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l'Arbezie

 


Dans son livre "l'Arbézie", paru en 1997, Maryse Obez-Arbez, nous raconte avec beaucoup de coeur et d'une jolie manière, l'histoire insolite de cette frontière franco-suisse, déplacée au fil du temps, et parcequ'elle est restée virtuelle durant un moment, permit à une famille de construire une maison bien particulière. Voici un extrait de son livre (introuvable aujourd'hui mais que je vous conseille de vous procurer, si par hasard il était réédité un jour), où l'on découvre l'histoire extraordinaire de la famille Ponthus, qui sut tirer parti durant 33 ans, d'une situation unique.

Vue depuis la Dôle

Voir également : les photos de la Dôle


Les bornes furent ramenées aux abords de la route nationale à la Cure le long de la vallée de Bois d'Amont et du Brassus. Il fut décidé que l'entretien de cette voie carrossable serait aux frais de la France. Certains riverains virent à leur grande surprise apparaître un chapelet de nouveaux piquets alors qu'ils ignoraient parfaitement ce changement de frontière.

Les propriétaires, dans cette région jugée très terrienne, très solide, virent d'un mauvais oeil cette décision. Comme leurs ancêtres, ils avaient entrepris avec courage et méthode le défrichement, veillé à l'entretien des forêts et à leur exploitation. Dans cette contrée froide, dans cette terre peu fertile, il était difficile de semer et de récolter le froment.

Si les hivers n'étaient pas tous rigoureux, les étés, plutôt courts, n'étaient pas tous ensoleillés; le printemps pouvait quelque peu hésiter, ou l'automne se défiler. Cette variabilité caractérisait la montagne, six mois de neige, puis six mois sans neige, tel était souvent le décompte des saisons. Alors le rythme de la vie épousait celui des saisons.

Sur ce plateau jurassique, au relief accidenté, le bétail demeurait à l'étable une grande partie de l'année. Cela nécessitait un approvisionnement en fourrage considérable, et pourtant, ils ne bénéficiaient que de très peu de temps pour les travaux extérieurs, pour les travaux des champs.

la Dôle

Lors des beaux jours, l'explosion végétale gavait à un tel point les troupeaux que les paysans ne parvenaient plus à tondre l'herbe au fur et à mesure de sa pousse. Il fallait cependant, avant qu'elle ne durcisse, engranger sur place toute la fenaison, ceci en un temps record.

Chaque destin était tissé des gestes les plus simples, et ces gestes restaient forts et obstinés. Sur ce fond d'existence très rude, allait se dessiner tout à coup le relief de leur drame, de leur combat. Éleveurs pour la majeure partie, ils avaient le cuir et le coeur endurcis par le dur et incessant travail que leur imposait ce climat rigoureux. Habitués alors à peiner tout le jour, sans se plaindre, ils consacraient l'essentiel de leur ingéniosité à amasser, sou après sou, de quoi acheter un lopin de terre même infructueux, qu'ils cultivaient avec un acharnement méritoire. Ils supportaient mal cette violation.

La plupart, refusant l'expatriation, virent une partie de leur territoire, une partie d'eux-mêmes, glisser en Suisse. Le travail leur avait courbé le dos. Maintenant, les caprices, la fantaisie de certains hommes, leur brisaient le coeur. C'était la déchirure pour cette fière paysannerie.

Cependant, le village de la Cure ne fut pas épargné, il subissait cette réforme en son centre, offrant à un petit malin une toute autre réalité, le mettant dans une situation inénarrable. Ponthus possédait un champ dans le hameau. Il vit à sa grande stupéfaction son terrain bel et bien coupé en deux par cette ligne. Son étonnement, puis sa mauvaise humeur furent rapidement dissipés par sa détermination. Le finaud s'aperçut bien vite de l'originalité de la situation et malicieusement, composa. Sans suspendre ses efforts de création, il imagina sur ce "no man's land" une construction. Sans perdre de temps, il échafauda quelques projets.

Le traité avait été conclu le 8 décembre 1862, mais ne fut ratifié par la Suisse que le 20 février 1863, date à laquelle il entra en vigueur. Les limites d'État n'étant pas encore matérialisées, les autorités ne pouvaient exercer une surveillance régulière. Profitant du laps de temps qui s'écoula entre la date de la signature et celle de la ratification, ainsi que de l'absence, de part et d'autre, des agents de surveillance, il mit son plan à exécution.

La maison d'autrefois n'était pas dessinée dans les cabinets d'architectures, mais pensée et réalisée par celui qui devait l'habiter. Un bâtiment de trois étages fut prévu. Son imagination se concrétisa. Très vite, on put voir des murs s'élever. Il ne s'agissait pas d'une vision chimérique. Ponthus ne doutait de rien, ses ambitions ne vacillaient point, il avait un objectif et s'y tenait fermement. Sur le chantier, une poignée d'hommes, stimulés par la curiosité, travaillait avec efficacité. Les travaux allaient bon train lorsque, par malheur, le service de contrôle se présenta.

Quelle attitude délibérée ! on ne pouvait guère être moins engagé que lui ... Le vice de construction était écrasant ! Scandalisés par tant d'audace, les représentants de la justice et des lois convoquèrent, séance tenante, notre "innocent" Ponthus devant une délégation à Saint-Cergue. L'assemblée devant laquelle il comparut lui faisant reproche de ces faits, le pria de cesser immédiatement ses travaux.

Un véritable coup de tonnerre ! Il eût cependant été ardu, autant que vain, de vouloir s'opposer de front à leur jugement. L'imagination tactique de Ponthus entra alors immédiatement en jeu et il fut illuminé par un faisceau de plaisir qui lui permit de garder tout espoir. Avec sa détermination militaire, avec une foi inébranlable et feignant un repentir aux antipodes de l'inspiration chrétienne, il accepta "ad mutum" de stopper la construction, moyennant, pour ce faire, une indemnité. Ce qui lui fut accordé, oralement seulement.

Que mijotait-il ? Doté d'un esprit de synthèse et d'une brillante intelligence, bien renseigné sur ses droits, dès son retour au village, il amorça son programme sans le moindre scrupule et tout à fait conscient que son tour de passe-passe démentirait ses engagements. Il fit appel à tous ses amis, à tous les voisins, et même aux gens des alentours, tous vivant en étroite symbiose affective et économique. Il leur expliqua la situation. Mesurant l'importance de l'événement, ceux-ci se mobilisèrent autour de Ponthus, prêt à participer à cette supercherie peu ordinaire.

En annulant le troisième étage, il pouvait poser le toit ! Travaillant toute la nuit, la fameuse équipe, active et habile, put monter la charpente. Ainsi fut, en un temps record, achevé le bâtiment qui, solidement enfoncé dans sa maçonnerie, bien assis sur la frontière, mit Suisses et Français devant le fait accompli. Il n'y avait plus à craindre des hommes de loi et de la justice. Tout tournait dorénavant en sa faveur. Son ingéniosité avait contourné l'obstacle. Cette loi internationale, irrévocable, le protégeait. Elle stipulait qu'un bâtiment ne pouvait subir ni modification, ni démolition s'il se présentait dans son ensemble, c'est à dire, dans ce cas, couvert d'un toit.

Quant à modifier l'emplacement d'une frontière que des années de négociations difficiles venaient de fixer, personne ne voulut y songer.

Ainsi, cette construction, de par sa position, allait devenir historique. Il ne fut plus question pour les autorités d'exiger une démolition. Deux bornes rappellent d'ailleurs l'événement. Elles furent posées à la fin des travaux. Sur une face sont gravées les armes du canton de Vaud, sur l'autre, l'aigle impérial et le mot "France".

Ponthus, né dans la commune des Rousses en 1837, venait juste d'avoir 25 ans. Marié depuis peu, sa jeune compagne était d'origine allemande.

L'aménagement dans les locaux binationaux occasionnèrent un certain remue-ménage. Hormis quelques curieux, beaucoup voulurent apporter leur contribution, s'accréditer auprès des nouveaux propriétaires. Et les choses avancèrent rapidement. Ponthus, une fois de plus sut exploiter judicieusement la situation. Cet "hors la loi" profita du droit coutumier pour compléter et fortifier son établissement.

Du côté français, il ouvrit un débit de boissons, et marqua l'ouverture par une tournée générale. Puis, peu après, du côté suisse, il organisa l'installation d'un magasin de denrées coloniales, tabacs, café ... un véritable souk à vocation d'épicerie. Avait-il eu encore une arrière pensée ? Sans doute, car ce qu'il avait prévu l'enthousiasma.

C'était une époque de grande contrebande et un bon nombre d'individus ou de bandes organisées, très actives profitèrent de ce lieu. La contrebande était à cette période presque une nécessité, elle était prospère. Nos compères à l'âme et au courage de contrebandiers se sentaient agréés par la population qui ne les jugeait pas tous comme des criminels, pas tous, non plus, comme des spéculateurs. Il arrivait même que les autorités locales du pays (maire, curé ou autres notables) interviennent en leur faveur lorsqu'ils avaient des démêlés avec les douanes.

Pour certain, c'était vital, c'était leur gagne-pain. Pour se jouer des douaniers, mille astuces étaient utilisées. Le sac chargé de briques permettant le passage du suivant, alors rempli de tabac, d'allumettes ou tout autre produit convoité. Il y avait une grande diversité de marchandises. Pour les déguisements, les parties de cache-cache, les fausses dénonciations, l'imagination ne manquait pas. Pour marcher dans la neige, certains futés avaient fabriqué spécialement des raquettes afin que soit inversé le sens de la marche. Brillante idée, mais elle ne pouvait être utilisée que l'hiver !

Tout le monde participait peu ou prou à la contrebande, ou du moins, en profitait. La contrebande se colorait aussi de beaucoup d'héroïsme. Aux yeux des populations furent magnifiés ceux qui avaient le courage de braver les autorités.

Le contrebandier devint même, sous la plume des auteurs locaux, une figure littéraire, symbole à sa manière de l'esprit d'indépendance des rudes et fiers habitants du Haut-Jura.

La situation paraissait convenir parfaitement au sieur Ponthus qui, dans son euphorie, s'autorisa une nouvelle construction.

Celle-ci, prévue complètement en Suisse juste en face de l'hôtel, n'exigea aucune demande préalable. Elle fut louée à la gendarmerie suisse, pour, plus tard, devenir une annexe de l'hôtel.

Deux fils naquirent. Raymond en 1868 et Alphonse en 1870. Pour tout équilibrer, les naissances eurent peut-être bien lieu chacune dans un pays différent !

Puis la guerre gronda ...

la maison Ponthus à la Cure

Tandis qu'à la Cure, le commerce tentait, bon an mal an, de surmonter les ravages de cette première invasion allemande, dans les campagnes, les gens continuaient à puiser leurs forces de vie, à développer leur résistance physique dans ces terres, plutôt ingrates, qui n'épargnaient pas leurs efforts, dans cette nature difficile à apprivoiser, qu'offrait le Haut-Jura. Surtout lorsque la neige n'en finissait plus de tomber, qu'elle s'attardait sur le printemps, ou que les gelées paresseuses atrophiaient les maigres semences.

Puis, la guerre en moins, l'ardeur générale reprit comme par enchantement, un souffle de liberté redonna un nouvel acharnement au travail.

L'esprit "malin" veillait, embusqué, prêt à redonner une tonicité à l'affaire. Celle-ci, en effet, se vit agrandie d'une troisième bâtisse, pas très conséquente. Son rez de chaussée allait abriter un lavoir, tandis qu'à l'étage, deux petites pièces donnant directement sur rue, feraient office de buvette. Construite sur le secteur suisse, à quelques mètres de l'hôtel, à quelques mètres de la France, elle était aménagée à "bien plaire". De par une seule exigence, les autorités suisses pouvaient à tout moment en demander la démolition. Elle est toujours debout !

Les années passèrent, 1895 endeuilla la famille Ponthus. Ponthus mourut après avoir fait appeler ses fils à son chevet. Souhaitant une entente mutuelle entre les deux frères, il leur fit part de ses dernières volontés, et les pria de conserver à tout prix ce qu'il avait réussi à bâtir dans le cours de son existence. Tous deux jurèrent au pied du lit du mourant. Désormais, ils ne purent compter que sur eux. La mère, en proie à un immense désarroi, afficha durant des mois une totale indifférence pour le commerce. Elle vivota encore quelques années, puis se laissa glisser dans la tombe. Au moment du partage, le sort voulu que Raymond devint propriétaire des immeubles, soit de l'hôtel, de l'annexe, et de la buvette. Alphonse, lui, prit possession du fond de commerce, comprenant le magasin en Suisse, et le café en France, ainsi que trois écuries "à cheval", celles-ci servant de relais aux routiers.

Les voyageurs des grands chemins, les conducteurs des diligences, tout pèlerin de passage pouvaient s'y reposer en toute quiétude. Un service s'organisa entre Nyon et Morez par le Col de Saint-Cergue. Tirée par six chevaux, la voiture publique faisait un arrêt systématique à la Cure. Durant plusieurs années, les affaires furent plutôt fructueuses malgré les problèmes de déplacement et d'approvisionnement durant ces longues périodes toutes blanches, qui obligeaient la population à se déplacer en traîneau ou équipée de raquettes.

la Dôle

Les décès en hiver posaient de réels problèmes. Lorsqu'un paysan mourait dans une ferme très isolée, il fallait dans ce cas le hisser sur le toit, hors de portée des bêtes et patienter jusqu'au dégel. Mais si d'aventure le trajet était tout de même entrepris, il fallait prévoir une ou plusieurs étapes. Le défunt ainsi entreposé risquait malgré tout de mettre un certain temps pour accéder à sa dernière demeure. On raconte que lors d'un enterrement, une maigre procession surprise par de violentes tempêtes dut abandonner le défunt dans la neige, pour ne le récupérer qu'à la fin du déluge et attendre même la fonte des neiges. Cet événement burlesque dut se reproduire plusieurs fois. Il devait être souhaitable d'attendre la belle saison pour mourir ...

Cependant personne n'oubliera celui qui débarqua un jour dans le Jura et lança la révolution du ski. Parmi la liste des hypothèses, il serait question de ce jeune officier anglais de l'armée des Indes, venu soigner son paludisme dans la région, qui avait entrepris l'ascension de la Dôle à ski. Son équipement subjugua les gens du pays. Les voyant ainsi intrigués, il leur expliqua la tactique et leur conseilla de remplacer leurs raquettes par de longues planches de bois, comme c'était l'usage en Norvège. Le conseil fut suivi sans tarder.

Cette région allait devenir par la suite le berceau du ski français. Peclet en a été le pionnier, maire de la commune durant la période de 1896 à 1912, il a su introduire le ski, il a su pressentir l'avenir de ce moyen de locomotion et de ce sport. A maintes reprises, il aura marqué son époque par plusieurs initiatives heureuses. On lui doit, entre autre, l'électrification du village des Rousses et de quelques hameaux, comme la Cure, la construction de plusieurs chemins, et l'étude du premier projet du tramway électrique Nyon-Morez. Mais c'est le ski qui lui valut son titre de gloire. Le premier concours international de fond et de saut fut organisé en 1907. L'épreuve de saut eu lieu sur un tremplin édifié à la Doye, un norvégien remporta la première victoire, c'était déjà leur spécialité. Les militaires français gagnèrent dans la course de fond. En 1909, les jurassiens, mieux entraînés, commencèrent à faire meilleure figure. Ces championnats successifs allaient faire connaître le nom de cette future station de ski des Rousses.

Cependant, l'étendue des forêts avait permis à l'industrie du bois de se développer. Cette matière première qui d'abord était utilisée comme combustible, fut bientôt transformée pour la confection de petites boites en bois destinées à l'emballage des fromages. Elle allait servir durant de longues années à la fabrique de ski et de luges. Ce matériau était précieux pour la région, car le rendement incertain de l'agriculture orientait de plus en plus la population vers les activités artisanales, industrielles et bientôt touristiques. Une bonne partie des montagnards y puisaient des revenus sans doute plus gratifiants que l'élevage. Mais comme toujours dans ces cas-là, il y eut des excès, tant et si bien qu'après plusieurs décennies, il devint urgent de souligner les dangers d'un déboisement inconsidéré. Il fut nécessaire de protéger l'environnement, la forêt se dégradant à vue d'oeil, le 'hola" dut être mis afin de minimiser les dégâts.

Depuis longtemps déjà existaient les arracheurs de gentianes. Les racines amères mais parfumées de ces longues plantes jaunes qui envahissaient les pâturages (à ne pas confondre avec les petites gentianes bleues), étaient mises à macérer et la boisson ainsi obtenue était commercialisée. Elle avait une bonne réputation digestive et médicale. Une petite cuillère de cette "potion" diluée dans un verre d'eau et administrée aux enfants leur redonnait, dit-on, la couleur et l'envie de se mettre à table.

Dans les marais avoisinant le Lac des Rousses, des végétaux en décomposition formaient une sorte de terre que l'on appelait la tourbe. Très recherchée à cette époque, les gens des environs, équipés d'outils prévus à cet effet, la découpaient sur place en petites mottes parallélipédiques, puis la laissaient sécher dans les hangars. Elle était ensuite utilisée comme combustible procurant un feu charbonneux. Il est important de signaler que certaines tourbières jouent un rôle régulateur dans l'équilibre du sous-sol, car elles forment une formidable réserve d'eau en cas de sécheresse. Par capillarité elle continuent alors d'alimenter le lac. Et parce que le terrain karstique du Haut-Jura offre de nombreuses circulations souterraines, les tourbières peuvent nourrir des sources fort éloignées d'elles.

Lorsque la première guerre mondiale éclata, tous les mobilisables partirent, y compris ceux qui habitaient en Suisse. Dérogation faite pour ceux qui habitaient en Suisse. Dérogation faite pour ceux qui y vivaient non pas "outre" mais entre les deux pays.

Peu de faits importants se déroulèrent dans la région, si ce ne sont les éternelles difficultés de ravitaillement propres aux villages de montagne, sans ressources agricoles, loin des centres de production, pas encore reliés par le train, avec peu de chevaux et, pour clore le tout, le rationnement du pain. La municipalité fit venir les patates de Gex. Par bonheur, la frontière ne fut pas totalement fermée et les douaniers firent preuve d'une certaine tolérance. Ce qui permit de temps à autre, la livraison de sucre et de chocolat ... par le magasin.

Grâce à cette frontière, les journaux suisses déposés sur la borne face à l'hôtel permirent d'être mieux renseignés sur les événements que par les communiqués officiels. Quant à cette tolérance qui dépendait un peu de chaque préposé aux douanes, elle fut complètement supprimée à l'automne 1915.

Les frères Ponthus s'entendaient jusque là à merveille. Mais peu à peu, le commerce ralentit. Les clients se firent rares, puis extrêmement rares. Inquiétude et malentendus se glissèrent insidieusement entre les deux frères. L'émulation entre les deux devint bientôt une rivalité qui eût pu être favorable dans d'autre circonstances, mais là, échauffa plutôt les esprits. L'humeur suivit le flux et le reflux des affaires. Quelques nuages commencèrent à flotter sur le serment qui les liait. Et, au fil des années, Alphonse eut des problèmes de comptabilité, il eut des difficultés pour ses rentrées d'argent et plus encore pour ses sorties ... Régler à son frère le loyer mensuel convenu devint une gymnastique de plus en plus acrobatique. Subrepticement, il se retrancha derrière la parole faite à son père. L'impatience de Raymond, puis son exigence n'améliorèrent pas la gestion des commerces. Pour récupérer une partie de son loyer, Raymond prit pension chez Alphonse et, à partir de ce moment-là, leurs rapports se détériorèrent, les algarades se multiplièrent, l'atmosphère s'imprégna de sarcasmes, ce fut le désordre le plus complet.

Un beau matin, Raymond se fâcha et brisa son serment, menaçant de tout vendre, ce qui n'ébranla nullement Raymond. Cette altercation fut cependant enregistrée par un consommateur du café qui la colporta. Elle fut rapidement déformée, transformée et signalée à Jules Joseph Arbez, résidant à Bois d'Amont. Jules Joseph était un homme d'action et d'efficacité. Ne considérant pas seulement ces paroles allusives, il s'empressa de contacter Raymond. L'infortuné "pris au collet" ne put rester indifférent aux alléchantes propositions, et accepta le dialogue. Une correspondante s'ensuivit, puis un accord définitif sur le prix fut établi. Les transactions furent habilement menées. Un mois plus tard, l'acte notarié était enregistré.

Jules Joseph Arbez devenait propriétaire des deux immeubles. Il soumettait par la suite ses exigences à Alphonse qui, déçu d'une telle trahison de la part de son frère, dans un découragement funeste, quitta à son tour le pays cherchant une issue sous des cieux plus cléments. Cette brouille à vie vint mettre un terme aux rapports entre les deux fils Ponthus. Un inventaire de tout ce qu'ils possédaient fut établi, évalué, et le montant indiqué, réglé. Voilà le rêve des frères Ponthus effondré, cédant le pas à une cruelle misère.

Le règne du père Ponthus aura duré de 1862 à 1895, trente-trois années d'habiles manoeuvres. Quant au duo des héritiers, sa mésentente abrégea l'histoire Ponthusienne. Ainsi commença en 1921 celle de l'Arbézie.


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