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La Thieulette et la Cernée

Morillon


Joseph, le "Jousè à Gros Pierre", arrive en 1907 à Morillon avec ses onze enfants et ses soixante bêtes.
Il est né en 1857, a perdu son père à cinq ans, sa mère à neuf ans. Il a grandi puis travaillé au Nondance avec son grand-père, le "gros Pierre", lui même veuf. Marié à Céleste Morel-Jean, de la Combe de Morbier, une nièce de François Lissac marchand de parapluies, il change souvent de fermes mais ne quitte pas le Mont-Noir.

Sa soeur a fait un beau mariage avec César Martin maréchal-ferrant à Saint Laurent en Grandvaux. Elle l’invite à se rapprocher. Il vit six ans au Maréchet, puis 17 autres à Morillon où il meurt, écrasé par une automobile.

La Thieulette

C’est un homme des bois.
Le Bas des Prés Hauts, le Haut des Prés Hauts, les Grandes Côtes sont les endroits qu’il connait et où il a séjourné. Mais c’est surtout à la Thieulette et à la Cernée-des-Jobez qu’il se plait. Ces deux pâtures, qui ont chacune un chalet où s’abritent les vaches et leurs gardiens, appartenaient aux moines de Saint-Claude. Après la Révolution, elles ont été achetées par les Jobez de Bellefontaine.

En 1896, c’est le vicomte Charles de Laitre, époux d’une demoiselle Jobez, qui les possède. Joseph les loue. Pour lui et pour ses enfants, ce sera un paradis. Les étés toute la famille est là. C’est à la Thieulette que Céleste met au monde son huitième enfant, Quiniche, le 14 août 1899.

Et puis l’air y est pur.
César, le second des fils, âgé de cinq ans, était condamné. "Il s’en va de la poitrine" avait dit le médecin de Lausanne qui soignait à distance à partir d’un échantillon d’urine,"Mais laissez-le à la Thieulette, dehors, sous un sapin, jusqu’à l’automne, il s’en sortira peut-être". C’est ce que fit Joseph; et César vécut jusqu’à 90 ans.

La ferme de Morillon appartient aux Guérillot, de la Chaux des Crotenay. Ils ne sont pas vicomtes comme les de Laitre mais ce sont d’anciens seigneurs et leur ferme est la plus grande et la plus belle du canton. Elle l’est encore aujourd’hui, bien qu’entourée de tôles et de machines agricoles de plus en plus grosses.
Les enfants de Joseph en sont fiers; d’autant que leur cheptel dépasse tous ceux du village ... et ..., ils viennent "du Haut". Ils ne veulent pas être catouillis, comme on nomme ceux de la région. Si l’on ajoute à cet instinct de supériorité, le souvenir, la nostalgie de leurs paradis du Mont-Noir, on comprend qu’il leur soit difficile de s’intégrer comme on dit aujourd’hui. Les catoullis ne les adorent pas non plus.
Morillon appartenant au seigneur de la Chaux, c’est donc à la mairie de la Chaux des Crotenay de leur attribuer l’affouage, et de l’affouage dépend le service social.

.La Cernée

Après le décès de Joseph (5 février 1921), ses enfants garderont ces deux pâtures. Ils y ajouteront le Pré d’Haut, que les sportifs de la marche à pieds connaissent bien. Et cela jusqu’en 1930.

Chaque année, fin mai ou début juin, c’est la montée.
César reste à Morillon pour diriger la "base arrière" et "faire les foins" avec une équipe de faucheurs ambulants. Céleste reste avec lui et les petits, plus un cheval, une vache et deux chèvres. Tous les autres, partent avec les bêtes à la pâture. La descente se fera en septembre.

Ces pâtures nourrissaient des vaches laitières. Le lait devenait fromage sur place. On voit encore dans chacune des fermes des potences de chaudières et des plateaux. Les presses étaient installées sommairement à l’aide de gros cailloux maniés par un levier de bois. On voit encore des traces de tout ce matériel.
Quand le bétail se trouvait à la Cernée ou au Pré d’haut, le fromage était fabriqué sur place, puis transporté à dos d’homme au chalet de la Thieulette où il était affiné (il n’y avait de caves ni à la Cernée ni au Pré d’haut.)

Depuis le Pré d’Haut, le transporteur passait par la Cernée "Pierre Elie" où les débris d’un reposoir sommaire se voient encore sous la forme de trois sapins en triangle. De là, il continuait son chemin par la Combe aux Petetins et le Petit Puits. On peut estimer la distance parcourue ,à l’aller à 4 ou 5 km à travers la forêt.
Au retour cet itinéraire était parfois détourné pour récupérer des bêtes qui n’avaient été vues avant le départ. Périodiquement il fallait procéder au ravitaillement à Foncine le Haut. Tous ces déplacements se faisaient à pied par des sentiers sous bois.
Pour exploiter ces chalets il fallait un certain nombre de têtes de bétail; une soixantaine avec une bonne trentaine de vaches laitières.
Dans un de ces chalets nous retrouvons encore des inscriptions au charbon de bois de noms et prénoms de fils de Joseph.
A cette époque il fallait rentrer en premier lieu les vaches laitières, procéder à la traite et transporter le produit à la cave qui se trouvait à 4 ou 5 km.

La montée se préparait. Il fallait astiquer les clochettes et les campènes, charger les outils, ne pas oublier la pressure, ni "le manger".
De bonne heure, après la traite du matin, on sortait les bêtes, on vérifiait encore et encore. Pierre ou Marcel revêtait le gilet d’armailli et s’en allait devant en chantant "Tia tia tia". Les clochettes se mettaient au pas des bêtes. Deux jeunes, bâton à la main, se mêlaient au troupeau pour surveiller. Joseph suivait.
Le Coin d’Aval, les Monets, le Maréchet, la Grange à l’Olive, La Roche du Palais, Sur les Gits ..., tel était l’itinéraire. Les vaches âgées connaissaient les chemins. Il arrivait que l’une se trouve fatiguée. Joseph savait la soigner: un verre de gentiane dans la gueule suffisait pour qu’elle marche jusqu’à la Thieulette.

l'hirondelle

Deux troupeaux pouvaient exceptionnellement se croiser.
C’est ce qui arriva le 29 mai 1911. Joseph montait en pâture, François descendait à la Grange à l’Olive. Résultat: une belle pagaille, mais une seule corne cassée.
Enfin, arrivées à destination, les bêtes se dispersaient un peu et goûtaient l’herbe fraîche. Les laitières allaient prendre leur place. En quinze jours ou trois semaines, vaches et bergers étaient en forme. Le lait était abondant. Marcel faisait son fromage de Morbier. Mais lorsque l’herbe se faisait rare, il fallait déménager.

Alors, tout partait à la Cernée, plus importante, et aussi plus agréable, pour un séjour de près de deux mois. Marcel y fabriquait du Gruyer, des meules de 30 à 35 kg. Il n’y avait pas de cave pour les affiner. Il fallait donc, les porter à la Thieulette. Une corvée qui était laissée à Marcel, qui pendant les vacances se faisait accompagner par un de ses neveux. Le transport se faisait sur son hirondelle (ou oji).
On opérait de la même façon lorsque le bétail était au Pré d’Haut.

A la Cernée, non loin de la ferme il y avait le bacu, la baraque des bûcherons, puis un très beau chalet, le chalet des Jobez. Les propriétaires y venaient en famille ou avec des chasseurs.
Les enfants de Joseph devinaient qu’il y avait là dedans, de quoi manger autre chose que des pommes de terre et des bolons. Comment faire pour y accéder ?
Le père était souvent absent. Un volet semblait accessible.
Si on essayait de le lever avec une bourre? ...
Et cela marcha Ils visitent, admirent, s’étonnent, trouvent et se servent.
Pas trop tout de même, ce serait voler! Ils emportent un peu puis reviennent, s’efforcent de ne pas laisser de traces.
Quelle belle journée; tout au plus un léger remord. Si le père savait ça !
Mais arrive le moment où il faut remettre le volet à sa place.
Il est lourd; et haut. Voici déjà la nuit et le père doit venir ici demain matin ...

Le lendemain avant le soleil, ils sont revenus, essayent encore de replacer ce satané volet, se vengent sur les bêtes. Le bruit d’une voiture roulant sur les pierres, la voix du père qui parle au cheval, les deux gamins ont juste le temps de ranger ce qui est trop visible, puis partent se cacher, pas trop loin, pour attendre la suite.
Le père a tout découvert et les cherche. Alors, ils s’enfuient, rapidement, sans savoir où aller.

Le soir ils sont près de Mouthe. Il fait grand nuit sous les sapins Mieux vaut rester ici. Une boite de conserve et une poignée de biscuits, ajoutés aux quelques pommes ou plousses qu’ils ont ramassées en route fera leur repas. Ils passent la nuit sans dormir; en cherchant comment se sortir de cette situation.

Le lendemain ils sont à Mouthe. L’oncle Vital, un cousin, maquignon, qui les aime bien, pourrait peut-être les tirer de ce mauvais pas. Ils tournent un moment autour de sa maison, sans succès. Ils retournent sous les sapins et le lendemain ils repartent jusqu’à la Grange du Fresne, sans vraiment savoir pourquoi.
Et là, surprise l’oncle est derrière eux.
Un voisin les a vu la veille à Mouthe, l’a dit à Vital, qui les a cherchés et trouvés.
Vital connaît bien Joseph. Il sait qu’il est dur avec ses gosses et que ses colères sont terribles. Il emmène les déserteurs chez lui. Sa femme leur remonte le moral avec quelques morceaux de fromage et des tartines de confiture. Vital attelle un cheval et les emmène à Morillon. Il les dépose à la Chèvre, chez Grappe et s’en va consoler Céleste et calmer Joseph.
Sans doute avait-il un argument. Car après avoir «bu la goutte» il s’en va, passe vers ses neveux à qui il dit: "Retournez à la Cernée et ne recommencez pas".

Le lendemain Quiniche et Boidru sont de retour à la pâture. Les volets des Jobez sont en place. Qui les a remis?
A la descente des vaches, début septembre, ils sauront raconter leur exploit aux catouillis.
C’est peut-être à cette aventure que Marcel doit son surnom de Quiniche. On avait tellement demandé durant ces trois jours "Ou est ce qu’i niche encore c’gamin?".


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