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La Contrebande vue par Xavier Marmier

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extrait de "Nouveaux souvenirs de voyage", par Xavier Marmier, 1845


Il fut un temps (c’était en 1850), où tous les villages riverains de la Suisse, se livraient, en dépit de la surveillance des douaniers, à une fraude active, continue audacieuse.

Des bandes de contrebandiers étaient organisées sur toute la frontière. Elle avaient leurs correspondants, leurs entrepôts comme d’honnêtes maisons de commerce, leurs espions comme des agences de police et leurs assureurs comme une compagnie d’armateurs.

Les jeunes gens les plus forts et les plus hardis s’engageaient au service de ces sociétés de contrebande. Pour quelques pièces de cinq francs, ils se chargeaient d’apporter, de Suisse en France, un ballot de mousseline, une caisse de montres, des pièces de dentelle ou des sacs de tabac.

C’était la nuit, et pendant les nuits les plus sombres, par les taillis les plus épais, par les sentiers de rocs les plus escarpés qu’ils accomplissaient leur périlleux trajet. S’ils étaient surpris par les employés de la douane, ils jetaient leurs ballots par terre et prenaient la fuite; s’ils étaient saisis, ils passaient six mois en prison, et recommençaient ensuite le même métier. Le jugement du tribunal n’avait à leurs yeux rien d’humiliant, et les rigueurs de la prison n’étaient pour eux qu’un minime accident.

Mais souvent ils ne se laissaient pas arrêter sans faire une vigoureuse résistance. Souvent ils avançaient en bataillons si serrés et si nombreux que les postes de douanes, composés d’une demi-douzaine d’hommes, ne pouvaient les attaquer. Que si, pourtant, les employés de l’administration, pour obéir à leur consigne, voulaient s’opposer à cette invasion de marchandises prohibées, le contrebandier mettait la cartouche dans le fusil et tirait le couteau. On en venait aux mains, courageusement, rudement, comme en pays ennemi, et plus d’un malheureux douanier a payé cher le désir de remplir son devoir et d’obtenir l’approbation de ses chefs; plus d’un audacieux contrebandier, atteint d’une balle dans le flanc, a été précipité du haut des pics de rocs aigus, au fond des précipices.

J’ai souvent penser que le caractère énergique de ces ennemis de la loi, leur vie aventureuse pleine d’épisodes étranges et d’événements dramatiques, leur mâle physionomie et leurs rudes habitudes, le tout encadré dans ces longues lignes de montagnes pittoresques où ils glissaient dans les ténèbres comme des ombres.

A présent cette forte race d’hommes qui la nuit tenaient en éveil toutes les brigades de douanes, qui, le jour, faisaient de leurs chansons bruyantes, les cabarets du village n’existent plus. La plupart d'entre eux ont vieilli dans la misère après avoir employé toute leur jeunesse à un métier très chanceux mais souvent lucratif. Leur cohorte s’est dissoute d’elle-même. Grâce aux progrès de notre industrie nationale, à nos manufactures d’étoffes, à nos fabriques d’horlogerie dont les produits se vendent à si bas prix ..., la grande contrebande est en quelque sorte anéantie et il n’y a plus guère d’autres contrebandiers sur nos frontières que quelques pauvres gens qui pour l’appât d’un faible lucre, s’en iront encore en Suisse chercher une charge de sel, de sucre ou de tabac. L’administration des douanes a considérablement modifié son ancien système. C’est un honneur pour le directeur de cette administration, M. Gréterin.


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