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Chalet, fruitière ou fromagerie

La Norbière à Chapelle des Bois

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Extrait du livre de Raoul SEBILE, "Champagnole", écrit en 1901


Si le mot chalet sert à double sens dans notre contrée, les termes de chalet, fruitière ou fromagerie sont indifféremment employés pour désigner le local dans lequel se fait la fabrication du fromage. On suppose que ce fut par les relations qui s'établirent à la suite de la donation faite par Sigismond, roi de Bourgogne, à l'abbaye d'Agaune, que notre pays de Scodingue prit exemple sur cette abbaye, et profita des leçons données par celle-ci. Nos premiers fromages nous sont vraisemblablement venus de la Gruyère. Pour les uns, le mot fruitière dériverait du mot patois fribourgeois fret qui signifie fromage; d'où : fretier, fromager. Ce qui confirmait cette origine, c'est qu'un de nos compatriotes écrivait, en 1636, en pleine guerre de 10 ans, qu'il avait vu un soldat suédois emporter du village d'Amancey, le fretière communale, ou la chaudière du chalet.

Pour les autres, et d'après un savant Bisontin, M. CASTAN, ce terme proviendrait du mot latin fructus, fréquemment employé sur d'anciens textes, dans le sens de redevance en fromage pour 'amodiation des pâturages alpestres : une charte de 1288 relate, en effet, à Deservillers, la fabrication des fromaiges de fructère.

L'industrie des fromages, en tant que fabrication réglée, n'est point aussi ancienne qu'on pourrait le croire. Les fabriques de Gruyère ne datent guère que du XVIe siècle, et les ramifications dans la Franche-Comté ne remontent point au-delà de 1751.

Tout d'abord, il n'existait pas de chalet commun de fabrication; pourtant, le gros fromage rond se faisait isolément dans les villages depuis le XVIeme siècle. Elle s'opérait dans chacune des fermes groupées entre elles, et à tour de rôle; chaque jour l'outillage se transportait de foyer en foyer; on retrouve en maints endroits, sous la vaste cheminée, la potence à laquelle se suspendait la chaudière banale, et les sociétaires du même groupe apportaient leur lait, à titre de prêt et à charge de réciprocité; c'est ce qui explique le mode d'association au petit carnet, où le produit journalier et la crème prélevée appartenaient à l'associé qui avait livré la plus grande quantité de lait.

Sur un bail datant de 1828 une clause stipule même que : "Pour l'exploitation du domaine, le preneur devra constamment avoir la quantité de douze vaches laitières, au moins dont le lait sera porté à la fruitière de Montrivel, tant qu'elle existera, sans que le sieur laissant puisse rien exiger sur le produit de ces vaches".

Ce mode d'attribution au petit carnet tend à disparaître pour être remplacé par celui du grand carnet, où les fromages constituent l'actif social et sont vendus au profit de tous et suivant le chiffre des apports. Ces termes de petit carnet et grand carnet ne doivent pas être pris au sens de petit livre où l'on prend journellement des notes. Ils étaient plus rudimentaires et consistaient en deux morceaux de bois blanc qui se juxtaposaient à chaque apport du sociétaire matriculé sous une rubrique quelconque, et sur lesquels le fretier inscrivait en signes hiéroglyphes cet apport. On appelait cela la taille, dont une partie était remise au sociétaire et l'autre représentait le côté de l'un des feuillets de grand livre de l'association. Longtemps les fruitières s'administrèrent par des règles traditionnelles : on élisait cinq gérants qui nommaient un chef ou président et choisissaient le fromager. Un seul apport de lait valait engagement pour toute la campagne en cours. Les fraudes étaient rigoureusement réprimées. Plus tard les statuts furent rédigés par écrit et des chalets spéciaux bâtis par les communes et les particuliers.

Pour se rendre compte de cette industrie, il faut la voir en pleine activité dans nos beaux sites montagneux, voisins et rivaux de la Suisse, au milieu des sombres et majestueuses forêts de sapins et des immenses pâturages où paissent en liberté et par centaine les vaches laitières de race Comtoise ou Montbéliarde au pelage rouge et blanc. Telle est l'industrie qui fait vivre des milliers de travailleurs et qui est née dans la Comté, comme semble l'indiquer la vieille dénomination française de ses produits, le vachelin, encore usitée, ou dans la Suisse d'après le nom plus récent de Gruyère.

Le produit est imitation Gruyère et dit de Comté. Qu'importe; les herbages sont les mêmes des deux côtés des monts, les troupeaux diffèrent peu et non plus les cultures.

Un chalet communal fut établi dans la rue d'Ain, en 1829, et un autre proche le presbytère en 1824. Depuis 1888, époque à laquelle l'État créa en ce genre des écoles, la ville, par suite de l'abandon de la culture, convertit, en 1895, celui-ci proche du presbytère en un chalet modèle conforme à ceux e l'État, et vendit, en 1896, le terrain et le chalet de la rue d'Ain. Le lait est apporté à la fruitière, ou chalet, par chaque sociétaire adhérent à cette sorte de communauté. n syndic, nommé par ces sociétaires est chargé de la gestion générale et des fraudes qui pourraient se commettre outre celles, et conformément à la loi, que pourraient rencontrer le chimiste, délégué à ce sujet, chargé de la vérification du premier ad unum. Une sévère sélection judiciaire en réprime les abus, et en exclut à jamais le sociétaire coupable.

Là, au chalet communal, vers les quatre heures de l'après-midi, arrive de différents côtés une procession de femmes et de gars du pays, de jeunesses robustes à l'oeil éveillé, les uns transportant à la main dans le grélet ou seillot, jolie seille de sapin, les autres sur le dos la petite bouille de bois blanc ou de fer blanc, d'autres encore accompagnant certains animaux auxquels se donne une partie de nos mépris ou surveillant des voiturettes légères traînées par les chiens, et venant tous livrer tour à tour le lait qu'elles viennent de traire au mesurage du fromager lequel marque au fur et à mesure sur la taille, quantité constatée.

Fromagerie de Moleson, à côté de Vaulruz dans le canton de Fribourg

Le pesage se fait aussi rapidement que le permettent les querelles et les reproches qui s'entremêlent; puis tout le liquide va s'engouffrer dans la grande chaudière étincelante, ou s'écouler doucement dans les rondots de la chambre fraîche, ou chambre consacrée à l'écrémage. Même opération a déjà lieu le matin et il en est ainsi dans tous les villages environnants. Pour opérer, le fromager commence par verser dans sa chaudière le lait écrémé, puis il parfait sa quantité par adjonction immédiate du lait frais qu'on lui apporte. La chaudière suffisamment pleine, il commence ses rudes manoeuvres, en attisant l'ardeur du feu, brassant avec son débatiu, 400, 500, 1000 litres de lait; puis, lorsque le liquide est chauffé à point, il verse à doses calculées la présure qui fait cailler le lait, et brassant à nouveau puis découpant la caséine en menus grains, puis par un vigoureux effort il ramène à lui, dans une toile, les grumeaux caseïneux convertis en une masse solide qu'il porte sous la presse dans un cadre rond où le fromage prend sa forme, s'égoutte, et se solidifie après une pression violente de quelques heures, pour lui donner sa forme de meule.

Indépendamment de la première pièce où fonctionne la chaudière, le fromage, ainsi rendu solide et compact, est transporté à la cave, où s'étagent sur des planches des centaines de meules, sortes de bibliothèques d'un nouveau genre, où ils sont quotidiennement salés, frottés et chauffés jusqu'à maturation, et à l'époque de la vente qui s'effectue habituellement en Juin et en Décembre.

Si les revenus en fromage appartiennent à toute la communauté, les sous-produits sont attribués à tour de rôle, par le fretier, ou fromager, à celui des sociétaires dont la taille indique le plus de lait livré. Les fromages sont ensuite vendus au commerce, et les revenus répartis et distribués à chacun des coassociés, au prorata du lait apporté et une fois le bilan établi. Il faut surtout être présents au partage des 20.000 francs, 25.000 francs, quand ce n'est pas plus, prix de vente qu'attendent fiévreusement les heureux sociétaires. La quantité de lait apporté à cette fromagerie s'élève environ à 372.000 litres par année, pouvant donner approximativement 25000 kilogrammes de fromage. Quant aux produits en espèces, par suite de cette vente, rien ne varie autant que le cours.

ferme de la Norbière

Une fois cette vente effectuée, il faut observer la tête du fretier, lorsqu'il reçoit pour récompense et comme cadeau la somme rondelette de 100 à 200 francs afin de l'encourager à travailler selon le dicton populaire "de mieux en mieux". Il ne se contente plus, ce véritable pacha, des vers suivants, savante poésie qui lui ont été dédiés par Max BUCHON :

Je suis vrai Fribourgeois du pays de Gruyères,
Où les vaches la nuit, dorment dans les bruyères,
Les paysans d'ici m'ont voulu pour fruitier,
Et je trouve, ma foi, que c'est un bon métier.
Tout bien considéré, j'ai dans cette commune,
Une position charmante et peu commune;
D'autant qu'avec des bras dodus comme ceux-cis
L'ouvrage ne me met nullement en soucis.
Autant de seaux de lait dans mon chaudron je brasse,
Autant de frais minois tous les matins j'embrasse,
Quand les filles, jurant toujours ne pas vouloir,
Viennent l'une après l'autre autour de mon couloir.
Chez nous les filles font de bien autres femelles,
Des fermes de six pieds, aux robustes mamelles;
Et des mollets plus doux que jamais ne le fut,
Un canon de Fribourg couché sur son affût.
Cela, c'est assez vrai; mais las, tout se compense :
Chez nous, les fruitiers n'ont pour se garnir la panse
Que du lait fade et blanc au fond de leur chalet;
Le vin rouge d'ici davantage me plaît.
Allons, la belle enfant, donnez donc votre taille,
Que je marque dessus par une croix de taille,
Comme quoi vous aurez le fromage demain :
Et les amours, sont-ils toujours en bon chemin ?
A quand la noce ? A t'on déjà fait les emplettes ?
Vos douzaines de tout doivent être complètes.
Car votre père dit souvent en souriant
Que vous aurez de tout douze en vous mariant.
Après tout, il en a bien le droit, ma mignonne.
Et vous, vieille Goton, dont le museau trognonne,
Ne pourra t'on donc pas vous faire décrotter
Quelque peu votre seille avant de l'apporter ?
Quand votre crasse aura fait brécher mon fromage,
Sur qui retombera, s'il vous plaît, le dommage ?
Sur le fruitier ... La vieille, a large, et dépêchons,
Allez voir si chez vous il reste des torchons.
Ah, vous voici Jean-Claude, heureux célibataire,
Vos vaches ont un ventre à balayer par terre;
Nous marquerons aujourd'hui trois pintes un chauveau,
Mais dans peu vous aurez chaque semaine un veau.
Dans trois jours, c'est pour nous qu'on travaille, Claudine;
Noubliez pas qu'aussi c'est chez vous que l'on dîne,
Et de votre salé mettez cuire un quartier;
Que diable, on peut bien faire honneur à son fruitier.
Puis viendra la Saint-Jean; pour ce jour-là, ma chère,
Plus vestige de crème à mettre à la beurrière;
Le fromage est alors gratis pour le curé,
Chez qui le bon fromage est toujours adoré.
Voici mon bâton blanc, ma toile et ma présure,
Tenez, vous allez voir si j'ai la coupe sûre
Et s'il me faut, à moi, bien des coups de filet,
Pour pêcher mon fromage au fond de votre lait.
Un et deux ... Mais avant la fin de la journée,
J'ai dans la chambre encore à faire la tournée,
Pour saler chaque pièce en me bien dépêchant,
Et cela, jusqu'au jour où viendra le marchand.
Ce jour-là, les écus pleuvent sur la balance,
Que les intéressés regardent en silence,
Le fromage en tonneau se met à voyager,
Après quoi chacun songe à me bien goberger.

 


 

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