au grenier, où il avait son grabat. Au travers du plancher crevassé filtrait la clarté du poële, et l'on entendait chuchoter la Victorine et le garçon de ferme. Que disaient-ils ? ... Soupçonneux, et supposant qu'ils parlaient de lui, l'aïeul s'agenouilla, courba en geignant se reins ankylosés, et colla son oeil contre un trou du parquet ... Il vit sa bru pâmée aux bras du bouvier, qui, rieur et athlétique, l'emportait vers le grand lit légué par les ancêtres.

Avec un frisson de dégoût, il se releva péniblement. Un instant, il demeura immobile, incertain, prêt à fuir. Puis une soudaine colère lui brûla les yeux. Il n'aimait pas son fils, mais le déshonneur de celui qui portait son nom lui semblait retomber sur lui-même et sur toute sa race. Que cette femme pût recevoir son amant dans ce lit épargné par les ans, où étaient nés son père, et lui-même, et son fils, il en éprouvait une horreur indéfinissable et désespérée.

Sans réfléchir, mû par un instinct qui suppléait en lui à la pensée absente, il redescendit, farouche, et, saisissant une bêche dans la grange, il entra à grand fracas dans la chambre du bas, avec une expression si menaçante que la Victorine, en l'apercevant, poussa un cri.

Mais le bouvier, aussitôt dressé, empoignant un escabeau par un pied, s'avança vers le vieux et lui demanda, d'un ton ironiquement courtois :

- Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, père Brocart ?

Le vieillard vit qu'il ne pouvait engager la lutte; il eut été assommé avant d'avoir porté un coup ... A quoi bon ! ... D'une voix qui grondait, il répondit :

- Je préviendrai le Justin ! ... Il vous flanquera dehors, tous les deux ... Ausi vrai que je suis là, je le préviendrai !

- Et moi, aussi vrai que je suis là, je vous casserai la figure au premier mot ! répliqua le valet.

- Ce n'est pas ça qui m'empêchera de parler !

- Et si je vous tords le coup ? s'écria le bouvier en se jetant sur lui.

photo extraite du livre "Les Frères", de Marcel Imsand

Saisi à la gorge, l'ancêtre râlait. Sa bêche lui avait échappé et, de ses mains étendues, il essayait de s'agripper au mur. Il aurait succombé si la Victorine ne s'était jetée sur son amant.

- Lâche-le ! ... Lâche-le ! ... Si tu le tues, qu'est ce qui nous arrivera ?

- Tu as raison ... fit le garçon en desserrant son étreinte. Je trouverai un autre moyen.

Puis d'un coup de poing, il envoya son adversaire rouler dans la grange, et, tranquillement, il referma la porte. Resté seul dans les ténèbres, vacillant comme un homme ivre, défaillant d'indignation, de rage et de désespoir, le vieux eut l'impression que son coeur éclaterait s'il demeurait une seconde de plus sous ce toit. Avec une résolution mécanique et des mouvements d'halluciné, il rechargea sa bière sur sa brouette, ouvrit un des vantaux de la porte charretière et repartit vers le Coin d'Aval. Une lune claire illuminait la piste; on pouvait marcher malgré le vent tranchant et rauque. S'arrêtant tous les cent pas, le père Brocart parcourut en une heure les deux kilomètres qui le séparaient de la maison de sa fille. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres : tous les habitants étaient endormis, et les portes étaient fermées. Un instant, le vieux hésita, ne sachant que faire. Puis, d'une voix cassée, qui ne franchissait pas ses lèvres, il appela :

- Eh ! ... Aimée ! ...

Nul ne répondit. Il ne s'en étonna pas. Comment eût-on pu l'entendre ? ... Deux ou trois fois encore, de la même voix sans volume, il répéta :

- Eh ! ... Aimée ! ...

Il appelait par acquit de conscience, parce qu'il était venu jusque-là, mais il tremblait à la pensée qu'on eût pu l'entendre. Il ne se reconnaissait pas le droit de venir imposer sa présence à sa fille et à son gendre : ce n'était pas leur quinzaine. Quand même ils l'auraient reçu pour ce soir, ils ne l'eussent pas nourri le lendemain. Puisqu'il ne voulait plus vivre chez l'autre, que résoudre, que faire ? ... Et pourquoi se prolonger d'une nuit ?

Il attendit longtemps, noir sur la neige et sous la lune, debout près de sa brouette; le village dormait d'un sommeil de mort. Allait-il rester là toute la nuit ? ... Déjà ses jambes glacées devenaient douloureuses. Il fallait marcher ! Titubant, le cerveau vague, n'ayant plus dans l'âme que des fragments de pensées qui ne pouvaient se rejoindre, le père Brocart ré empoigna les brancarts de sa brouette et se remit en route vers le village. Le chemin montait, c'était dur. Comme il était sans but, ce qui lui restait de forces s'était évanoui. Ses sabots le portaient, il ne leur commandait pas. Mais où le menaient-ils ? Le monde entier n'était plus qu'un désert. Son temps était fini, n'ayant que trop duré. A quoi bon s'obstiner ?

Lorsqu'il fut parvenu au sommet, près de la grande croix de fer qui se nomme la Croix Jaqui, il s'arrêta, grelottant de froid et de fatigue. Ses jambes engourdies refusaient de s'ouvrir, ses pieds ne percevaient plus le contact du sol. Alors, lentement, il fit glisser le cercueil par terre, il en dégagea le couvercle qu'il appuya contre la croix, du côté d'où soufflait le vent, puis, enjambant le bord, comme on monte sur un lit, il s'étendit au fond, pour y dormir enfin. La bise ne pouvait plus l'atteindre; il avait presque chaud, et il s'alanguissait dans la sécurité de cette demeure qui était bien à lui. Des lueurs passaient devant ses yeux, avec des souvenirs de sa lointaine enfance, des visions de prés humides où paissaient des vaches, l'arête d'un crêt, dont la roche, dévorée de soleil, brûlait comme la dalle d'un four, et, de la boite de chêne, comme d'une coquille marine, montaient à ses oreilles des bourdonnements d'orgue et des chuchotements de vagues ...

Des enfants qui allaient à l'école le découvrirent le lendemain dans sa bière, raide et noir comme un vieux sarment. Ils coururent avertir les pompiers, qui s'en vinrent avec une civière et portèrent chez le Justin le cadavre du père. Le paysan n'était pas revenu. Ce furent la Victorine et son amant, encore abrutis de sommeil et de baisers, qui reçurent le cercueil. Ils firent paraître une immense stupeur et une affection décente; et la Victorine, essuyant avec componction ses beaux yeux luisants d'une nuitée d'amour, murmura dans un soupir :

- Pauvre vieux ! ... Il avait sûrement perdu la tête ... Aller périr sur la route quand ses enfants le recevaient comme un roi ! ...


Chalet de Fort du Plasne, au coin d'Aval (carte postale "les amis du Grandvaux")


retour vers liste des extraits Le Patrimoine (extraits)

Écrasé au fond de son traîneau qui le ramenait du cimetière à sa ferme des Rochats, le Vieil Eloi Macle se sentait plus solitaire qu’un tronc dans la pâture.

Il ne pleurait ni ne songeait, aussi inhabile aux larmes qu’à la pensée, mais les instincts s’agitaient en lui, et il apercevait sa souffrance  sans la connaître. Sa vieille était morte…

De temps en temps il jetait un regard sur ses enfants. Le fils, un quadragénaire aux moustaches militaires portait l’uniforme des douanes. La fille était une demoiselle de ville.

Que vais-je faire maintenant ? dit l’Eloi. Avec mes septante-huit ans, je ne peux plus tenir le bien ! … Quand la vieille était là, on s’aidait encore. Maintenant que faut-il faire ? Prendre un fermier, qui me fatiguera mes terres et me démolira mon bétail ! … Un fermier qui saccagera mon butin ! … Jamais ! Ce n’est pas à mon âge que je mettrai des étrangers chez moi !

Puis plus fort, s'adressant à son fils : tu ne lâcherais pas ton métier ? Il n’est déjà pas si reluisant. Tu aurais la maison … tu serais ton maître … Il y a de quoi faire, ici, tu sais !

Et ma retraite ? demanda le douanier. Je n’ai pas travaillé jusqu’à présent pour la perdre. Je serai rentier quand je serai vieux.

Alors ... fit l’Eloi, quand je serai mort vous vendrez vous tout ça ? Mon arrière-grand-père, l’Auguste Macle,  n’avait qu’un petit champ de vingt ares … Il l’a doublé en soixante ans … Mon grand-père, l’Onézime Macle y a ajouté les trois champs qui touchent la forêt … Mon père le Cyrille a fait la maison et acheté la colline … La mère et moi, nous avons repris le domaine des voisins, à leur mort … Dans vingt ans, si mes enfants le voulaient, les Macle pourraient être les maîtres des Rochats. Et vous allez vendre ça ? Vous aurez le coeur de faire ça ?

Lorsque ses enfants l’eurent quitté, d’un pas lent, il tourna autour de sa demeure et de tous côtés il contemplait ses terres. Puis ayant repu son âme de ses visions, et mesuré sous la neige les étendues dont il était le maître, il rentra dans sa maison, décrocha un rouleau de fil de laiton, ajusta son chapeau et sortit pour aller vers le bois  dont mille mètres à peine le séparait. Il choisit un sapin solide avec une maîtresse branche à bonne hauteur. Mais il glissa sur une racine cachée, tomba, retomba. Puis Immobile il eut une impression de tiédeur reposante. Il ferma les yeux et il ne trouva plus en son âme la force de les rouvrir.

            
On le découvrit là, le matin suivant, mort dans la neige. Et les villageois vous conteront encore la fin de l’Eloi Macle, de ce vieux richard qui, par avarice, s’en allait tendre des collets, deux heures après avoir enterré sa vieille.


Les Bouchoux (carte postale M. Loup)


retour vers liste des extraits L'Armée de la Loire (extraits)

C’était un ancien combattant de 1870-71.

Un éclat d’obus lui avait troué le crâne et il était devenu fou. Il habitait une masure effondrée recouverte de bois pourri. Sa tanière n’était qu’un chant d’oiseaux.

Du sol au plafond des cages rustiques de fil de fer et d’osier. Tout ce qui vole, plane, gazouille ou jacasse sur ce troisième plateau jurassien formait la société du dément. Il réservait toute sa fortune  - cinq sous par  jour - aux festins du peuple harmonieux dont il était le monarque. Il se nourrissait de pain, grâce à la miche que lui concédait chaque jour la générosité municipale.

Il marchait, cassé, tordu, le visage rasé, creusé, tanné. Il tenait à la main un vieux clairon bossué et un sabre de cavalerie accroché à sa ceinture rebondissant sur ses pas avec un bruit de casserole. Parfois il courait pour échapper aux ennemis imaginaires que sa pensée démente lui présentait encore ... casques pointus, roulement de canons ... On l’appelait l’Armée de la Loire; Les gamins glapissaient en lui courant aux chausses.

Un soir, il rentrait chez lui en se retournant parfois pour ne pas se laisser surprendre. Il portait son clairon sous un bras, sa miche sous l’autre  et sa latte lui battait les jambes. Il rentra chez lui, puis il s’arrêta, anéanti de stupeur ... D’où provenait ce silence écrasant ? ... Ses oiseaux n’avaient pas pu mourir !

En deux pas il fut sur les cages. Toutes ! toutes étaient vides ! ... Et au même instant, dans des éclats de rire, dans des cris de joie, dans des hurlements de fauves, jaillit au dehors l’appel coutumier : "l’Armée de la Loire ! l’Armée de la Loire ! ...". Cinq galopins de six à treize ans, après avoir fait cuire avec du bois  chipé au tas du curé, des pommes de terre déterrées à huit kilomètres de là, avaient  proclamé qu’il n’y avait plus d’esclaves, et avaient décidé de libérer les prisonniers du fou.

Le fou laissa échapper un grondement qui ressemblait à un sanglot. Il fit encore une fois le tour de ses cages. Plus rien ! ... Il poussa un cri d’épouvante et se rua dehors, dégainant son sabre  et vociférant : "Frédéric Charles ! ... Frédéric Charles ! ...".

Lancés à ses trousses les gamins l’appelaient de plus belle "l’Armée de la Loire ! ... l’Armée de la Loire ! ...". Ils traversèrent la forêt de Combe Noire jusqu’au précipice de Roche Blanche qui à trois cent mètres domine le second plateau. Il ne s’arrêta pas. Arrivé au sommet du bois, sur la pierre polie d’où l’on voit l’abîme, il brandit sa latte dans un geste héroïque, et, pendant une seconde, il se dressa, tout noir, sur le soleil rouge.

Une dernière fois il cria : "Frédéric-Charles ! ... Frédéric-Charles ! ...", puis il sauta dans le gouffre; les prussiens ne l’auraient pas vivant ! ...

      
Tout éberlués de ce qu’ils avaient vu,  fiers d’avoir été les héros d’une si rare aventure, les gamins s’en revinrent au village, pourchassant les merles et croquant des noisettes. Et aussitôt arrivés, ils se répandirent de maison en maison, annonçant partout la grande nouvelle : "Y a l’Armée de la Loire qui s’a cassé la gueule !".


Tourbière de Prénovel (photo Bernard Girard)


retour vers liste des extraits La Tourbière (extraits)

Le père Loisel a des biens mais pas d’enfant. Son neveu, Francis Maclu espère l’héritage.

Depuis dix ans, à chaque mi-septembre, il invite son oncle à venir le voir, et celui-ci refuse. "Ils veulent voir à ma tête s’il leur faudra attendre mes écus encore longtemps." pense-t-il.

La pensée que ce ménage desséché, morne, sans enfants, pouvait désirer sa mort, faisait courir un frisson de rage sous son épiderme velu. Il avait septante et trois ans, mais sacrebleu ! il s’obstinait à vivre ! et ferait attendre la camarde à sa porte jusqu’à ce que les autres en eussent crevé de dépit ! ...

Cette année là, se sentant plus robuste encore que de coutume, il décida qu’il accepterait leur invitation pour aller faire briller sa vigueur sous leurs yeux ...
Elle en aura la jaunisse ! se disait-il en jubilant.
Elle, c’était la femme de son neveu. Il la haïssait, d’une haine  sourde et recuite, parce qu’elle était laide, sèche, maigre, noire, criarde, et parce qu’elle en voulait à sa fortune.

C’était un dimanche brumeux et froid, pâle sous un ciel bas, lourd de la neige prochaine. A table depuis trois heures, le père Loisel et son neveu mangeaient et buvaient encore.

Vers cinq heures, Francis proposa : "Voulons-nous monter aux Rouges Truites ? ... On mangera la tarte au fromage, Virginie resta seule."

Vers neuf heures Francis rentra seul et balbutia : "il s’est perdu dans la tourbière ... Je n’ai point pu le retrouver ... il ne répondait pas, il a dû tomber dans un trou". Et les deux se dévêtirent et se couchèrent. Leurs dents claquaient dans les ténèbres

A la seconde même où le père Loisel reconnut sous son pied le sol mouvant de la tourbière, il devina ce qui se tramait. Il se colla sur le dos de son neveu, prêt à lui fracasser le crâne au moindre geste suspect. Il n’avait pas prévu le bond par lequel Francis se sépara tout à coup de lui, ni cette subite disparition au milieu du brouillard épais. Resté seul, il réfléchit les pieds rivés sur la même motte de terre. Il se mit à sauter d’un pied sur l’autre afin de chasser le sommeil et de se réchauffer. La nuit s’écoula cependant. Alors le vieux, harassé, grelottant, haletant encore de terreur, se mit en marche.

Le Francis et la Virginie achevaient de se vêtir lorsque la porte brusquement ouverte, vint heurter le mur avec fracas. Dans l’encadrement se dressa l’oncle Loisel, hérissé, la moustache tombante, les habits trempés, muet et tragique comme un mort qui serait sorti de sa tombe ...

Un mois plus tard les Maclu recevaient de leur oncle le billet suivant : "la présente est pour vous dire que je me marie avec une jeune demoiselle, ayant besoin d’une femme pour soigner les rhumes que je prends dans les tourbières".


Lac d'Ilay (carte postale M. Loup)


retour vers liste des extraits Les Mouyatchets (extraits)

Le père Rasquinet passait pour un heureux homme.

A soixante ans, il était plus solide qu’un conscrit, rose de teint, à peine gris de cheveux, sec comme un coup de trique, avec un sourire narquois et un regard qui soupesait les hommes. Orateur écouté des palabres politiques qui se tiennent le soir à la fromagerie, depuis dix ans il était maire de la Chaumusse, et depuis bien longtemps il passait pour le plus riche propriétaire des sept communes qui forment le Grandvaux.

"Il en a des sous !" disaient  les paysans. "Lui et la Noémie, ils en ont rempli, des bas de laine ! avec tout l’élevage qu’ils ont fait, et pas d’enfants pour manger le butin : Il ne l’avoue pas, mais on sait ce qu’on sait ! ce qui est ! ... Il en a, c’est sûr !" ...

Il en avait ! Et pourtant le père Rasquinet n’était pas heureux. Ses plus beaux champs étaient séparés en deux groupes par la longue enclave des Mouyatchets, que possédait l’Elie Macle, son voisin. Rasquinet voulait l’enclave, pour être d’un seul tenant. C’était depuis des années, son unique désir.

"Je ne te la vendrai point ! " disait Macle. "Pas la peine de tourner autour du pot !Charbonnier est maître chez soi. Ce sera la dot de ma fille, la Zoé. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ! Les boniments ne servent à rien. A langue dorée, oreille de plomb ...".

 

La Noémie, plus dure au gain, partageait la passion de son mari ... "On ne décidera pas ce vieux cochon ! ... Peut-être bien aussi que tu n’as point su t’y prendre ?".

- "Point  su m’y prendre ? ... On en a roulé de plus malins que lui ! Et toi ! ... C’est ta faute si on ne les a pas ! ... Si tu avais eu un garçon ce serait à nous, seulement tu ne pouvais pas avoir de garçon, puisque tu n’as même pas été fichue d’avoir une fille ! ".

- "Savoir qui n’a pas été fichu ! C’est t'y moi ? C’est t'y toi ? il n’y a que le bon Dieu qui le sache ...".

- "Et moi je le sais aussi, tout comme le bon Dieu ,et j’en ai une preuve. Et ma preuve c’est que quand la Lucie a été enceinte et que nous l’avons renvoyée, eh ben, c’était du père Rasquinet.  Donc motus ! ... Tu devais avoir un fils.".

- "Si c’est comme ça !", proféra la Noémi avec âpreté, "rends-moi mon cheptel et tout mon butin, et je m’en irai, et tu l’épouseras , toi, la Zoé ! ...".

Épouser la Zoé, l’idée lui revint à plusieurs reprises. Ce n’était pas une mauvaise affaire, une forte garce rouge et plantureuse avec des poings de gendarmes et des hanches comme des corbeilles. J’aurais encore bien un fils avec celle-là ...

Les décrets de la Providence sont merveilleux, et il faut adorer Dieu dans toutes les manifestations de sa volonté. Il fit que la Noémie, après cinquante-cinq années d’une santé rigide, dut un jour s’aliter, comme elle revenait de faner, saisie de fièvre et d’oppression. Comme le beurre et les emplâtres  d’écrevisses pilées ne produisaient aucun effet, on appela le médecin, qui diagnostiqua  une congestion pulmonaire; la vieille pouvait s’en tirer, mais il se pourrait aussi qu’elle y passât... Il ne voulait rien assurer.

Au bout de trois heures Rasquenet se décida à parler d’une voix lente et embarrassée :

- "Peut-être que tu guériras; peut-être que tu ne guériras pas. Si tu guéris tant mieux, Si tu ne guéris point ..."

- "Tu pourras épouser la Zoé" répondit la vieille tranquillement.

- "Voilà ... mais l’Eloi  me la donnera-t-il ? Si j’allais y demander ?".

- "Oui va toujours ... ça ne coûte rien ..."

Il revint deux heures plus tard. C’était la nuit noire ... Il avait bu ...

- "Eh ben ?" demanda la Noémie.

- "Eh bin ... voilà ... On me la donnerait tout de même ..."

La vieille ne répondit rien ... Elle avait soif. Elle étouffait. Il ouvrit la fenêtre et la nuit glacée de la montagne entra dans la chambre, avec des parfums de gentiane, de terre humide et de purin.
Le lendemain, l’état du malade s’était sérieusement aggravé.

C’est curieux dit le médecin. On croit ces paysans très robustes et une fois sur le flanc, ils ne peuvent plus se relever.
La Noémie dura pendant tout un jour et une nuit encore, et après une agonie silencieuse mourut comme le soleil se levait.

Rasquinet tout aussitôt délibéra d’aller prévenir ses voisins. Il se trouva nez à nez avec Eloi et la Zoé;

- "Eh ben ... ca y est ... Elle a défunté, n’y a quasiment pas cinq minutes ..."

- "C’est pas Dieu possible ! ... et tu restes dans tes intentions ?".

- "Pour ça  oui ! ... parole de Rasquinet ! ... Et toi la Zoé ça tient ? On est promis, quoi ? ... ".

- "Ça tient ...".

- "Bon ! Cochon qui s’en dédit ! ... Ma bonne vieille, tout de même ! elle a été vite partie ...".

- "Une bien brave femme !" dit l’Eloi "Ce que c’est que nous ! Je lui aurais encore donné vingt ans de vie. Elle n’avait pas eu d’enfants, ça ne vaut rien à la santé ... C’est comme les vaches bréhaignes, elles meurent de maladie ... Avec la Zoé, ça n’est point à craindre. Vous me ferez grand-père ! ...   Eh ! ... Les amoureux ?
On est tous mortels ! ... Il faut se faire une raison ... Aujourd’hui toi, demain moi ... à quelque chose malheur est bon ! ...
".

        
Et le valet de ferme qui s’en  alla annoncer la mort, fit part simultanément des fiançailles;

Et le veuf  but à la mémoire de sa défunte et à la santé de sa promise, ou quand sa  langue fourchait, à la mémoire de sa promise et à la santé de sa défunte ... Puis à quatre heures du matin, complètement ivre il fit un faux pas; et la Zoé, aidée par son père, dut le porter dans son lit.



retour vers liste des extraits Le Noël du Farfouillon (extraits)

Depuis le 1er décembre, il n’était pas tombé un flocon de neige su le Grandvaux.

La sécheresse était âpre. Le froid tranchait les visages et le ciel s’étendait sur les forêts comme une coupole de glace ... Beau temps pour les braconniers ! ... Car sur ces surfaces endiamantées, les passées des lièvres creusent des foulées noires qui trahissent tous les secrets.

Fichu temps pour les gardes ! ... Ils n’attrapent pas toujours le gibier, mais les engelures et les bronchites ne les manquent jamais.

Farfouillon profita des heures bénies de la Nativité pour s’en aller relever ses collets derrière la Chaumusse, à l’orée du bois. Hirsute, velu,  dépoitraillé, le feutre en bataille, et la barbe en éventail, un rayon d’infernale malice, dans ses petits yeux gris, et mille tours dans sa besace pour duper la maréchaussée. Honnête du reste, à sa façon, et conséquent dans ses principes : il est glorieux de frauder l’État, légitime d’emprunter aux riches sans les consulter, malséant de voler les pauvres.

La chasse ne fut ni longue ni malaisée. Il ne faut pas une heure pour retrouver quelques collets, posés aux bons endroits, quand, depuis l’enfance on connaît toutes les taupinières du communal. Et ce n’est pas une grand peine que de se baisser deux fois, pour cueillir d’abord un levraut.de quatre livres, ensuite un gros capucin de plus de trois kilos et les enfouir dans un besace. C’est à cette besogne que se livrait le Farfouillon quand un bruit de branches cassées lu fit faire un bond magnifique.

- "Je te tiens, bandit !" hurla, prématurément une voix féroce.
Le Farfouillon négligea de relever une aussi grossière erreur. Il avait reconnu  son ennemi juré, le forestier Sylvain Monnet, dit Petit-Ventre à cause des majestueuses dimensions de son abdomen.

Sourd aux injonctions, aux injures, ... le Farfouillon  filait ... A cent mètres derrière lui , Petit-Ventre rebondissait de caillou en caillou, sacrant et remplissant la nuit d’halètements de locomotive.

Quand il fut au passage à niveau, le Farfouillon doubla tout à coup son allure, tandis que le forestier, écumant de fatigue et de fureur, ralentissait la sienne. C’est ainsi qu’au milieu de l’office, tandis que le curé psalmodiait, que les enfants de chœur rouges et blancs oubliaient de se tirer la langue, que les fidèles émerveillés priaient, le Farfouillon fit son entrée dans l’église, vint s’agenouiller devant la crèche où le bambin céleste reposait et déposa ses deux lièvres par terre, les museaux tournés vers l’Enfant Jésus. Puis il remplit sa besace de la paille sacrée et s’agenouilla devant la grille du chœur.

Petit Ventre se précipita à son tour;

- "Livre-moi immédiatement tes lièvres ! ... Tu cherchais des fraises ? ! ... .N’essayes pas de faire le parisien ! ... Ce qui est vu est vu ! Et tu le paiera cher ! Vide on sac !".

Et il plongea ses mains dans la besace,  retira une botte de paille. et vit la toile flasque se refermer sur le vide.
Ahuri, pleurant de rage, de fatigue et d’énervement, la langue et la cervelle paralysées par la fureur et ne comprenant rien à cette fantasmagorie, il tourna les talons.

.Quant au  Farfouillon , il rentra dans l’église, ramassa ses lièvres, le plus gros dans son sac, et tenant le plus petit par les oreilles et il s’en alla dévotement s’asseoir ... à la sacristie. Il saisit la burette de cristal, la considéra, la déboucha et la huma puis la vida. Et quand le curé reparut, prêt à l’excommunier, il lui souleva devant le nez son joli levraut, dont les pattes se joignaient comme un geste d’imploration et il dit :

- "Ma foi, monsieur le curé, je ne pensais pas mal faire ! ... En me promenant j’ai trouvé deux lièvres qui venaient de périr ... de froid ... Alors j’ai voulu vous donner le plus beau ... Le voici monsieur le curé ! Je vous dois bien ça. Il n’y avait qu’un boeuf et un âne devant l’Enfant jésus. Ce n’était pas beaucoup de butin pour un si grand personnage. L’an prochain, laissez moi faire, je vous garnirai votre crèche encore mieux. Je vous amènerai mes lapins, ma bique et mon cochon."


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