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Lunetiers des Ruines

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Madame Longchamp vivait dans le hameau des Ruines près de Foncine le Haut et deux fois par jour, elle descendait à pied travailler à Foncine le Bas.

Le hameau des Ruines est situé à la limite sud de Foncine le Haut, nid d'aigle au pied du mont Bayard, il s'étire sur un éperon rocheux, qui s'étend en pente raide jusqu'à Foncine le Bas, cette dernière partie étant les "Paquiers" des Ruines. Les Ruines ne sont reliés à Foncine le Bas par aucune route. Seuls deux sentiers serpentant au travers des pâturages. De nos jours, il faut bien connaître où se trouvaient ces sentiers car ils ne sont pratiquement plus utilisés. Pourtant, il y a plus d'un demi siècle, l'un et l'autre étaient parfaitement tracés, puisqu'empruntés plusieurs fois par jour par les ouvriers des Ruines qui descendaient travailler dans les lunetteries de Foncine le Bas. La lunetterie du Haut étant la plus ancienne, elle est devenue par suite une colonie de vacances.

Dans les années 80, bien peu étaient encore vivants parmi l'ensemble du personnel des deux usines. Parmi les jeunes des Ruines qui ont arpenté les pâturages pour aller travailler, une seule personne était encore en vie. Madame Angèle Jeunet, épouse Longchamp, plus qu'octogénaire, racontait entre deux cigarettes, ses souvenirs de cette période à un journaliste du "Progrès".


Foncine le Haut (Photo Henri Bertand)

extrait du "Progrès" (1986)

Haut de Foncine le Haut (photo Olivier Chiron)

 

"Je suis effectivement née aux Ruines il y a 82 ans, cadette d'une famille de sept enfants. Mon père Paul, né en 1859 était surnommé "Le Parisien". Il fût fromager à différente reprises, mais l'artisanat l'intéressant davantage, il fabriquait à la fin du siècle dernier des tabatières en corne pour dames et messieurs. Aux grands jours de la Saint-Jean, il partait des Ruines très tôt pour aller vendre ses tabatières à Saint-Claude et acheter la corne brute, avec dans sa musette un morceau de pain sec et du serra. Il devait être à Château des Prés à 3 heures du matin (c'était à mi-chemin) et si son négoce avait suivi son cours sans marchandage, il avait le temps de rentrer des Ruines pour charger une voiture de foin "devant de traire". Plus tard, il devait fabriquer des clés d'horloge avec l'aide de mon frère Henri, décédé aux Ruines en 1983.

Mes trois soeurs aînées s'orientèrent vers la taille du diamant. La troisième, Lucia, débutait à 10 ans chez Dalloz, au Moulin Choudet (Pierre Doudier, historien de Foncine le Haut, précise très justement qu'on la laissait sortir de l'usine avant les autres pour lui permettre d'aller au catéchisme).

Ma soeur s'orienta ensuite vers la lunetterie du bas, fondée par Jules Cottet, une usine toute neuve qui fût vendue en 1914 à la Société des lunetiers, groupe parisien important, avec succursales à Morez, à Londres et dans la Meuse. Cette société est devenue, il y a quelques années, Essilor international.

C'est donc en 1917 que j'ai commencé à travailler à la Société des lunetiers, les garçons étaient à la guerre, on avait besoin de personnel, et, en ces temps-là, on n'attendait pas 20 ans avant d'aller travailler.

De nombreuses passes sont nécessaires pour fabriquer une monture de lunette. Ma première place : "fraiser les coulisses" je me souviens du terme, mais je suis incapable aujourd'hui de vous dire en quoi consistait ce travail.

La monture était entièrement confectionnée à Foncine le Haut, le métal venait de Syam ou des forges de Champagnole, il était laminé à Foncine le Bas. Toutes les pièces étaient découpées, polies, soudées, assemblées à Foncine le Bas, cette usine fabriquait la monture de A à Z, seuls les verres étaient montés ailleurs. Nous étions 80 ouvriers à la lunetterie du bas, des femmes en grand nombre.

La monture de cette époque ne ressemblait pas beaucoup à celle de 1986. J'ai aussi "coupé les tenons", incrusté, "découpé les nez", mais ne suis jamais passée par la souderie. A cette époque, 18 personnes descendaient des Ruines à Foncine le Bas, après la guerre de 1914 nous fument moins nombreux. En 1929, Lucien Bourgeois-Philippet et moi-même avons fermé la marche, l'usine fût fermée en 1931, matériel et personnel furent en grande partie dirigés sur l'usine de Morez.

Ce n'était pas une mince affaire que faire les voyages dans ces pâturages. Aux beaux jours, le trajet était agréable, mais après 10 heures d'usine, nous devions aider nos parents à la ferme. Par contre, l'hiver nous faisait connaître une vie d'enfer. Il tombait beaucoup de neige autrefois. Nous faisions la navette deux fois par jour en "brassant la neige jusqu'au ventre". Le soir, il fallait remonter dans ces pâturages sans la moindre lanterne. Parfois, les garçons devaient porter les filles sur leur dos durant une partie du parcours. Nous étions chaussés de gros souliers faits par le cordonnier (un certain Doudier du Gros-Voisiney), nous n'aurions jamais osé porter un pantalon d'homme pour faire le voyage, et nous arrivions à l'usine avec des glaçons en bas de nos robes. Si nous arrivions à l'usine d'un bout du bâtiment et que la cloche sonnait pour la seconde fois, nous étions retardataires, et la porte close nous laissait à la rue durant 1/2 heure. Je pense encore que c'est à ce moment-là que nous aurions dû refaire la révolution ...

Un matin, il avait neigé durant toute la nuit, je ne pouvais sortir de chez moi, il y avait de la neige plus haut que le chêneau. Mes frères placèrent des manches de pelle, et je suis parvenue à sortir. Le trajet de retour était le plus pénible, ça grimpait, il faisait nuit et nous n'avions aucune lanterne. Nous avions demandé au curé la permission qu'un ancien des Ruines sonne la cloche de la chapelle à heure fixe, comme on le faisait au Grand Saint-Bernard, cette requête fut bien entendu refusée, le curé de l'époque préférait que cette cloche ne soit utilisée que pour annoncer les décès. Pourtant, le son nous aurait guidé, cela va de soi.

Foncine le Haut (photo Henri Bertand)

A midi nous mangions un peu de soupe que nous faisions réchauffer chez des parents ou amis compatissants. Pourtant, lorsque j'étais gamine, les ouvriers lunetiers remontaient aux Ruines à midi. Ils disposaient d'une heure et demi pour l'aller et le retour. Ma mère me plaçait en faction en haut du clos et lorsque je les voyais arriver "dans la vie", "vers chez la Lisa", j'accourais pour la prévenir, elle trempait la soupe de façon qu'elle ne soit pas trop chaude ce qui aurait retardé leur retour vers l'usine.

Ce fût, c'est vrai, une vie de bagnard, car on gagnait bien peu. Nous n'avions que le dimanche de repos, pas le moindre jour de congé dans l'année, les temps ont bien changé, et c'est heureux.

J'ai quitté le Jura il y a 40 ans, retourne à Foncine de temps en temps, et lorsque je passe devant cette lunetterie du bas, qui est maintenant un magasin d'antiquités, je ferme les yeux et je revis ma jeunesse. Si je suis la seule survivante des lunetiers des Ruines, quelques collègues de Foncine le Bas sont encore parmi nous. Qu'il me soit ainsi permis d'honorer Mme Angèle Michaud à Foncine le Bas, Mme Anne Marie Buguet Bouveret à Syam, Mmes Thérèse et Henriette Binda à Morez et M. René Hugonnet à Mouthe. Tout comme moi, je sais qu'ils ne regrettent pas ce passé de travail, c'était dur mais il a formé notre jeunesse et nos vies d'adultes."

Liste des ouvriers travaillant à la lunetterie à Foncine

(communiquée par Pierre Longchamp)

Angèle Bassy et son mari, Gaston Binda, Henriette Binda, Maurice Binda, Solange Binda, André Blondeau, Aristide et Raymonde Blondeau, Clovis et Julia Blondeau, Henri et Raoul Blondeau, Désiré Bourgeois (Xibi), Lucien Bourgeois-Philippet, Anne-Marie Bouveret, Augusta Bouveret, Marie-Louise Buillard, Irma Dayt, René et Henriette Hugonnet, Victor Jacquet, André Jeunet, Angèle Jeunet, Lucien Jeunet, Hubert Jobard, Georgette Kirici, Germaine Lamy, Marie-Thérèse Martin, Angèle Michaud, Léon Michaud, Reine Olivier, Pallini, Juliette Passe, Poivre, Léon Poulain, Gabrielle Ruty, Cécile Sigonnet, Marguerite Tissot (mère de mme Vachet), Marguerite et Louise Vallet.


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