http://foncinelebas.free.fr


La Contrebande du bois

retour


En 1650, une autre sorte de contrebande, que celle des marchandises existait dans la région de Chapelle des Bois. Dans la première, on avait à redouter les gardes forestiers du Canton de Berne, ou de celui de Vaud, dans la seconde, les personnes à éviter étaient les douaniers français. La contrebande du bois, se justifiait pour ceux qui l'a pratiquaient, comme pour leurs concitoyens, par le fait que la Suisse s'était emparé de terrains et forêts au préjudice de certaines localités du canton de Mouthe. Ces affaires empoisonnèrent pendant de nombreuses années les relations avec nos voisins frontaliers. L'abbé Léon Bourgeois Moine, dans ses "Recherches sur Chapelle des Bois" aborde cet aspect moins connu de la contrebande. Voici ce texte



Nous verrons ici que, probablement la Suisse s'est emparée des terrains et des forêts du Risoux jusqu'à la Ferrière sous Jougne; les localités intéressés et lésées n'ont pas cesser de protester, soit par des pétitions adressées au gouvernement espagnol (1) ou français, soit parceque leurs souverains ne leur rendaient pas justice, en s'emparant de quelques arbres usurpés. Il y eut parfois des rixes sanglantes, en 1634 un domestique de Claude Brocard du Tillet fut tué aux Chaux sèches (2), un autre fut jeté en prison par les forestiers suisses; cet acte de sauvagerie souleva l'indignation de nos montagnards; ils s'unirent et s'armèrent pour se porter secours et la contrebande des bois devint plus générale, et on peut le dire, plus acharnée. Jusque là, les limites qui séparaient les deux territoires n'existaient pas encore ou n'étaient guère déterminées; les suisses obtinrent en 1648 d'Isabelle, notre souveraine, une délimitation qui consacrait et légitimait leurs usurpations; c'est alors que malgré les protestations les plus énergiques de nos ancêtres, fut construit sur le sommet du Risoux, le vieux mur que l'on y voit encore. On raconte qu'à cette date de 1648, un Blondeau Piroulet des Halles, qui possédait depuis sa maison, une langue étroite de terre jusque sur la Suisse, s'opposa vigoureusement à la construction de ce mur qui restreignait ainsi les propriétés qu'il croyait posséder jusqu'à la la rivière de l'Orbe; et plus d'une fois, assure t'on, durant la nuit, il détruisit ce que les ouvriers faisaient pendant le jour; un de ses descendants eut, au XVIIIe siècle, la faiblesse de vendre à la Suisse, qui le possède encore, le terrain que cette nation avait eu la grande obligeance de laisser à son ancêtre après lui en avoir usurpé les deux tiers.

photo transmise par Claude Vanotti

Après le meurtre révoltant du domestique foncinier de Claude Brocard, la contrebande reprit avec plus d'acharnement que jamais et bien des arbres des forêts envahies devinrent la propriété, non seulement de quelques habitants de Chapelle des Bois, mais encore d'individus habitant les limites des terres confisquées. Dans le petit ouvrage de l'abbé Chaillet, intitulé "dévotions à Saint Alexandre", on peut lire les traits suivants : "les gardes forestiers suisses ayant pris dans la forêt du Risoux le nommé Claude Joseph Michel Pirod, de Chapelle des Bois, le conduisirent lié et menotté au plus proche village; ils étaient au nombre de six, chemin faisant, ils lui dirent e se moquant : "tu as bien besoin d'une messe, il te faut recourir à tes saints, peut-être viendront-ils te délivrer ?". Il fit alors voeu, que s'il pouvait s'échapper, de venir faire célébrer une messe à la chasse de Saint Alexandre. dans le même temps, en se secouant, il rompit la corde avec laquelle ils le tenaient attaché et s'enfuit; ils crurent le retenir par les cheveux mais ceux ci leur restèrent à la main; ils le poursuivirent mais ils ne purent l'atteindre quoi qu'il ait les mais liées; ils lui tirèrent encore deux coups de fusil mais ils ne l'atteignirent que légèrement à l'oreille. Le lendemain le voeu fut acquitté". Ce fait dut avoir lieu entre 1730 et 1740 (3). En 1747 nous voyons les échevins de Chapelle des Bois "qui furent coupés par menus sur la montagne du Risoux, tant sur la Suisse que dans le pays" (4).

La polémique dont nous parlerons plus loin, et qui opposa Mr Grandmottet, curé de Chapelle des Bois et le bailli de Nyon en 1771, donna un nouvel élan à la contrebande des bois; et quand fut donné en 1779, à Chapelle des Bois, la grande mission à laquelle assistèrent un jour une quarantaine de prêtres, tous déclarèrent à l'unanimité, qu'il n'était pas permis aux individus de prendre des arbres sur le territoire non occupé, non pas parcequ'on les enlevait à la Suisse qui n'y avait aucun droit, mais parcequ'ils appartenaient aux communs et non aux particuliers (5). Les bernois eux-mêmes parurent le comprendre, puisque l'année précédente, en 1778, ils avaient cédé une assez grande quantité d'arbres pour la réparation de l'église.

Cette contrebande allait toujours son train, malgré les récriminations et les violences des usurpateurs. Au mois d'avril 1793, une centaine de sapins furent coupés sur le Risoux, censé suisse, et amenés "sous la roche"; le brigadier forestier David Piguet constata le délit et en informa les autorités de Berne, qui lui ordonna de faire une enquête et d'en faire part au maire de Chapelle des Bois afin qu'il eut à sévir contre les délinquants et qu'on exige d'eux ce qui serait juste. Celui-ci, Jean-Baptiste Pagnier Beguet, enjoignit à la garde nationale, commandée par Victor Emmanuel Michel, de faire une perquisition, tous les membres de cette corporation à l'exception d'un seul, Xavier Bourgeois (6), s'y refusèrent énergiquement. Piguet s'en plaignit à l'agent Bernois Roland, lequel en informa aussitôt le Directoire de Pontarlier. le 15 mai, celui-ci, par la plume de Parrod, son fougueux procureur, écrivit au maire de Chapelle des Bois que "les officiers municipaux et le procureur (J.Athanas Jobez) étaient personnellement responsables du délit commis le 24 avril, et qu'en conséquence, ils étaient condamnés à payer le montant, suivant qu'il serait reconnu par expert. Au nom du maire, le procureur répondit à l'impertinente lettre du révolutionnaire, que non seulement il désaprouvait les délits commis, mais encore qu'il ferait tout son possible pour faire respecter l'exécution des lois et maintenir la bonne harmonie avec la nation suisse; toute sa tache était très ardue, et il avait besoin du concours des autorités supérieures pour mettre fin à l'insubordination d'un trop grand nombre de citoyens qui ne cherchent qu'à les inquiéter, soit en prêchant la révolte, soit en lançant des menaces contre le maire et contre lui. Il dénonce spécialement Claude François Cart, Ignace Joseph Guy, sous-lieutenant de la garde nationale et Jacques Louis Bourgeois Besson. Les billes enlevées sont au nombre de cent onze et sont estimées 250 f, sur quoi il faut prendre 107 f pour couvrir les frais de deux voyages qu'il a dû faire à Romainmoutier, et deux journées de travail.

le Risoux

Le 12 janvier 1806, deux gardes suisses Capt et Rochat, vinrent à Chapelle des Bois pour se plaindre des délits sur le territoire; le maire Jean Baptiste Michaud, répondit que ne connaissant pas les délinquants, il ne pouvait les punir, mais il promit que désormais, il y aurait une plus grande surveillance et les poursuites n'eurent pas lieu. Cependant la contrebande des bois continuait à se faire, tantôt sur un point du territoire confisqué, tantôt sur un autre; prévenu de nouveau par la municipalité du Brassus, celle de Chapelle des Bois décida le 30 juillet 1815, que Jean Pierre Blondeau Coulet et Ferréol Pagnier Béguet seraient délégués pour surveiller les individus qui commettraient un tel abus et que les délinquants seraient, avant tous les autre, tenus de supporter les frais éventuels, détachement de troupes etc ... (7).

Le 30 juin 1819, Claude Joseph Blondeau Renaud fut tué par les forestiers suisses, pendant qu'il enlevait un sapin coupé sur le territoire vaudois (8). Le 9 juin 1821, Mr Lachademen préfet du Doubs, avisait le sous préfet de Pontarlier que la Suisse venait d'adresser de nouvelles plaintes au gouvernement français au sujet de déprédations que les habitants de plusieurs cantons de Mouthe faisaient dans les forêts du Risoux "où ils vont fréquemment par bandes armées pour abattre des bois". Il lui enjoignit de prendre toutes les mesures de surveillance et de rigueur afin de mettre un terme à de pareils désordres. Le 18 de ce mois le sous préfet transmit à tous les maires de Chapelle des Bois les ordres de son supérieur. Le maire de Chapelle des Bois, Jean Athanase Jobez ne répondit que le 30 mai 1822; dans sa lettre au sous préfet, il avouait qu'un délit avait, en effet été commis sur le Risoux suisse de Combe des Cives, mais que toutes ses recherches pour découvrir le coupable n'avaient pas abouti (8). Au printemps de 1825, se plaignent de nouveau les suisses, parce qu'on leur a enlevé "huit belles plantes de sapins qu'on a dirigées sur Combe des Cives".

chemin de Combe David, à la Norbière

1) Chacun sait que jusqu'en 1674, la Franche-Comté faisait partie du royaume d'Espagne, après avoir appartenu à divers états.

2) Ce n'est pas absolument aux Chaux-Sèches, mais sur ses limites septentrionales, que les suisses ont usurpé ces terrains vers 1536. Il est à croire que tous ces terrains portaient alors le nom de Chaux-Sèches.

3) Claude Joseph Michel mourut en 1772 à l'age de 90 ans.

4) la somme était de 300f. Les suisses en réclamèrent la moitié.

5) Mr L'abbé Grandmottet s'y rencontra et c'est à la suite de ses études sur l'usurpation des suisses que l'on décida le cas en question.

6) Ce Joseph Xavier Bourgeois, fils de Jean Baptiste, grand oncle de Joseph Bourgeois, n'avait alors que vingt ans, et son âge l'excusa un peu, néanmoins il tomba tellement sous les coups du mépris général qu'il se vit obligé de quitter le pays, rebuté de tous, même des membres de sa famille, il s'en alla d'abord comme fermier au Chatelet des Planches, puis quelques années après, il se retira à Montorge où il mourut sans jamais osé revoir Chapelle des Bois et les parents qu'il y avait laissés.

7) Les contrebandier de bois étaient en général ce qu'il y avait de moins honorables dans le pays; il était juste d'arrêter le cours de ces dépradations faites, non pas à la Suisse, nous l'avons vu, mais au communs limitrophes. Férréol Pagnier, fils de l'ancien maire Jean-Baptiste, fut ainsi proposé pour remplir cette charge en 1830, mais il n'accepta pas.

Claude François Cart ne mourut pas non plus à Chapelle des Bois; révolutionnaire endurci, sans conscience, il tomba dans la plus extrême misère, et après avoir dénoncé les actes de l'excellent procureur ou agent national Jean Baptiste Michaud et l'avoir ainsi exposé à la guillotine, le misérable quitta le pays et on ne le revit plus.


haut de page