Hiver |
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également le texte sur Noël
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texte extrait
du livre de Bernard Clavel, "l'Hiver"
Dans les fermes du haut Jura, lorsqu'un paysan mourait durant l'hiver, on le hissait sur le toit. Hors de portée des loups et des renards, il attendait le dégel pour s'en aller. Près du Lac des Rouges-Truites, un vieillard sec comme un coup de trique qui attendait paisiblement sa dernière heure au coin de l'âtre disait : "J'espère bien casser ma pipe en décembre pour peu que la saison se fasse convenablement, ça me laissera encore trois mois avant qu'on me mette au trou". L'hiver, voilà le maître du pays. Celui avec qui nul ne transige, qui fait ce qu'il veut quand il veut. Arrive lorsque bon lui semble et disparaît le jour où il en a envie. Quand il est installé, on ne le déloge pas, c'est un obstiné tout à fait dans le caractère des gens du haut. Amenez le plus perfectionné des chasses-neige pour ouvrir la route qui sinue du Pissoux à Villers le Lac, si la bise a décidé de la tenir fermée, votre monstre de ferraille n'a pas tourné l'angle qu'une congère se couche au plus mauvais virage. Je le sais pour l'avoir vécu au-dessus du Chatelot. S'il fallait sortir en voiture, pas d'autre solution que de suivre l'engin en lui collant au cul. Pour rentrer, même comédie. Attendre qu'il revienne et le talonner jusqu'au plus près de la maison. Le reste à ski ou raquettes aux pieds. Pas le ski de plaisir avec une ficelle pour nous hisser. Non, le vrai, celui du facteur et du garde forestier. A moins de trente pas de la maison, se dressait une croix de pierre. Un homme était mort là, aveuglé par la tempête, saisi par les serres glaciales des bourrasques, incapable de retrouver sa route. Un homme du pays, en pleine force de l'âge. Hors du drame, il y a le mariage de l'homme et de l'hiver. Tout un monde secret, calfeutré, plein de joie sourde dans la blancheur et le silence. Les mille et un petits métiers des paysans bloqués chez eux, quelle douceur ! Quel accord parfait. Les êtres avec la maison et la matière. Devant la fenêtre, on déblaie la neige pour ouvrir la voie à la lumière, puis derrière les vitres embuées, à côté d'un bon feu qui ronfle et fait fumer la toison du chien, on se met à l'établi. Petite tournerie, horlogerie, taille des diamants, pipes, boissellerie, sculpture, tissage, saboterie, que sais-je encore ? Du côté du nord, la maison est énorme, lourde du fourrage et de la paille amassés. A peine si l'on entend miauler le ciel. Bêtes et gens sont au chaud sous le même toit. Dans le tué (ou "tuez", nul ne sait et nul n'a jamais pu me dire), on fume la saucisse, le lard et les jambons. Jadis, il y avait ceux qui restaient là, bien tranquilles, et les autres, les rouliers. Les granvalliers, une race à part, quittaient le Grandvaux avec des attelages de bêtes magnifiques tirant des charriots craquant sous la charge. Ils partaient avec la première neige emportant les fromages, les bois travaillés et tout ce que le pays pouvait vendre. Une fois leurs voitures vides, ils les rechargeaient n'importe où et de n'importe quoi qu'on leur confiait à livrer très loin. Ces transporteurs forts en gueule et patients comme la poudre à fusil étaient connus du nord de la Hollande à Constantinople, de Berlin à Gibraltar. Certains voyages duraient deux ans et on voyait parfois un grandvallier rentrer à pied, le fouet sur la nuque mais les poches pleines. Il avait vendu l'attelage avec le dernier chargement. C'était l'aventure comme sans doute elle ne pratiquera plus jamais. L'interminable route solitaire en pays étranger au pas énorme des chevaux de trait. La race des rouliers s'est éteinte. Aujourd'hui, sur ces hauteurs, on regarde d'un oeil narquois ceux qui s'en vont. Les malins qui croient qu'il suffit de descendre hors de portée du froid pour que les cailles vous tombent toutes rôties dans la bouche. La vallée du Doubs au pied du Risoux et du mont Noir est une petite Sibérie. La radio annonce toujours les températures à Mouthe avec l'air de dire aux auditeurs des régions plus clémentes qu'ils ont bien de la chance de vivre ailleurs. Il y a aussi le vent : les plateaux dénudés aux murs de pierres sèches sont sa propriété. Etrange aventure que celle de ce pays du Risoux et du Massacre, du Noirmont, de la combe des Cives et du val de Morez. Pays qui chevauche la frontière du Jura et du Doubs, mais pays comtois, rude comme ses hivers, limpide comme l'eau de ses sources et tourné vers le ciel pur comme l'est le miroir multiple de ses lacs. Etrange aventure parce que rien, il y a moins d'un siècle, ne désignait cette terre à l'attention de ceux qui, par obligation, venaient à la traverser pour gagner la Suisse. Rien si ce n'est une grandeur certaine, une beauté noble et un peu sombre. Mais sans doute la crainte des hautes neiges et des vents acérés tenait-elle en respect la plupart des curieux. Le pays considéré comme inaccessible et terriblement lointain qui constituait, avec le plateau du Grandvaux, cette Sibérie jurassienne si merveilleusement évoquée par Auguste Bailly. Etrange aventure que celle de cette contrée devenue en quelques décennies, terre de vacances et de soleil. Car les hommes se sont mis un beau jour à glisser sur la neige, des planches aux pieds et des bâtons aux poings, non seulement pour se déplacer lorsque la vie leur en imposait l'obligation, mais aussi pour leur plaisir. Plaisir de la promenade et plaisir de la course. De ce haut Jura, il conviendrait de parler en détail, au fil des sentes et des pistes. Il faudrait vivre le pays village après village, foyer après foyer, il faudrait découvrir un à un ces êtres dont l'ensemble constitue la race des montagnards (les montagnons, comme on dit dans le bas pays) que l'étranger juge d'un bloc en concluant qu'elle est solide et sauvage, à l'image des forêts profondes où le froid des hivers demeure caché jusqu'à l'entrée des étés brûlants. Mais pour moi, il n'y a pas les "montagnards", il y a des femmes et des hommes fort différents les uns des autres que rapproche pourtant une même passion : celle de la terre. Qu'ils soient éleveurs ou pipiers, horlogers ou bûcherons, lapidaires ou fromagers, boisseliers ou lunetiers, qu'ils soient contrebandiers ou douaniers, hôteliers ou gardes forestiers, ces gens-là partagent une chose qui domine leur vie : l'hiver. L'immense silence blanc de la terre. Un silence habité de bise, peuplé des mille bruits de la forêt qu'écrase la neige, que fait transpirer le soleil, que font craquer les nuits de grand gel. Le coeur de cette contrée, chacun peut le situer en un lieu différent. Il bat sous l'écorce blanche partout où couve un grand amour. Moi je le situe entre l'entrée de la combe des Cives et Morez, au bord du lac des Mortes, sur les terres de Bellefontaine. Là c'est le pays des Arbez, des Jobez, des Cat, c'est le lieu d'où partent les pistes qui escaladent le Risoux pour redescendre sur Bois-d'Amont ou le Brassus, c'est un village de deux cents âmes qui compta jusqu'à quatre fondeurs dans l'équipe de France. Le vrai fondeur est un être qui vibre à la neige beaucoup plus qu'à la vitesse. Il a l'amour profond de l'instant. Cet instant unique auquel participent la lumière, le vent, le sapin qui se décharge soudain et se redresse, le frêne qui craque sous la charge, l'aulne et le bouleau dont le bourgeon se forme alors même que le lac reste pris par les glaces; le renard qui fuit, le lièvre qui a marqué la neige de trois gouttes jaunes, l'oiseau dont le pas sautillant étoile la blancheur.
Il y a toute la vie secrète des nuits que l'aube argentée permet de lire en bleu pâle sur la neige. A l'heure où le village éteint les lampes de ses étables, alors que le maître fromager achève sa coulée, Claude Cat qui a soigné ses bêtes et Julien Ruffet le gardien de la forêt s'en vont sur leurs planches, de leur long pas alternatif, en direction du lac. Si les frères Jobez ne sont pas retenus, ils iront aussi. Ce sont les ouvreurs de l'aube, ceux qui dessinent la piste entre les sapinières et les touffes de bouleaux, autour du lac et sur son eau devenue pierre où la neige chante plus clair sous les planches. Ils iront ainsi jusque sur les hauteurs ou très loin derrière Chapelle des Bois. Jadis, les deux villages se haïssaient. C'était entre eux une guerre pareille à celle qu'a racontée Pergaud. Il semble que ce soit finit aujourd'hui, le ski de fond y est peut-être pour quelque chose. On ne saurait s'affronter sur les pistes autrement qu'à la loyale, ce qui veut dire qu'on en vient vite à cheminer en toute amitié, ouvrant la trace chacun son tour. La joie du ski de fond, elle est dans l'effort, dans la rage de monter plus haut, mais aussi dans le calme retrouvé, dans la communion étroite avec tout ce qui fait la grandeur d'un pays et la qualité d'un instant. Ainsi des lieux pareils à cette combe des Cives, à ce plateau de Chapelle des Bois, à ce mont Risoux, à ce lac des Mortes et à ce val de Bellefontaine devraient-ils constituer des réserves. Des espèces de paradis terrestres dont seraient impitoyablement chassées l'ingratitude et la bêtise qui se manifestent sous forme de vacarme et de papiers gras. Tant de grandeur se mérite comme se mérite l'amitié des hommes qui habitent ici. Ces hommes qui ont su faire des hivers les plus rudes de merveilleuses saisons de chaleur et de lumière. |