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La fabrication des allumettes de contrebande

 


Dans la Petite Montagne jurassienne, le long de la vallée du Suran, non loin de Lons le Saunier, on se raconte encore de vieux souvenirs comme celui de la fabrication des allumettes de contrebande.

le Bulay (Foncine le Haut)

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Texte de Francis Péroz

Les gros travaux des champs sont achevés. La campagne ne frémit plus du grondement sourd de la batteuse. Dans l’unique café du village de Charnay, quatre hommes entament un étrange dialogue en cette fin d’après-midi :


" Le moment est venu. Les réserves s’épuisent. Alors rendez-vous demain au lever du soleil à l’endroit habituel. Toi Jacques, dit l’un des hommes en interpellant un jeune garçon qui vient d’entrer, tu assureras la surveillance ".

Jacques approuve, les yeux brillant de fierté.

Le lendemain, dans la fraîcheur du petit matin, quatre ombres furtives quittent le village par des chemins différents. Une demi-heure plus tard, les quatre silhouettes apparaissent presque ensemble à l’entrée d’une ferme abandonnée depuis quelques années et y pénètrent.


Ces quatre paysans pratiquent la contrebande. Pourtant ce sont de bien curieux contrebandiers. Leur activité ne consiste pas à faire traverser une frontière à des marchandises. Ils fabriquent seulement des allumettes, un produit dont l’Etat français s’est arrogé le monopole de la production et de la vente depuis les années 1870. Le fruit de leur travail n’est cependant pas limité à leur consommation personnelle et le trafic concerne plusieurs villages de la vallée du Suran.

Le soleil éclaire maintenant la campagne et à l’intérieur de la vieille ferme les hommes s’installent pour leur travail. Ils ont disposé quatre vieux sièges et deux billots et allumé du feu dans un fourneau bas. Une bougie éclaire faiblement les lieux. L’un d’eux porte son regard à la petite fenêtre. Il constate avec satisfaction que le village est calme et il aperçoit Jacques qui fait mine de paresser à la lisière de la forêt. "Tout est en ordre" pense-t-il, "nous pouvons commencer".

Quelques instants plus tard, la vieille ferme bruit d’une intense activité.

Régulièrement, un des hommes sort d’un sac un petit cube de bois, le pose sur un billot et assène quelques coups de marteau sur l’une de ses faces. Il mate ainsi les fibres du bois, les écrase, puis passe la pièce à son voisin qui va fendre le cube selon deux directions perpendiculaires pour obtenir les allumettes. Son travail est délicat : tout en assurant une bonne découpe, il doit veiller à ne pas faire éclater le bloc de bois qui deviendrait alors invendable. Les deux derniers hommes sont chargés du phosphorage des allumettes.

L’un d’eux fait doucement fondre le phosphore dans une poêle usagée au-dessus du fourneau. Le quatrième contrebandier, après avoir doucement écarté les allumettes qui viennent d’être découpées, en plonge les extrémités dans le phosphore liquide : après leur séchage, il dépose les blocs d’allumettes dans un grand sac ouvert à ses côtés.

photo extraite de "l'almanach Comtois"

Plus bas au village, la matinée s’écoule paisiblement quand soudain la galopade de deux chevaux éclate comme un coup de tonnerre.

Brutalement inquiète, la tenancière du café apparaît sur le pas de sa porte. Elle blêmit : "ils arrivent !". Ils, ce sont les gendarmes en tournée dans le secteur. Ils ont acquis la certitude de l’existence de la contrebande d’allumettes et sont désireux d’y mettre un terme. Les deux gendarmes arrêtent leurs montures devant le café et mettent pied à terre pour tenter d’y obtenir quelques renseignements. A cet instant, une jeune fille portant un grand panier de linge fraîchement lavé sort de la maison et s’éloigne vers le jardin. Les deux gendarmes la suivent un instant des yeux puis pénètrent dans le café.

A l’orée du bois, Jacques a senti son cœur faire un bond : ce drap qu’on pend dans le jardin du café, c’est le signal.

Aussitôt, il court vers la vieille ferme. "Attention, les gendarmes sont au village", crie-t-il en haletant. Les quatre hommes laissent échapper des jurons. Rapidement, ils rangent leur matériel, éteignent le fourneau et quittent la ferme un par un pour se diriger vers des caches forestières connues d’eux seuls où ils mettent à l’abri outils, matériaux et production. "Cet incident n’a guère d’importance" , songe celui qui semble être le chef des contrebandiers. "Notre travail est presque terminé. Dans quelques jours, nous le terminerons et nous le vendrons".

Une quinzaine de jours se sont écoulés.

Hier au soir, un bruit mystérieux a circulé de maison en maison, le long des rues du village : "la vente aura lieu demain matin". Et ce matin, alors que la nuit est encore présente, un homme portant un grand sac de toile curieusement gonflé, frappe discrètement à chaque ferme. Aussitôt la porte s’ouvre et il pénètre dans la cuisine. Là, à la faible lueur d’une lampe, le contrebandier va vendre dix à quinze blocs d’allumettes.

Puis, après avoir fait vérifier que la rue est toujours déserte, il s’éloignera vers la maison voisine pour poursuivre son étrange trafic.


en 1872, le monopole de la fabrication et de la vente des allumettes fut octroyé à l'Etat. L'impôt indirect sur cette denrée indispensable devint de plus en plus cher, la qualité empira. Un trafic s'organisa : on achetait en Suisse le phosphore ou le souffre nécessaire à leur fabrication, et on l'importait frauduleusement. Le bois de sapin ne manquait pas sur place. L'hiver on se livrait à un travail minutieux et discret, et on aménageait de bonnes cachettes. En effet, devant l'ampleur de la fraude, une loi de répression fut édictée en 1875 : on risquait l'emprisonnement et une énorme amende (Marie-Georges Lamarque).


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