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Le chalet modèle

 


Le roman d'Auguste Bailly, "Saint Esprit", parut en 1926, se passe dans le Mont Noir, près de Chapelle des Bois, aux Prés-Hauts. La scène qui suit se déroule dans le café de Chapelle des Bois. Le personnage principal, surnommé "Saint-Esprit", tente de convaincre son auditoire, de renoncer à remplacer le chalet communal, corporatif, par un chalet modèle. Il énumère les inconvénients qu'il devine dans ce progrès et rappelle les habitudes et les coutumes qui disparaîtront irrémédiablement avec lui.

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Maison Michaud, Chapelle des Bois

L'instituteur entre dans le café et demande à un client ce qui se passe. L'homme lui répond :

- Ils ont proposé au Conseil Municipal, de remplacer le chalet communal, le chalet corporatif, par un chalet modèle qu'un marchand de beurre et de fromage viendrait installer. C'est avantageux tout de même ! ... Il nous achèterait tout notre lait à forfait, et nous n'aurions plus à nous occuper de rien. C'est lui qui fabriquerait le beurre et le fromage, et qui vendrait pour lui, à son idée. On a déjà fait ça dans bien des villages, mais il y a toujours quelques sacrés cabochards pour brailler contre tout. Naturelement, c'est Saint-Esprit qui les mène ! ... Il a deux verres dans le nez, aussi vous pensez s'il en débite ! ... Ecoutez-le d'ici : il gueule assez fort pour qu'on n'en perde rien !

- Vous le vendrez votre lait ! criait Saint-Esprit. Vous le vendrez ! ... Oui ! ...

Et puis après ? ! ... Vous n'êtes pas content de votre vieux chalet ? ... Il ne fonctionne pas bien, peut-être ? ... Vous y portez chaque jour la traite de vos vaches, on additionne vos litres, et quand vous en avez cinq cents, le fromage est à vous ... Toi, le Nésime, avec tes dix vaches, tu as un fromage tous les cinq jours. Et toi, le Gustave, avec ta pauvre carne toute seule, tu as un fromage tous les cinquante jours. Et le jour où le fromage est à vous, la crème des cinq cents litres est aussi à vous. Votre ménagère en fait du beurre, elle le vend, et c'est le tour d'une autre. C'est une organisation, çà ! Depuis deux cent ans, le monde entier nous admire de l'avoir organisée. Et vous allez démolir çà ! ... Pourquoi ?

- On n'a pas assez de sécurité, fit une voix sentencieuse. On ne sait jamais quel sera le cours du fromage. Si le cours baisse, et si le commissionnnaire paie moins cher, tu touches moins que tu ne pensais. Tandis que si tu vends ton lait à un prix fixé d'avance, tu sais toujours ce qui te renviendra, tu ne subis pas la baisse.

- Eh ! bougre d'âne ! rispostait Saint-Esprit. Tu ne subis pas la baisse, mais tu ne profites pas de la hausse ... çà s'équilibre !

- Et puis, reprit la voix, les femmes n'auront plus les maux de faire le beurre.

- Elles n'auront plus les maux de le faire, répliqua Saint-Esprit, mais elles n'auront plus les maux de le manger, ni toi non plus. Parce que pour en manger, il faudra l'acheter, tout comme les gens de la ville. Le beurre fait avec le lait de tes vaches, entends-tu, il te faudra l'acheter ! ... Tu sauras ce que ça coûte, au lieu de savoir ce que ça rapporte. Ce n'est pas souvent que tu graisseras ton pain, ni toi, ni les autres. Et puis, nom d'un bleu ! si le marchand qui va élever un beau chalet tout neuf, avec des chambres en carreaux de faïence et des outils de pharmacien, et qui va payer le traitement d'un fromager sorti des écoles, et celui de ses aides, si le marchand, après çà, trouve encore un bénéfice à vendre le fromage et le beurre quand il t'a déjà réglé ton lait, sur qui le fera-t-il, son bénéfice, eh ! sacré Nicodème ? ... C'est donc qu'il ne te paiera pas ton lait ce qu'il vaut, ou qu'il vendra son fromage plus qu'il ne vaut ! Tu n'es pas capable d'en faire autant ? ...

 

Entendez-vous avec les autres communes pour fixer le prix de vos fromages, et le tour sera joué ! Pourquoi veux-tu mettre dans la poche d'un autre ce qui peut tomber dans la tienne ?

- On aura tout de même moins de maux ! ... affirma la voix, dont l'assurance semblait décroître.

- On aura moins de maux, et on aura moins de bonheur ! asséna Saint-Esprit d'un ton victorieux. Il ne faut pas regarder seulement ce qu'on va construire, il faut regarder aussi ce qu'on va mettre par terre. C'est ce qu'on va mettre par terre avec la vieille bâtisse, ce qu'on va démolir pour toujours, c'est tout ce qui nous restait de l'âme du pays ! ... Comprends-tu ce que je dis ? Tu parles de maux ... et moi, je te dis : ce que tu appelles des maux, c'est ce qui a toujours fait les meilleures heures de notre vie ! ... On travaillait un peu plus, oui, parbleu ! mais ce travail n'était-il pas une fête ? ... Tout le monde y trouvait son compte et son plaisir. Le père recevait le prix du fromage, la mère le prix du beurre, les filles des tartines de crème, les garçons du lait et les poignées de noix ou les gros sous du maire et du curé à qui ils portaient l'offrande habituelle; et les vaches recevaient la recuite, et le cochon la battue, et le chien et le chat un peu de tout. Vous ne vous rappelez donc pas cet enthousiasme qu'on éprouvait, nous les gosses, quand, revenant de porter la traite du soir, la mère annonçait : "Demain, le fromage ! ...".

Alors, vivement, transport de bois, charroi de tonneaux, de baquets, de rondeaux, lavage du chalet, brouettées de ceci, brouettées de cela, et que sais-je encore ! ... Mais tout, joyeusement, parce que c'était fête ! ... Et, le soir, une fois retiré le fromage, tandis qu'il commençait à s'égoutter dans les éclisses, quelle fameuse veillée !

Trois cent soixante-cinq veillées par an, et trois cent soixante-six les années bissextiles ! Car ce n'était pas le même qui faisait le fromage tous les jours, mais la veillée était la même tout les soirs. Vous y veniez tous, tous ! Quand vous vous étiez incendié l'estomac, comme nous le faisons en ce moment, avec les poisons du Zébédée, vous alliez vous soigner en buvant de la laitiâ. En faisait-on, alors, des discours ? ! ... On riait, on blaguait, on réformait le monde, on discutait les gazettes, la politique, la théologie ! Les garçons faisaient la cour aux filles, plus proprement que dans le fond des granges. Et on se sentait tous unis par une bonne amitié ... Mais quand vous aurez remplacé le vieux chalet par une usine de chimiste, où vous n'aurez plus le droit de fourrer votre nez, qu'est ce que vous ferez le soir ?

Vous reviendrez dépenser vos sous et vous démolir les boyaux chez le Zébédée ! ... Ah ! on vous paiera votre lait ! ... Sûrement, on vous le paiera ! ... Et avec les sous du lait, vous vous enfilerez du marc.

Quant aux femmes, elles iront se coucher ... On sera tous étrangers les uns aux autres, on s'abrutira, et le marchand de fromages rigolera en comptant les écus que lui rapporteront vos vaches ! ... Voilà ce que c'est, un chalet modèle ! ... Belle usine, où un malin fait sa pelote avec la galette des ânes !


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