(on frappe à la porte) |
Pierre
: Y'a du monde dans la maison ? ! |
Rose
: Entrez ! ... Oh ! ... c'est l'Pierre ! Oh ben j'suis bien aise
de t'voir, sais-tu ? J't'attendais un peu vois-tu. Parc'que l'autre
jour, j'ai vu ta tante Lucia et l'André Blondeau. Ils sont
venus, et ils m'ont dit que t'étais aux Ruines, dans l'Jura.
T'es chez l'Jean bien sûr ? comme tout l'temps, oh oui !...
Ils sont venus un dimanche, ils étaient passés par
la Chaux voir ta tante Louise, et puis ils se sont arrêtés
à Entre deux monts, puis ils sont venus prendre le café
avec moi l'soir, tu vois ... |
Pierre
: Ben alors ! Si ils sont passés par Entre deux Monts, ils
ont bien dû embêter la p'tite Maria et puis l'Alphonsine. |
Rose
: Pourquoi ? |
Pierre
: Mais tu sais bien comme elles sont curieuses ! |
(André Blondeau
et Lucia n'avaient pas d'enfant. Lucia avait commencé à
travailler en 1901, André était contremaître.
C'était donc des gens à l'aise. Quand ils vont à
Entre deux Monts, ils y vont généralement le dimanche,
et ils préparent leurs réponses car ils savent très
bien qu'ils vont être interrogés. La petite Maria et
l'Alphonsine sont très curieuses. La petite Maria leur disait
: "Oh ! vous qui avez des sous, qu'avez vous diné
de bon à midi ?", l'André répondait
"On a mangé des choux-raves !", Maria
: "Mais a t'on idée ! Quand on a des sous, et point
d'héritiers, manger des choux-raves un dimanche ! Oh ! ben
non d'une pipe ! Not' seigneur ne doit pas être content, vous
ne l'honorez pas trop le dimanche avec votre nouriture !".
André : "C'est comme ça ! Nous on mange de
la bidoche toute la semaine, le dimanche faut pas se casser la tête,
on mange des choux-raves ou des pommes de terre à l'eau !".
|
|
Rose
: Ben oui ! C'est bien comme ça qu'elles font. T'es descendu
des Ruines ? |
Pierre
: Oui, le Jean m'a dit : "aujourd'hui, y'a mes neveux qui
montent, alors j'ai pas besoin de toi pour traire ce soir, tu peux
t'abader jusqu'à Foncine le Bas". J'ai rencontré
l'Erminie sur le long de la route, et j'ai déjà bien
bavardé avec elle. |
Rose
: Oh ben elle a dû t'en raconter l'Erminie ! |
Pierre
: Elle m'a dit de te dire le bonjour, parcequ'il y a longtemps qu'elle
t'avait pas vue. |
Rose
: Oh ! ben comme elle est ! Et quand elle me voit, des fois elle
s'en sauve pour ne pas me saluer. Mon Dieu ! Elle est bien drôle
! |
Pierre
: Et j'ai vu l'Angèle Michaud, ici en bas, sur le pas de
sa porte ! Mais elle est de plus en plus sèche ! Y'a plus
rien ! Elle a des jambes ! Des vrais frelêts ! Elle est grasse
comme un filet de vinaigre !. |
Rose
: Oh ben oui ! ... Crois-tu, elle a 13 ans de moins qu'moi. Elle
est née en 1901, l'Angèle ... L'autre jour, elle est
venue m'aider, vois-tu, à tourner mon métier, là
où je fais mes couvertures, elle n'a point de "vette"
! Point de "vette" du tout ! (4) |
Pierre
: Oui, mais elle était quand même là ! Et elle
t'a bien aidé quand même ! |
Rose
: Ben oui, mais moi j'tourne deux fois plus vite qu'elle ! |
Pierre
: Que veux tu, c'est pas de sa faute ! |
Rose
: Oh ben, elle monte de temps en temps, le soir, quand elle est
tranquille. Elle vient un p'tit moment vers moi. Mais oui, et puis
on blague un petit coup.
Tu sais pas, j'vais faire le café ! |
Pierre
: Oh ben ! Fais pas le café pour moi tante Rose ! Tu sais
bien que je ne bois pas de café. A moins que tu ais une goutte
de Ricoré. J'en prendrai avec un peu de lait, comme ça
je me ferai une "rotie". |
Rose
: Mais t'as pas besoin de t'faire une rotie mon p'tit !
Comme je savais que t'étais par là, j'ai fait des
tuiles. |
Pierre
: Ah, ben alors là ! tu me régales avec tes tuiles
! Mais de qui tiens-tu la recette ? |
Rose
: Ben c'est l'Angèle qui m'a donné la r'cette ! Elle
est bonne, hein, cette recette ? Et j'en fais encore souvent, tu
vois, le monde ne r'chigne pas quand j'en offre. Les miennes sont
pas pareilles que celles de l'Angèle. L'Angèle, elle
leur donne la forme sur son p'tit glinglin (5), elles sont un peu p'tites,
tu vois. Mais moi, j'leur donne la forme sur la barre de cuivre
là, qu'est d'vant mon fourneau. Elles sont plus grandes,
on dirait des vraies tuiles de patissier. |
Pierre
: Et elles sont surtout très bonnes ! |
|
Rose
: Ben écoute donc ! J'vais quand même faire chauffer
de l'eau, si tu veux boire d'la Ricorée ! Et moi j'ai encore
un fond d'café qui m'reste de c'matin. J'le boirai avec toi.
Mais en attendant, si tu veux bien, j'vais t'donner mon porte monnaie,
et vas voir me chercher deux paquets de cigarettes chez la Cécile.
Y'a déjà quelques jours que j'suis pas sortie. |
Pierre
: T'as pas b'soin d'aller chercher des cigarettes chez la Cécile
! Je t'en ai pris en passant ! Et ton porte-monnaie, tu l'remets
à sa place ! |
Rose
: Oh ben quand même ! ... J'suis gênée ... |
Pierre
: T'as pas à être gênée, voyons ! Allons,
allons ! qu'est que c'est que ces histoires ! Mais dis, est-ce t'as
toujours fumé tante Rose ? |
Rose
: Mais non mon p'tit, j'ai pas toujours fumé. C'est pendant
la dernière guerre, tu vois, la Léontine Jacquet v'nait
souvent m'voir le dimanche après-midi. Le Jules allait joué
au tarot, tu vois, à l'hôtel chez Michaud, ou bien
chez l'Pierre Jacquet, et la Léontine, son garçon
était à la guerre, elle en avait un ennui de son garçon
! Elle venait vers moi, et elle me disait : "Tiens Rose,
fume donc une cigarette avec moi !". Oh ben ! J'ai longtemps
refusé ! Puis un jour j'ai essayé. Oh mon pauvre p'tit,
j'ai failli m'étouffer ! Seulement l'diable était
là à la porte, j'en ai fumé après une,
puis deux, puis je m'y suis habituée. |
Pierre
: Ah bon ? Et l'oncle Jules n'a jamais rien dit, qu'tu t'étais
mise à fumer comme çà ? |
Rose
: Oh mais non ! Le Jules était un bien trop bon homme
pour çà, sais-tu. Mais il m'a quand même fait
remarquer sur le ton de la blague, que j'avais commencé à
fumer pendant la guerre, quand y'avait point d'tabac, et qu'les
autres hommes étaient bien aise, d'avoir la carte de leur
femme, pour appondre à la leur. |
Pierre
(riant) : Ah ! C'est bien du Jules çà ! |
Rose
: Oh, mais c'était un bon homme tu sais l'Jules ! Vois-tu,
il est mort en 1952. Après diner, comme çà,
il tenait une tasse de café d'une main, et il lisait le journal
de l'autre. Il s'est éteint comme une chandelle. Qu'est ce
qu'il fallait que je fasse ? J'avais la moitié de sa retraite,
j'aurai pu vivre vois-tu, mais pour m'occuper et m'enlever le chagrin,
et ben j'ai remonté mon métier, et j'ai recommencé
à faire des couvertures. |
Pierre
: Ben tu parles, tes couvertures ! Ah oui, c'est encore une sacrée
combine ! Tu factures à tes clients le satin au prix où
tu l'achètes, les fournitures également. Et puis tu
factures presque rien d'heures ! Ben les gens, ils doivent rigoler
! |
Rose
: Oh !... comme tu es toi !... Ca m'occupe, vois-tu. Et on est pas
sur terre pour estamper l'monde, voyons ! |
Pierre
: Et je me demande toujours comment tu t'arranges pour faire, quand
ton satin est par terre, que tu es à quatre pattes et que
tu dessines ces grandes arrabesques, sans un outil, sans rien du
tout, là où tu vas piquer. |
Rose
: Oh ben ! ... Faut pas sortir de Saint Cyr pour faire des rosaces,
mon p'tit ! Puis on en a tellement fait dans l'temps chez nous,
qu'on y est habitué. C'qui est pénible, vois-tu, c'est
d'tourner mon métier, parcequ'il est lourd, et puis maintenant,
je n'ai plus vingt ans. Sur l'Angèle, j'peux pas toujours
compter, je te l'ai dit, elle n'a plus de "vette". |
Pierre
: Et puis c'est toi qui carde la laine ? |
Rose
: Oh ben bien sûr que c'est moi qui carde la laine ! Je n'ai
plus la Zulma, vois-tu. La Zulma, quand elle habitait là
à Foncine le Bas, chez la mère Joux, elle venait souvent
vers moi pour me carder ma laine. Oh ben ça m'avançait
bien tu sais ! Le Jules, il était parti à Champagnole
par le tram pour le courrier et il ne rentrait pas toujours à
midi, et puis il n'aurait rien dit de toute façon, il était
bien trop bon homme ! Alors j'disais à la Zulma "tu
sais pas Zulma, mange donc la soupe avec moi. Que tu sois toute
seule chez toi, et moi chez moi, c'est bien mieux qu'on se réunisse
et puis c'est un remerciement parce que tu me cardes ma laine".
Oh, j'lui donnais bien deux trois sous, mais c'est pas bien ce qui
arrondissait son budget. La pauvre femme, elle n'avait rien tu sais
! Avec le Boer, ils ont travaillé comme des mercenaires,
mais toujours à la journée dans les fermes, à
gauche à droite, ou bien faire les tombes au cimetière.
Ils n'ont pas gagné l'eau qu'ils buvaient ! Il n'y a pas
eu de cotisation, elle n'a point de retraite, tu vois ... |
Pierre
: Oui, c'était bien une bonne femme, cette Zulma. |
Rose
: Oh ben oui, c'est vrai ! Ben tu sais, elle m'en a rendu des services.
Et quand ils l'ont emmenée à Lons, chez les p'tites
soeurs des pauvres, ben j'en ai été bien chagrinée. |
Pierre
: Et l'oncle Jules qui était des Ruines et toi des Fumey,
tu l'as connu comment ? |
Rose
: Oh ... Je te l'ai déjà dit !... On s'est fréquentés
17 ans mon p'tit ! |
Pierre
: 17 ans ? ben dites donc, on peut pas dire que vous étiez
pressés ! |
Rose
: Vois-tu, mon frère, l'Henry Badoz, il était né
en 1885. Et quand ils ont fait les conscrits, ceux de Foncine le
Haut se sont réunis avec Foncine le Bas. Chose étrange
hein ? parceque des bélards et des rongegailles,
ça s'est jamais tant accordé, hein ! tu vois ... Alors
il a ammené tous ses garçons chez nous. Et puis il
était beau mon frère Henry, oh ben oui ! Qu'il était
beau ! Alors j'avais toujours dit, si j'me marie un jour, j'ai toujours
vécue avec un beau garçon qu'est mon frère,
je ne veux assez pas, en marier un qui soit un pe !"
Y'avait l'Jules, il avait quelques années
de plus que moi, mais pas beaucoup, et puis il était beau,
il avait des beaux cheveux frisés et une belle moustache.
Et c'est comme ça qu'on a commencé, tu vois. Il venait
chez nous, comme ça, l'dimanche, tu vois ... |
Pierre
: Et 17 ans, vous vous êtes fréquentés ? Ben
dis donc, c'est pas rien ! |
Rose : Ben oui, qu'est ce que tu veux,
il travaillait du diamant, lui, chez Dalloz à Foncine le
Haut. Et moi, j'étais encore aux Fumey avec ma Moman et puis
mon Popa quoi ... Et on a eu après, les enfants Blondeau,
leurs parents sont morts avec l'Alice en six mois de temps. On les
a ramassés, y'avait que l'André qu'avait 19 ans, mais
le Raoul et le Riri, ben on les a élevés ! Alors il
fallait bien que je sois là, ma moman était déjà
âgée, tu vois ! Oh ben tu sais, on a misérer
vers chez les Fumey ! On avait deux trois vaches sais-tu, mais c'était
pas le Pérou dans le porte-monnaie, tu peux être sûr
! Puis alors, après quand il y eu tous ces morts, alors il
a fallu respecter le deuil mon p'tit. On pouvait pas se marier comme
ça ! Puis avant, le Jules il a fait trois ans de congé
(1), et quand il est revenu, y'a fallu r'partir à la guerre.
Mais c'est pas rien quand même, tu sais ! On s'est écrit
quand même un peu, on s'est jamais oubliés. Puis quand
il est revenu, ben chez nous les Blondeau sonts morts, le deuil
a respecter. Et puis, un beau jour je lui ai dit, vois-tu, " y'a
déjà 17 ans qu'on se fréquente, faudrait quand
même bien qu'on pense à se marier un coup !".
Il me dit " j'veux bien Rose, mais faut quand même
qu'on gagne deux trois sous pour s'établir !".
Ma foi c'est ce qu'on a fait, on a encore bien travaillé
! Bien enragé ! Et puis en 1921 je lui ai dit, " tu
te rappelles pas, tu m'as dit que tu voulais te marier avec moi
?". " Mais si que j'm'en souviens !"
qu'il m'a répondu. Alors je lui ai dit que c'était
bien le moment. Et bien aise nous en a pris, son popa est mort six
mois après notre noce. Si on avait attendu, y'aurait encore
fallu attendre de respecter le deuil pour le père Jobard.
|
Pierre
: Tu vas quand même pas m'raconter, tante Rose, que pendant
17 ans, il s'est jamais rien passé entre vous ! |
Rose
: Comment qu'y s'est rien passé entre nous ? |
Pierre
: Enfin ! Tu comprends bien c'que j'veux t'dire ! |
Rose
: Oooooh ! .... Oh comme tu es toi ! ... Ben, on était pas
comme ça dans l'temps ... Oh !... ma foi non ! ... |
Pierre
: Vous aviez bien des envies comme tout l'monde ! |
Rose
: Mais oui mon p'tit ! ... mais on n'avait pas la possibilité
d'faire comme maintenant, tu sais .... Oh ! ... J'me vois pas ram'né
un gamin chez nous, ma Moman s'rait morte d'chagrin ! On avait déjà
les p'tits Blondeau à élever, ben c'était pas
rien sais-tu ! .... |
Pierre
: Oui mais enfin ! Quand l'oncle Jules allait te rejoindre, là-bas,
au Mont "la chèvre", quand tu gardais tes vaches,
tu vas pas m'dire ... |
Rose
: Mais non ..... J'te dis mais non ! .... Un mi, comme ça,
d'temps en temps, et puis c'est tout ! Mais, c'était pas
comme maintenant, y'avait bien des freins, tu sais ! ... Fallait
respecter beaucoup d'choses ! |
Pierre
: Oui mais quand même ! Pendant 17 ans, vous n'étiez
pas en bois ! |
Rose
: On était pas en bois, c'est sûr, on était
pas en bois ! Mais on voulait suivre notre chemin comme on devait
le suivre, tu vois ... Puis on s'est mariés, on a été
heureux sais-tu ! Mais on eu notre petit qu'est mort tout p'tit.
Ca a été un grand déchirement. Puis après
le Jules est rentré à la poste, ben il en fait des
voyages à Champagnole ! Oh s'il en a fait par le tram ! |
Pierre
: Et c'est vrai, moi je me souviens qu'en rentrant dans le tram,
y'avait un petit cagibi tout de suite à gauche, et on entendait
l'oncle Jules qui timbrait ses lettres : pan ! pan ! pan ! Il avait
toujours un grand sac à sel et avec ça il allait dans
les pharmacies de Champagnole, ou dans les épiceries, et
il revenait chargé comme un âne. Il avait beaucoup
plus de colis à transporter pour les gens de Foncine, que
pour son propre courrier. |
Rose
: On a été heureux tu sais ! Et puis le monde m'en
a gardé quand même une certaine reconnaissance, les
gens ne me laissent pas tomber, sais-tu. Autant dans ma famille,
que dans la famille du Jules. C'est encore bien souvent que ceux
des Ruines, le Jean, vient me chercher pour dîner ! Ou bien
l'Odile tu vois ! Quand ils tuent un lapin, comme ça, des
choses qu'on peut pas faire pour soi tout seul. |
Pierre
: Pourtant tu les cuisines bien tes lapins ! |
Rose
: Ben oui, c'est ce que le monde dit, que j'les cuisine bien ! Mais
je regarde pas à la dépense tu sais ! J'y mets une
bonne bouteille de vin blanc avec un tas d'échalottes, j'ai
toujours fait comme ça ! Y'a que la Colette, la fille au
Raoul qui dit tout le temps que ça sent un peu le sucré
et que j'ai mis trop d'oignons ! Pourtant elles les retrouvent pas
! Mais tu sais bien comme elle est la Colette. Mon Dieu elle a toujours
quelque chose à dire ! Oh si c'est pénible ... Mon
Dieu, mon Dieu !... Puis y'a des fois comme ça, à
l'automne, j'm'envais là-bas aux Serrettes jouer aux cartes
avec la Rose Bouveret et la mère Joux. Oh ben la Rose elle
nous en raconte ! Sais-tu qu'elle est dévergondée
! Oh ben oui ! Elle a un langage bien facile ! Y'a des fois madame
Joux comprend pas du tout ce qu'elle dit ! Absolument pas ! Mais
ça nous occupe vois-tu ...
T'en veux beaucoup d'la ricorée ? |
Pierre
: Oh ben donnes ! Attends, j'vais m'servir ! T'as fait chauffer
ton eau ? Et t'as du lait ? |
Rose
: Ben oui, mais c'est du lait en poudre, tu sais ! |
Pierre
: Oh ben tant pis ! Il vaut bien celui du chalet ! Tu n'y vas plus
au chalet ? |
Rose
: Oh mais non ! Qu'est ce que tu veux que j'aille me traîner
au chalet pour une petite goutte de lait ! J'y allais encore dans
le temps, j'avais un chat, tu vois ... Puis mon chat a péri.
Et puis ma foi !.. J'y vais quand je veux faire de la purée
où quelque chose à la sauce blanche, tu vois. Des
fois l'André Blondeau me rapporte des p'tits champignons
qu'il ramasse par là-bas, sous Saint-Roch ou bien vers la
fontaine du tram, des p'tits champignons blancs, il dit que c'est
des mousserons ! Mais c'est pas des mousserons ! Alors j'les fais
r'venir au beurre, et j'les mets dans une sauce blanche. C'est bon
tu sais ! Tu sais bien qu'dans l'Jura on fait beaucoup d'choses
à la sauce blanche ! Parce que dans l'temps y'avait des grosses
familles, mais oui ! Et puis avec de la sauce blanche, des carottes
en sauce blanche ou aut'chose, mais ça proge (3),
vois-tu ! Et on peut donner à manger à tout le monde,
beaucoup mieux que si y'avait pas la sauce blanche ! ... Oh ben
oui ! ... |
Pierre
: Y'a longtemps que t'as pas vu chez le Riri ? |
Rose
: Oh ben ! .... Ils n'viennent jamais, penses voir ! Le R'né
est bien trop occupé ! Oh ... Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ouais
! Ils m'écrivent comme ça d'temps en temps. Mais j'vois
souvent la Georgette, tu sais ! La femme de mon frère Henry.
Elle vient encore bien souvent, des fois, avec la Simone, avec sa
fille qu'est à la reculée, vois-tu ! Oh ben oui !
... Et les garçons, ben y'a le Dédé qu'est
toujours sur la route ! Et l'Michel qu'est à Morez ! Oh ben,
elles me rendent souvent visite, puis j'monte encore souvent au
Lac ! Ca m'arrive, vois-tu ... ben oui ...
Oh ben, la Georgette ! Elle est tout l'temps par
les quat'chemins ! C'est tout en l'air chez elle ! Mais elle est
propre sur elle ! Mais elle est toujours partie ! ... ma foi ! ...
Elle voit bien c'qu'elle doit faire. Elle sait bien quand c'est
midi à sa porte. |
|
Pierre
: ben j'en r'viens pas que pendant 17 ans, vous n'avez jamais rien
fait avec l'oncle Jules ! |
Rose
: Oh ben ... que tu y crois, ou que tu y crois pas, c'est l'exacte
vérité ! ... c'est tout ! ... Et si l'Jules était
du monde, ben y t'le confirmerait ! |
Pierre
: Oh ! tu crois ? |
Rose
: Oh ben c'est sûr ! ... Il n'était pas homme à
inventer c'qui n'existe pas ! |
Pierre
: Et t'as pas fait des p'tits coffrets pour chez Cretin, passé
un temps ? |
Rose
: Oh ben oui ! ... Mais j'me tapais tout l'temps sur les doigts
et j'ne gagnais pas l'eau qu'je buvais ! J'aime mieux faire mes
couvertures. Oh ben c'est bien plus facile ! Et j'suis habituée
tu vois ! Et l'hiver, y'a une petite pipe, là ! Dans ma grand
pièce où j'fais mes couvertures ! J'fais du feu là-bas,
ben j'ai pas froid ! J'suis bien ! Y'a des fois que l'heure de diner
passe et j'm'en apperçois, il est deux heures de l'après-midi
! |
Pierre
: Mais tu dois avoir du mal à coudre avec tes grandes aiguilles
! Celles qui sont droites ça va, mais celles qui sont recourbées
! |
Rose
: Oh ben tu sais ! C'est une habitude qu'on a ! Tiens goutte voir
mes tuiles ! Tu m'diras si elles sont aussi bonnes que les autres
d'habitude. |
Pierre
(mangeant une tuile) : Oh ! ben t'as pas perdu la main ! Elles sont
toujours bonnes tes tuiles ! |
Rose
: Ben tu sais, j'en fais encore bien des tuiles ! C'est aussi bon
qu'les p'tits gateaux qu'ont achète ! J'en avais acheté
une fois un paquet, il avait dû tomber par terre ! Ils étaient
tout cassés les p'tits gateaux ! Ben tu sais ! J'étais
pas à l'aise pour offrir des choses comme ça ! Heureusement,
j'm'en suis apperçu assez tôt, et j'les ai gardés
pour moi. J'en ai trempés deux ou trois comme çà,
à la place d'une rôtie l'matin dans mon café,
tu vois !.... ben oui ...! |
Pierre
: Tu vas t'promener d'temps en temps ? |
Rose
: Oh ben !.... Pas souvent tu sais .... J'suis bien occupée
avec mes couvertures ! Où veux tu qu' j'aille me prom'ner
? A pieds, et des fois toute seule ! L'Angèle, j'te dis,
elle est grasse comme un filet d'vinaigre, elle est vite ereintée
! Un coup, on est allées jusqu'aux Douanets. Y'a déjà
bien des années d'ça ! On était allées
boire le café chez l'Henriette Binda ! Et y'avait sa fille
l'Huguette, c'était l'après-midi, elle s'était
allongée sur une chaise longue pour bronzer. La mère
Binda, la Léontine ! Si tu savais si elle a crié !
Elle disait : "R'garde voir ces filles de maintenant !
Ca n'sait rien faire du tout ! Elle ne fr'ait pas une adresse, elle
ne pense qu'à s'faire belle !". Oh ! Elle ne faisait
pas bien du mal, l'Huguette ! Mais tu sais, la grand-mère
! (2)
Oh ben ! C'était comme ça dans l'temps,
sais tu ! ...
Moi, j'vais te raconter quelque chose. Mon Popa,
le Marcel ! C'était pas un mauvais homme, tu vois ! On l'appelait,
le "Marcel à la carotte", Il v'nait du
bas d'ville. Et c'était le frère à la Célina
chez Claude ... ben oui !... Ben, une année, y'avait cinq
ou six hommes aux Fumey, ils ont fait v'nir deux cent litres d'vin,
vois tu ! Par le tram ! ... Et ben, ils les ont bu en deux semaines
! Il avait plu, on est pas allés faire les foins tout de
suite. Ils ont joué au tarot, jour et nuit ! Et tu peux être
sûr qu'ils ont bu leur vin ! Mais qui c'est qui f'sait l'ouvrage
? Ben c'était les femmes et les gamins ! ... Ils sortaient
juste devant la porte pour renadier ! Et l'soir, tu sais
bien c'que c'est qu'un homme qu'a bu ! Y'avais encore un gamin à
la clé quelques temps après ! Oh ben oui ! .... Et
ben quand l'Henry, mon frère, est né, en 1885 hein
! Et ben écoute voir ! Ma Moman, elle est partie des Fumey
pour aller à Foncine le Bas chercher la bouille, mon Popa
était descendu avec le lait du matin, mais n'était
pas rentré pour dîner. Et le soir, vers trois quatre
heures, ma Moman était un p'tit peu inquiète. Elle
me dit "Mais qu'est ce qui se passe ?", elle
s'émaillait, vois-tu ! ... Alors, elle est descendue à
Foncine le Bas. La bouille était devant chez Michaud. Elle
s'est bien gardée de rentrer et de dire quoi que ce soit.
Elle a pris la bouille, et puis elle savait bien qu'il lui faudrait
d'l'eau, hein ! Et ben, tu me croiras si tu veux ! Elle a rincé
la bouille à la source des Toyons ! Elle l'a remplie, elle
l'a mise dans son dos, et elle est rentrée aux Fumeys. Et
elle a versé son eau dans des récipients. Elle nous
a donné à manger une bricole pour not'quatre heures,
tu vois. Elle est allée racler l'écurie, elle a abattu
l'foin (6), elle a soigné les bêtes comme il fallait, et
elle a redescendu le lait à Foncine le Bas ! vois-tu ...
Et au retour, elle a encore repris une bouille d'eau ! Et quand
on a eu soupé, elle s'est mise sur son lit, et elle a dit
à ma soeur Irma, la mère à l'André Blondeau,
"Va cri la bonna feun !" (Vas chercher la sage-femme
!). Et ben mon frère Henry, il est né dans la nuit
! Le lendemain, la Clémence était sous les vaches
! Et mon Popa était toujours pas rentré ! Ils en ont
bu du vin et d'la goutte tu sais ! C'était pas des hommes
raisonnables ! ... Y'en avait des bien pire ! ... Mon popa était
gentil, mais quand même ! Quand t'as une femme à la
veille d'accoucher, tu peux quand rester chez toi pour lui porter
secours, n'est ce pas ! Oh ben l'André Blondeau, faut pas
lui en parler d'ça, parce que, il le savait par la grand-mère
et il pleure chaque fois qu'il le raconte ! Ben oui .... c'était
comme çà dans l'temps tu sais !
Ma Moman ! Elle n'osait pas ! Mon Popa n'aurait
rient dit, mais l'café était cher ! Et quand elle
voulait boire une tasse de mauvais café, elle allait s'cacher
à l'écurie, sais tu ! |
Pierre
: Tu crois que ta mère se cachait pour boire le jus
? |
Rose : Mais, c'est pas que je crois.
J'en suis sûre ! Elle est morte en 1932, vois-tu, ma Moman,
douze ans après mon Popa. Mais, elle a été
heureuse, que quand elle a été veuve, c'est malheureux
à dire. Parce qu'elle était avec chez l'Henry, et
elle faisait ce qu'elle voulait, vois-tu. Elle se privait de rien,
suivant ses moyens. Oh ben tu sais ... y'avais pas bien des sous
dans l'porte monnaie, mais y'en avait assez pour tourner, et c'est
tout ! C'était pas comme maintenant ! Le monde n'a jamais
assez !
Alors t'as vu l'Erminie ? ... Ben elle a dû t'en raconter
l'Erminie !... Oh oui !... Y'a une chose qui nous amuse tout l'temps,
sais-tu ! La Nenette, la femme de son fils, le Louis ! Elle croit
toujours qu'avant de se marier, elle était dans les postes
! Mais elle n'était pas dans les postes ! Le papa de la
Nenette, il était facteur-receveur au Vaudioux ! Et quand
y"avait une dépêche qui arrivait pendant qu'il
était en tournée, c'est la Nenette qui l'a distribuait.
Alors l'Erminie croit que sa belle-fille était dans les
postes, mais elle n'a jamais été dans les postes
! Penses-tu ! Et elle dit tout l'temps, "c'est bien la
femme qui fallait pour not'Louis !". Et faut croire
qu'elle l'aimait, parce que, quitter les postes pour venir dans
la culture ! Et marier un éclopé !
|
Pierre
: Bon ben j'vais m'sauver, moi ! Parcequ' il faut que j'remonte
par les paquiers ! |
Rose
: Tu r'montes par les paquiers ? Ben tu veux pas avoir froid ! Quoi
qu'il fait déjà moins chaud que dans l'après-midi.
Y'a la Reine qui descend des Ruines, des coups ! Elle s'arrête
un coup chez moi, et après elle va chez la Raymonde, tu vois
.... mais oui ! Oh ben ! Ca l'occupe .... Elle vient chercher des
bolons chez Jacquet ... souvent ... Quand y'en a, quoi ! Parceque
c'est une denrée qui va devenir rare ! |
Pierre
: Bon ben allez ! Au revoir Tante Rose ! |
Rose
: Ben ma foi, à la prochaine mon p'tit ! |
Pierre
(sortant) : A bientôt ! |
1) On ne disait pas "service militaire"
à ce moment-là.
2) léon BINDA portait une ceinture
de flanelle rouge, durant un été pluvieux, il a
baissé sa culotte et montré ses fesses au ciel,
les gens des ruines où il "restait alors" disait
" il a fait bon après."
3) projer : faire du profit. La sauce
blanche étoffait les plats, ce qui était bien pour
les grosses familles. Un vêtement de bonne étoffe
est apprécié, car il fait du "progeon".
4) Vette : Avoir de la vette, c'est
avoir force et courage, lorsqu'on est fatigué, on n'a "plus
de vette".
5) Glinglin : auriculaire.
6) Elle a abattu le foin : elle l'a fait descendre du fenil à la grange.
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