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L'émigration vers l'Amérique

 


Francis Bono, dans son livre sur Chapelle des Bois, raconte l’émigration des habitants de ce village vers le Canada à la fin du 19e siècle. Il y est question en particulier de Paul Alexandre Blondeau, qui fit ce voyage de 13000 kilomètres en 1895, avec son épouse Anna Pagnier et leurs 9 enfants.
Paul emporta dans ses bagages l’ancienne statue de Notre-Dame des Bois, en bois sculptée au couteau, qui ornait l’oratoire de Combe David.

Il existe au sud du Québec, un village du nom de Notre-Dame des Bois. C'est ce que m'apprend Mireille Guay qui connait bien Entre deux Monts et qui habite aujourd'hui au Québec.
Ce village a une altitude moyenne de 550 mètres et est l'un des plus hauts du pays. En septembre 2007, cet endroit a été reconnu 1ère "réserve de ciel étoilé" à l’échelle mondiale. C’est ici que se trouve le Parc national du Mont-Mégantic et son observatoire astronomique.
C’est aussi un lieu de pèlerinage, une chapelle du même nom, se situe au sommet du Mont Saint-Joseph.

Il est tentant d’établir un lien entre la statue de Notre Dame des Bois, rapportée de la Norbière et le nom de cette paroisse. Ce lien est incertain, car une distance de 3500 km sépare Domrémy, village du Québec où elle débarqua en 1895 et le village de Notre-Dame des Bois au pied des montagnes de marbre qui forment les frontières du New Hampshire et du Maine.
Francis Bono nous dit que cette statue était toujours à Domrémy en 1952.


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extrait de "Histoire et mémoire de Chapelle des Bois" de Francis Bono


Pour la région de Morez et Morbier, la guerre de 1870 provoqua une grande crise dans l'industrie horlogère et Chapelle des Bois aussi en ressentit fortement le contrecoup. Nombreux furent les hommes de vingt à quarante ans qui étaient partis à la guerre à l'automne 1870. La commune dût même payer lourdement 2686,89 francs de participation aux frais de cette levée d'hommes. Pour Hippolyte Michel, maire, le besoin le plus impérieux était d'améliorer les voies de communication afin de faciliter l'écoulement de la petite industrie si éprouvée par le fléau de la guerre et on sait qu'à cette époque, le chemin de fer arrivait déjà à Champagnole. Il y avait tant de chômeurs chez les horlogers, que la commune organisa des ateliers de charité et envoya ces ouvriers inoccupés sur le chemin descendant à Foncine pour en redresser le tracé et le remettre en état.

On manquait de bras pour l'agriculture; car outre les soldats mobilisés, en 1871, la paroisse enregistra trente-quatre décès, provoqués par la petite vérole, et de six cent seize habitants en 1870, la population passa à cinq cent cinquante en avril 1871.

Les naissances étaient nombreuses, mais les artisans horlogers ingénieux et entreprenants partaient en de nombreuses villes de Franche-Comté pour y établir un magasin d'horloger-bijoutier. Les greillers gagnaient petitement leur vie et l'agriculture de montagne ne suffisait pas à nourrir son monde.

Cette difficulté de vivre à Chapelle des Bois favorisa sans aucun doute l'émigration. D'abord des religieux; combien d'hommes et de femmes embarquèrent pour l'ile Bourbon, le Pérou, l'Océanie et la Mandchourie ... et même certains hommes furent assez audacieux pour chercher fortune en Amérique. A Chapelle des Bois on garde le souvenir du premier aventurier, César Bourgeois-Besson.

César Bourgeois-Besson

En 1851, à l'âge de vingt-six ans, il partit pour la Californie en vue d'y trouver de l'or. Comme treize jeunes hommes de Bois-d'Amont partis dans les mêmes années, César traversa toute l'Amérique à pied. Il ne fit pas fortune en Californie et partit alors vers le Nouveau-Mexique, s'aventura au milieu des indiens où il faillit être massacré.

Un jour, surpris par quelques peaux-rouges, il allait être mis à mort. Mais il fut bien inspiré de leur montrer un miroir de poche. A la vue de leurs visages si parfaitement reproduits dans ce petit cadre, ces sauvages prirent César Bourgeois pour un être surhumain et, sur la promesse qu'il leur fit de rapporter de ces étranges tableaux, ils le laissèrent partir sain et sauf.

César revint au pays natal, mais son tempérament aventurier l'entraîna encore dans ces pays lointains et on ne sait ce qu'il devint ... Il fut imité par Emile Poux-Berthe dit le Minet. En effet, vers 1880, après avoir été un peu de temps Frère des écoles chrétiennes, puis cultivateur, sacristain à Morez, Emile Poux-Berthe partit aux Etats-Unis comme ouvrier, mais il ne put se fixer et revint à Chapelle des Bois l'année suivante.

Les frères Pagnier

En 1885, partirent aussi trois fils de Victor Pagnier : Evariste, né en 1853, puis Paul, né en 1859, en enfin Ferjeux, né en 1860. Ils partirent à Sterling, dans l'état du Michigan, aux Etat-Unis. Mais Ferjeux ne se plut nullement en Amérique et revint l'année suivante.

Le contact avec la vie américaine fut assez rude. Nos trois célibataires trouvèrent un travail de docker dans un port sur l'Atlantique. Ferjeux étant parti, Evariste et Paul, restant seuls là-bas, achetèrent une ferme à Sterling, au sud des grands lacs. Paul se maria à une américaine et eut cinq enfants.

Les enfants de Paul n'apprirent que la langue américaine. En 1947, Paul mourut à l'âge de quatre-vingt-huit ans. Dès lors, les Pagniers de Chapelle des Bois ne reçurent plus de nouvelles. Evariste resta célibataire et travailla toujours à la ferme avec son frère; il mourut en 1935, âgé de quatre-vingt-ans.

Donat, né en 1852, frère aîné des trois précédents, partit au Canada en 1912, dans la province de la Saskatchewan. Il était âgé de soixante ans, était veuf de Joséphine Bourgeois et avait perdu un fils Barthélémy; l'autre était au régiment. C'est avec sa fille Anne-Marie que Donat s'embarqua pour retrouver son cousin Paul Blondeau, bien établi à Domrémy.

Donat croyait faire fortune dans le commerce des bestiaux, mais à soixante ans il avait du mal à s'adapter à la vie commerciale américaine et connut de gros déboires. Sa fille Anne-Marie se maria à Hoey avec un émigrant français de Morteau, Hippolyte Guigon, et fit souche à Hoey, non loin de Domrémy. C'est là que s'était fixé Paul Blondeau.

Paul-Alexandre Blondeau

Paul Alexandre Blondeau

Ce fut une vraie aventure que vécut la famille Paul Blondeau, pionnière de la province de la Saskatchewan, dans la région de l'Ouest canadien. Oui vraiment une aventure peu commune pour Paul que d'aller se fixer à quelques treize mille kilomètres de Chapelle des Bois avec une famille de neuf jeunes enfants ! ... Le mérite en revenait aussi à sa jeune épouse, Marie-Anna Pagnier.

Paul Blondeau, dit "le Gendarme", demeure dans la mémoire des Chapelands un homme original, au caractère indépendant, autoritaire et quelque peu dominateur. Il se faisait fort de dresser les animaux. Un jour, il s'enferma dans sa grange avec un jeune taureau particulièrement turbulent. Il y eu un grand tumulte. Mais le bruit cessa et la famille, inquiète, ouvrit la porte. Le taureau était calme. Paul, sur le plancher élevé de la grange, était calme aussi. Il riait jaune, heureux cependant que l'animal ne sache pas monter à l'échelle.

Paul-Alexandre, fils de Jean-Alexandre Blondeau-Piroulet et de Marie-Clotilde Pagnier, naquit à Chapelle des Bois, le seize janvier 1851. Paul avait vingt ans à la fin de la guerre franco-allemande en 1871. Il partit au service militaire, en revint cinq ans plus tard, le dix novembre 1876. Il se maria alors avec Marie-Anna Pagnier, de trois ans sa cadette, elle-même fille de François-Martial Pagnier du Bourg et de Marie-Onésime Blondeau. Paul et Marie-Anna étaient tous deux cultivateurs à la Norbière, et Paul était aussi un habile horloger. Cependant, il s'engagea dans la gendarmerie et prit son service à Paris le deux février 1878.

C'est là que, en 1878, leur naquirent des jumeaux, Jean et Joseph, qui ne vécurent que quelques heures, puis naquit Joachim qui mourut lui aussi à quelques jours. Un quatrième enfant, Marie, vint au monde le premier avril 1880. Paul démissionna alors de la gendarmerie pour rentrer à la Norbière.

La raison de son retour n'était pas de retrouver l'air pur de la montagne mais son tempérament autoritaire supportait mal d'être toujours commandé. Par ailleurs, il n'admettait guère l'esprit anticlérical qui se développait à l'époque, dans la gendarmerie même. Paul avait la foi chevillée à l'âme et "ne mettait pas son drapeau sans sa poche !". Disons prosaïquement qu'il venait d'hériter de la terre de son père, Jean-Alexandre, décédé en 1879.

A la Norbière, de 1880 à 1894, neuf enfants virent le jour, mais une fille, Anna, mourut à quelques mois. Et c'est avec cette famille de neuf enfants que Paul décida de partir pour Domrémy, dans la province canadienne de la Saskatchewan. Paul, "le gendarme", s'était laissé tenter par l'offre mirifique des officiers d'émigration : terres vierges et immenses, quelques soixante hectares, concédés pour dix dollars ! ... Le gendarme savait lui aussi qu'au Canada le service militaire n'était pas obligatoire et il n'en voulait pas pour ses enfants, alors que la France, humiliée en 1870, ne rêvait que revanche et se préparait à la guerre contre l'Allemagne.

Le départ

Jamais à Chapelle des Bois, foire franche ne fut si bien préparée selon les coutumes du Haut-Doubs. Robert Pagnier, qui avait sept ans à l'époque, raconte que même la brouette à fumier fut lavée et repeinte à neuf ! Tout fut vendu : les bêtes et la terre, la ferme et les meubles, les outils de culture et d'horloger ... Toutefois Paul Blondeau gardait les pieds sur terre : l'acte de vente de la propriété au profit de Téotime Bourgeois garantissait à la famille Blondeau le retour en jouissance de sa terre en cas d'échec au Canada et de rapatriement forcé à Chapelle des Bois.

Statue de Notre Dame des Bois

Nul n'a raconté les démarches faites auprès des administrations pour rassembler les paperasses nécessaires, ni les heures passées à entasser vêtements, couvertures, ustensiles, outils dans neuf malles ou ballots. Paul emporta en outre une grosse cloche de vache, deux horloges, la statue de Notre Dame des Bois, et suffisamment de nourriture pour la traversée sur le bateau. Et le quatorze juillet 1895, toute la famille Blondeau quittait La Norbière en voiture à Cheval. Il fallait serrer la mécanique pour descendre par Combe-Davd la route en pente raide sur Foncine le Bas et Champagnole. Là, ils prirent le train avec un accompagnateur qui les aida à Paris à passer de la gare de Lyon à la gare du Nord. A Boulogne sur Mer, après une séance de vaccination, tout le monde embarqua sur un gros bateau à vapeur, le Veendam, en provenance de Rotterdam.

Les plus grands des enfants étaient avec leur père et montaient sur le pont. La maman restait souvent dans la cale du bateau avec les petits. Les lits étaient à étage. Agnès couchait sur le lit du bas. En haut était une grosse femme noire qui devait mettre le pied sur le lit du bas pour grimper sur le sien; elle avait la manie de mettre le pied sur le visage d'un des enfants ...Ceux-ci prenaient une revanche en lui pinçant les jambes ! Très fâchée, cette grosse dame redescendait pour les frapper, mais sa corpulence ne lui permettait pas de les atteindre au fond de leur casier.

La famille vécut douze jours avec ses provisions apportées de la ferme : pain, fromage, saucisse et jambon, et, comme ces aventuriers ne connaissaient pas la langue néerlandaise, ils se passaient souvent de la distribution d'eau potable ... Partis le seize juillet, ils arrivèrent en vue de New-York le vingt-sept. Douze jours de mer avec neuf enfants, c'est long !

Le débarquement à New-York

A New-York ce fut un soulagement malgré les tracasseries administratives au sujet de l'immigration. Un long voyage en train dans des compartiments à bancs de bois commençait. A Winnipeg, long arrêt de huit jours. Là on offrit à Paul une ferme laitière totalement équipée, mais il refusa pour la terre promise de Domrémy.

La famille reprit le train pour la ville de Prince-Albert : un véritable calvaire, dans des wagons enfumés par les locomotives et surchauffés par le soleil de juillet. Arrivés à Prince-Albert, il restait soixante-cinq kilomètres à parcourir. Il fallut louer quatre voitures lourdes et un buggy léger pour transporter les onze personnes ainsi que les onze ballots de bagages. Par malheur, il plut beaucoup et les chemins défoncés étaient pleins de boue ... Les Blondeau prirent ensuite le bac à Saint-Louis pour traverser la rivière Saskatchewan et gagner Domrémy au sud.

L'arrivée à Domrémy

Ils arrivèrent le quatorze août 1895 à Domrémy, sous une pluie continuelle, mais l'idée d'arriver enfin sur leur terre, dans une maison chaude et au sec, soutenait leur courage. Quelle ne fut pas leur déception ! La maison que Paul avait achetée de loin n'était qu'une cabane de douze pieds sur quatorze. Cette maison possédait bien un étage, mais à cet étage un enfant de dix ans pouvait à peine s'y tenir debout ... Comment y loger décemment onze personnes ? ... Anna, la maman, en tomba à genoux et pleura ...

On ne put même pas rentrer dans la maison toutes les valises et malles; une bonne partie d'entre elles resta à la pluie. Blanche Boutin, fille d'Agnès Blondeau dit : "Cette première nuit fut l'une des plus terribles nuit que cette famille déplacée a dû traverser !".

Rompus de fatigue, amaigris par un mois de voyage, ils ne furent accueillis que par des nuées de moustiques qui les assaillirent de leurs piqûres. Ils découvrirent que la publicité pour l'émigration était un tissu de mensonges ... Mais le retour à Chapelle des Bois était impossible !

Le lendemain, quinze août, était la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge. De leur maison construite dans une clairière de la forêt, ils découvrirent que Domrémy n'était pas la paroisse annoncée, prospère et peuplée. Il n'y avait que trois familles et deux célibataires. Pas d'église, pas d'école. Cependant ils marquèrent la fête en récitant le chapelet et en chantant des cantiques.

Leur première occupation fut de déballer les provisions faites à Prince-Albert et de s'occuper des animaux achetés à Saint-Louis : un cheval et deux vaches. Paul se hâta de construire une étable avant que la neige ne tombe. Il creusa un puits - ce qui était d'une nécessité vitale ! - et dût faucher une provision suffisante de foin pour les animaux. Ses grands garçons et ses filles l'aidèrent à couper une quantité suffisante de bois de chauffage, à le façonner et à l'empiler contre les murs de la maison.

La naissance de Jeanne

Marie-Anna Pagnier

La famille s'était organisée tant bien que mal lorsque Marie-Anna donna le jour à son quatorzième enfant, Jeanne Anna Alexandrine, qui naquit le dix huit septembre 1895. L'enfant fut baptisée peu après par le Père Berthelot, prêtre arrivé de France depuis peu de temps.

Mais au mois d'octobre, le thermomètre descendit et la moyenne du mois fut de cinq degrés Fahrenheit sous zéro et la neige tomba à partir du dimanche six octobre. Il fit si froid que la maman dut coucher l'enfant contre elle pendant l'hiver tout entier. Toutefois pour ne pas se laisser prendre par la neige de l'hiver, Paul et Anna partirent à Prince-Albert pour acheter suffisamment de provisions.

Durant tout l'hiver, ils furent installés dans la solitude de leur clairière. Pourtant l'abbé Berthelot venait le dimanche célébrer la messe dans leur maison. Il n'y avait ni chapelle, ni église et la famille Blondeau composait la majeure partie de la paroisse. Chaque jour aussi, la famille entière se retrouvait pour la prière du matin et celle du soir ainsi que le chapelet.

Il fallut aussi s'organiser à la maison pour instruire les enfants. Paul et les aînés, Marie et Jean, enseignaient aux plus jeunes l'arithmétique et le français, c'est à dire leur apprenaient à lire et à écrire. Il leur fallut attendre le quinze mai 1897 pour accueillir des religieuses institutrices, les Filles de la Providence. L'école elle-même ne fut bâtie qu'en 1904.

La terre

Par la loi "Homestead Act", le gouvernement fédéral accordait gratuitement un quart de section, soit cent soixante acres de terre (1) à celui qui "casserait" (2) quinze acres en trois ans, soit six hectares. Après cela il pouvait faire enregistrer sa ferme pour une somme de dix dollars.

Au printemps de 1896, Paul aidé de ses enfants, avait déjà déboisé et enlevé les souches sur quatre hectares qu'il laboura et ensemença. La même année, ils défrichèrent encore dix acres, ce qui permit à Paul Blondeau de recevoir son titre de propriété pour son quart de section.

Afin de récolter assez de légumes pour l'hiver suivant, Paul fit un grand jardin sur cette terre qu'ensemença Marie-Anna : pommes de terre, choux, choux-raves, carottes, oignons, poireaux. En plus, il y avait une abondance de fruits sauvages : framboises, fraises, poires saskatoon, cerises, aussi Marie-Anna avec ses enfants en ramassèrent beaucoup pour les confitures.

Il restait à agrandir la maison. Les loghes (3) ne manquaient pas. Au cours de l'été, on organisa une bee (4) avec le concours des familles de Saint-Louis, et en une semaine Paul put agrandir confortablement son habitation.

Paul délimita trois acres, soit cent vingt ares, sur sa terre qu'il vendit à l'abbé Berthelot le treize août 1896. Sur ce terrain une deuxième bee permit d'édifier une grande maison à deux étages, le rez de chaussée servant d'église et l'étage pouvant être utilisé comme presbytère : c'est là que chaque semaine arrivait le courrier apporté par les chevaux.

Les Blondeau cassèrent encore cinq acres, soit deux hectares, en 1897 et purent ainsi ensemencer quinze acres de blé, soit six hectares, mais le problème était de transporter tout ce grain jusqu'à un élévateur (5) dont le plus proche se trouvait à Prince-Albert, à quelques cinquante-six kilomètres. Il fallait donc faire un convoi de voitures tirées par des chevaux. Les voitures étaient chargées chacune de cinquante minots (6). Deux grands jours étaient nécessaires pour faire le voyage. Les hommes couchaient à l'écurie de l'auberge, et s'il y avait des femmes elles s'occupaient à faire des achats. On rapportait ainsi de la farine, du sucre, et bien des ustensiles et vêtements nécessaires.

Ce fut aussi l'année où Monseigneur Pascal, évêque de Prince-Albert, visita Domrémy. Paul Blondeau fut bien fier de lui montrer sa terre et de le recevoir dans sa maison. Au cours du repas, l'évêque offrit de prendre Agnès, âgée de treize ans, pour la mettre au Couvent de Sion. Là elle apprendrait l'anglais et se préparerait à la Confirmation. Se rendant compte qu'il lui était difficile de faire des achats sans parler anglais, et bien que possédant un dictionnaire français-anglais, Paul ne connaissait pas la prononciation et s'énervait lorsque personne ne le comprenait; il laissa donc partir Agnès qui était avide d'apprendre. Toutefois, après six mois, il la fit revenir à la maison car leur quinzième enfant, Joseph, venait de naître à ce printemps 1898. Ce fut le dernier enfant de la famille et il reçut les noms de Joseph Antoine Alexandre Joachim Louis; il était l'enfant dorloté par Agnès.

La vie et le labeur des pionniers

Comme ses ancêtres essartèrent les hautes joux (7) de Chapelle des Bois, Paul Blondeau défricha avec acharnement la terre vierge de Domrémy. Une fois les liards et saules coupés, tous ses fils s'y mettaient pour dessoucher (8). Les filles guidaient les chevaux tandis que Paul et ses grands garçons taillaient les racines à mesure qu'elles sortaient de terre. C'est ainsi que Paul cassait de la terre à raison de dix acres chaque année, si bien qu'en 1898 il put ensemencer trente-cinq acres.

Imaginons le labeur de cette famille isolée dans l'immensité de la forêt canadienne : une forêt claire sans gros arbres. Les seuls chemins étaient tracés par les charrettes sur le sol sablonneux; aucun n'était fondé ni empierré. Pas d'eau courante à la maison : on faisait la corvée d'eau du puits à la maison, à toute heure du jour. Pas d'électricité, bien sûr : tout travail se faisait à la force du poignet et on s'éclairait avec une lampe à pétrole. Mais on économisait le pétrole car les commerçants étaient tous à Prince-Albert, à cinquante-six kilomètres. pas de téléphone, pas de pharmacie, pas de médecin. La famille ne devait compter que sur elle-même et sur ses connaissances et son savoir-faire ...

Paul médecin

Paul et Anna avaient leur médecine familiale bien rôdée. Teinture d'iode, cataplasme de farine de moutarde surtout. Ils avaient même apporté de France de la gentiane distillée à Chapelle des Bois : on la donnait comme potion contre de nombreux maux. Mais les enfants s'efforçaient de guérir vite pour ne pas en avoir une deuxième dose !

Dans ses bagages, Paul avait aussi apporté un livre de médecine qui lui était un précieux trésor. Un jour, Bernadette "eut un mal de dent très souffrant", une vraie rage de dent. Trois jours durant, elle gémit et pleura, et fit pleurer tout le monde. Paul chercha dans son livre. Le remède préconisé était de faire une marche dans la neige ou de tremper les pieds dans de l'eau glacée. C'était l'hiver et Paul choisit la marche dans la neige. Lui-même, pieds nus, accompagna Bernadette et revint cinq minutes après. Anna les attendait avec des serviettes chaudes et des bas, car elle craignait plus une pneumonie qu'elle n'attendait de guérison ! Mais le remède fut efficace. Et Bernadette disait : "Mes pieds sont très froids mais mon mal de dent est parti !".

Le danger du climat

Le thermomètre restait pendant des jours et des semaines à cinquante degrés sous zéro. Le blizzard soufflait fort et balayait la neige jusqu'à couper le souffle et aveugler les gens. Les garçons avaient tendu une corde entre l'étable et la maison. Un soir, après avoir soigné les bêtes, l'un des garçons dut passer la nuit à l'étable car il ne pouvait pas voir où il était : la tempête avait enseveli la corde sous la neige.

Que d'inquiétude lorsqu'un jour d'automne les parents étaient allés faire les achats à Prince-Albert et qu'une tempête de neige les surprit au retour ! Seuls les chevaux grâce à leur instinct les ramenèrent à la maison et tracèrent leur chemin dans les bourrasques aveuglantes ...

En été, on craignait les feux de prairie. Une fois, des flammes terribles avançaient, poussées par le vent. Tout le monde était là avec des seaux d'eau et des sacs mouillés, mais en vain ! le feu avançait toujours. Pendant toute cette bataille, on priait fort avec des "Je vous salue Marie". "Tout à coup, le vent tourna et le homestead (9) fut sauvé. On pria le bon Dieu en action de grâces de nous avoir épargné ce désastre" (10).

Notre Dame des Bois

A la maison Blondeau, on le voit ici, une des hautes priorités était de réciter le chapelet. De Chapelle des Bois, dans ses bagages, Paul en effet avait apporté la statue qui était à l'angle droit de sa maison de la Norbière. Cette Vierge tenant l'Enfant Jésus sur son bras, sculptée au couteau dans le bois par l'abbé Nicolas Joseph Jacquin en 1774, devait remplacer la statue de la fuite en Égypte dans l'oratoire de Combe-David.

Maison de Paul Alexandre Blondeau à la Norbière
Maison de Paul Blondeau à la Norbière

En 1864, on remplaça l'oratoire par une chapelle et on fit faire une grande statue dans le goût de l'époque. La statue de bois trouva refuge à l'église. Plus tard la chapelle de Combe-David fut agrandie puis restaurée. Paul Blondeau avait donné généreusement à la souscription de cette restauration et le curé de Chapelle des Bois lui proposa d'acquérir la statue primitive. Ce qu'il fit. Il l'emporta dans ses bagages, enveloppée avec précaution dans des vêtements. Dans la famille d'Agnès Blondeau-Beland, d'une génération à l'autre, on a gardé fidèlement, et avec vénération, cette statue et c'est avec joie que lors de son premier voyage à Domrémy, en 1952, l'abbé Tache, curé, retrouva cette statue chez Agnès Beland.

Le train de la ferme

La vie de la maison était commandée par une impérieuse nécessité : manger pour survivre en hiver. Il fallait donc accumuler une réserve suffisante de vivres. Vite Marie Anna éleva des poules et un cochon. Les nourrir faisait partie du train (11) des filles. Elles faisaient aussi les salaisons lorsqu'on tuait le cochon : lard, saucisses, jambon étaient boucanés. (12). On conservait aussi la viande, le gibier et les poulets de prairie en les descendant au bout d'une corde jusque dans le puits, à quelques vingt centimètres au-dessus du niveau de l'eau. C'était le frigidaire naturel qui servait aussi pour conserver le lait et la crème en des bidons suspendus. La maman et les filles barattaient le beurre et faisaient des petits fromages qu'elles mettaient dans des trous creusés dans la terre pour les mûrir : c'était leur cave d'affinage.

Et il y avait les légumes du jardin qui se conservent bien en hiver.

Souvent la neige venait en novembre pour demeurer jusqu'au mois de mai. La maman et ses filles profitaient de l'automne pour ramasser différentes cerises grosses comme des pois, les merises, puis les saskatoon ou poirettes noires, les framboises et les bleuets (13); tous ces fruits faisaient de succulentes confitures et le régal pour les jours d'hiver.

L'hiver nécessitait des vêtements de laine chauds. Marie Anna avait appris à ses filles à laver et carder la laine des moutons, à filer, à tricoter et à coudre. Ainsi elles confectionnaient des mitaines et des chaussettes chaudes qu'elles vendaient pour se faire quelques sous; avec l'argent récolté, elles pouvaient s'acheter quelques fantaisies lors de la sortie annuelle à Prince-Albert.

La famille Blondeau

Les bons moments de la vie

Paul et Marie Anna conduisaient rondement la maisonnée mais on s'accordait aussi de la détente. Le soir la famille se réunissait sous la lampe à pétrole pour lire, jouer aux cartes et aux dames, et tricoter tout en se racontant des histoires. Paul aimait beaucoup chanter. Il chantait bien et avait un bon répertoire de chansons comiques. En hiver on prenait aussi le temps de se rendre visite entre voisins.

Dès 1898, en été, on partit au mois d'août, au pèlerinage de Saint-Laurent. Dès l'aurore on était debout et toute la famille attelait très tôt pour pouvoir se confesser et communier. On portait aussi le déjeuner et le pique-nique. C'était la sortie de l'année et toute la famille partait, sauf les infortunés du jour qui devaient s'occuper du "train" de la maison.

Village de Notre Dame des Bois

La prospérité et la grande épreuve

En 1900, Paul ensemença trente-cinq acres. Il possédait douze bêtes à cornes, quatre chevaux, neuf porcs et quinze moutons.

Son fils Jean recevait un quart de section de terre à défricher, juste à côté de celle de son père. Le domaine des Blondeau s'agrandissait.

La paroisse aussi se peuplait. Une école fut construite en 1903 et l'institutrice, Mère Saint-Sylvestre, inaugura l'école en y inscrivant trente-cinq élèves, dont cinq de la maison Blondeau.

Village de Notre Dame des Bois

En 1905, le père Barbier fit construire une petite église en bois de trente-cinq pieds sur ving-cinq et l'inaugura aussitôt.

Paul Blondeau junior demanda lui aussi une terre, un homestead et par le fait même devenait citoyen canadien.

Les fils Jean et Paul construisirent leurs maisons en billots (14), mais vécurent à la maison paternelle, riche à l'époque de cinq filles à marier. Marie avait trente ans, Laure en avait vingt-sept, Agnès vingt-cinq, Rose vingt-quatre, et Elisa avait dix-neuf ans. Mais leur père Paul Blondeau avait vite fait de décourager quiconque témoignait de l'intérêt pour ses filles : selon lui, aucun prétendant n'était assez bon pour elles !

Et cette belle famille fut frappée par la tuberculose. En 1911, rapporte Blanche Boutin, fille d'Agnès, la famille reçut une boite de vêtement qui avaient été portés par une famille atteinte par la tuberculose. Il aurait mieux valu les brûler, mais ...

Trois grands enfants moururent aussi cette année 1911 : Rose âgée de vingt-cinq ans mourut en avril; Alexandre, dix-sept ans, mourut en juillet; enfin Marie, trente et un ans mourut en novembre. Tous furent touchés par cette maladie, mais résistèrent au microbe. Ce ne fut que rémission puisque trois autres filles moururent de cette maladie : Elisa en 1913, Laure en 1914 et Bernadette - devenue Soeur Sainte-Solange - en 1935.

Paul Blondeau mourut du cancer en 1920. Il avait soixante-neuf ans. A la mort de son mari, Marie Anna Blondeau ne gardait que quatre enfants sur les quinze qu'elle avait mis au monde ...

Chapelle du Mont Saint Joseph
Chapelle du Mont Saint Joseph

Mariages et descendance

Domrémy comptait quatre-vingt neuf habitants et reçut le titre de village lorsque Paul mourut en 1920.

La première des filles qui se maria fut Jeanne, née à Domrémy. A vingt-neuf ans, elle épousa Edmond Huard en 1924. Un habitant de Domrémy eut la bonne fortune de trouver sur sa terre un jaillissement assez faible de gaz naturel. Jeanne et Edmond allèrent regarder cette curiosité. Ce même jour, un certain docteur Moreau, quelque peu chercheur scientifique, voulut prouver la présence de gaz dans ce puits. Il y craqua une allumette et provoqua une grande explosion. Jeanne fut cruellement brûlée. Conduite à l'hôpital de Wakaw, elle souffrit pendant de longues semaines avant de s'en remettre.

Le quatre août 1925, Joseph, le dernier de la famille, épousa Bernadette Baril, du village de Prudhomme. Un an plus tard, Marie Anna fut marraine de sa première petite-fille, Thérèse Blondeau.

Paul, le fils, se maria le deux décembre 1925, avec Madeleine Normand, de Prudhomme également. Il avait trente-huit ans.

Enfin, Agnès, la plus âgée, devint amoureuse à quarante-deux ans, d'un célibataire de quantante-huit ans nommé François Béland. Leur mariage fut célébré le sept décembre 1927. Ils n'eurent pas d'enfants, mais adoptèrent une petite fille, Blanche. C'est elle qui vint à Chapelle des Bois en 1937, âgée de six ans.

Marie-Anna, heureuse grand-mère, mourut le vingt-huit septembre 1929, dans sa soixante-seizième année. Sa fille Jeanne, qui était déjà très malade à l'hôpital, mourut cinq jours plus tard, le cinq octobre.

Bernadette, devenue religieuse, lutta longtemps contre la tuberculose et mourut à quarante-deux ans, en 1935.

De la nombreuse famille, il ne restait qu'Agnès, Paul et Joseph, et en 1988 lorsque Jeanne Blondeau Comeau écrit dans son mémoire, Paul et Marie Anna Blondeau avaient cent cinquante descendants.

Notre Dame des Bois au Québec

Les cousins de France

Les liens épistolaires avec les cousins français furent très ténus pendant des années. Le travail absorbait le temps et les énergies; et de plus les communications postales étaient mal organisées.

Donat Pagnier était partie vivre à Domrémy en 1912, mais la première à renouer les liens de famille fut Agnès qui, avec son mari François Béland et leur petite Blanche, vinrent en France. C'était en 1937, pour l'exposition universelle de Paris, puis Agnès fit un pèlerinage à Lourdes, ensuite vint chez un cousin Michel Pagnier à Pontaumur, et enfin à Chapelle des Bois, son village qu'elle avait quitté à l'âge de dix ans. Les retrouvailles furent très chaleureuses.

André Blondeau, fils de Paul, vint en 1966. Agnès revint encore une fois à Chapelle des Bois en 1971. Elle avait quatre vint six ans et s'était faite accompagner par sa petite fille Yolande Boutin. Les cousins et les amis n'en revenaient pas de voir son entrain, sa joie de vivre en apprenant son âge.

Entre-temps, l'abbé Julien Tache, curé de Chapelle des Bois, était allé lui aussi au Canada, dans la paroisse de Notre-Dame-des-Bois au Québec, et mieux encore à Domrémy au Saskatchewan, où il retrouva la grande famille Blondeau. Et là il eut aussi la joie de revoir la première statue authentique de Notre-Dame-des-Bois.

Marie Blondeau et son mari Charles Hannotte, ainsi que Jeanne et Harry Comeau, revinrent aussi au village d'origine de leurs grands-parents en avril 1985. Ils invitèrent ensuite leurs cousins de France à la réunion de la famille Blondeau en 1988, et c'est ainsi que ces cousins de Morbier, André Bailly-Basin, ses frères et ses soeurs Jean, Anne-Marie et Catherine, rendirent la visite et entrèrent dans la fête familiale.

Le centenaire du départ des pionniers fut marqué par le voyage à Chapelle des Bois de Marie Blondeau-Hannotte, d'André et Guy Blondeau, de Jeanne Blondeau-Comeau, tous accompagnés de leur conjoint. C'était en juin 1995. Ce fut une grande fête à l'église de Chapelle des Bois à cette messe célébrée par l'abbé André Bailly-Basin qui lui aussi a retrouvé ses racines maternelles. On put aussi échanger au repas à l'hôtel David, regarder des photos, parler des absents ... Le temps magnifique de la saison fut aussi l'occasion de visiter des lieux inconnus et contempler ce beau paysage du Haut-Doubs. Peut-être les distances ressèrrent-elles parfois les liens de famille ?


historique du sanctuaire transmis par Mireille Guay


1) 160 acres = 64 hectares

2) casser de la terre : défricher un terrain boisé et le labourer

3) Une loghe : tronc d'arbre équarri; empilés horizontalement les uns sur les autres, les loghes constituent les murs de la maison canadienne.

4) Une bee : une corvée d'entraide; "s'aider les uns les autres" comme le font les abeilles

5) Élévateur : silo à grains

6) Un minot = un sac e quarante litres

7) Les hautes joux : terme jurassien désignant les montagnes couvertes de sapins.

8) Dessoucher un bois : arracher les souches et troncs, essarter.

9) Homestead : domaine rural sur lequel habite le propriétaire

10) d'après les archives de la famille Blondeau : "Livre de la famille Blondeau" page 97

11) Le train : les tâches et occupations pour le travail de la maison et des champs

12) Boucaner : fumer la viande.

13) Les bleuets : myrtilles canadiennes

14) Billot : tronc de sapin de 60 cm de haut environ sur lequel le boisselier taille ses douves ou ses marins


 

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