http://foncinelebas.free.fr


Mémoire de fruitier

 


Voir également

le fruitier tourne le fromage et enlève les rognures

Les témoignages que l'on trouve dans le livre d'Anne Marie PRODON, "Au Royaume des bergers" (éditions Cabedia, Morges Suisse), donnent une idée de la manière dont s'organisait la vie autour de cette activité qu'était la fabrique des fromages d'alpage.

Fruitiers et bergers partageaient une vie simple, rigoureuse, rythmée par les saisons, et respectueuse de la nature dont ils étaient tributaires.

On est encore loin à cette époque, de l'engouement des consommateurs d'aujourd'hui pour les produits sans matière grasse, soumis à la dictature de la balance et du cholestérol ...

Voici quelques extraits de cet ouvrage :


la Chaux Moz  (à côté de la Norbière)


J'avais trouvé, sur un vieux livre de comptes de mes parents, le traitement du fruitier Aïbi en 1901. Eh bien, il gagnait cent vingt francs or, pour cent vingt jours en montagne. Autrement dit, un franc par jour. Les bergers, eux, en gagnaient quatre-vingt pour la saison.

Moi, j'ai "fabriqué" au cours d'une saison pour remplacer le fruitier malade. Avant de partir au régiment, j'ai appris de routine. A la montagne, c'est facile puisqu'on a toujours un fruitier.

On fabriquait trois fromages par jour : deux le matin et un le soir; ceci au début de l'été. On avait une grande chaudière, alors on coupait; on partageait le fromage en le sortant, pour en faire deux. Le soir on "fabriquait" à nouveau.

Une fois qu'on avait assez de lait, on prenait une partie de la traite du soir qu'on entreposait dans les bagnolets pour faire un peu de crème et de beurre. On écrémait en ne prenant que la peau; on laissait la fine crème parce que pour faire un fromage de qualité, il fallait bien laisser de la crème. Le fromage, il avait toujours entre 47 et 48% de matières grasses. Il était bon, c'était n très bon fromage. La Pillarde est un très bon pâturage. Il n'y a jamais beaucoup d'herbe, toujours une herbe rase, mais alors bonne ! Ce qui fait un bon fromage, c'est l'herbe sauvage. A la Pillarde, on est à 1300 mètres d'altitude; l'herbe y est courte, courte ..., à mesure qu'elle pousse les vaches la rongent. L'automne, c'est net, propre. La Pillarde, c'est fond de terre, c'est comme une petite plaine. A certains endroits, on y passerait la charrue ! Je crois bien que c'est le meilleur pâturage de toute la chaîne. La Girandette, la Lécherode qui sont à côté, c'est bon aussi, mais c'est un peu plus froid.

Je ne connais pas toutes les plantes par leur nom, mais je sais qu'il y a la "langue de boeuf", le "porte rosée". Le "porte-rosée" c'est une feuille qui tient l'eau; le matin, on voit briller cette goutte d'eau au soleil ! Ces deux plantes-là, en tout cas, font d'excellents pâturages. Et puis, il y a "l'automnette" qui arrive après le 15 août, et qui fait dire aux bergers : "Ah, voilà l'automnette, c'est bientôt la fin !".

gentianes (aux Moussières)

On a aussi la gentiane qui fait dire, quand elle monte que l'hiver sera rude. Et puis le vératre, qui lui ressemble un peu, en plus vert foncé. C'est un bulbe, tandis que la gentiane est une racine. Le vératre, on dit que c'est un poison. Il arrivait que des vaches mangent la fleur en pâturant; eh bien, ça détraquait tout de suite la fabrication du fromage. Fin juillet, début août, le vératre devient noir; il tombe et disparaît. Alors les vaches pâturent la réserve d'herbe qui a poussé à l'ombre des feuilles. Ça fait pareil pour la gentiane. Quand vous arrivez fin septembre, vous avez un pâturage propre, nettoyé, c'est formidable !

La qualité du fromage, elle, dépend surtout de la qualité de l'herbe. Un coup de grêle sur le pâturage, ça influence la fabrication aussi bien qu'une vache ou deux qui auraient consommé une fleur de vératre. Les coups de tonnerre aussi peuvent rendre le lait acide (1). De temps en temps, le fruitier goûtait le lait des vaches pour se rendre compte; si le lait était acide on le donnait aux veaux et aux cochons.

Quand on était un peu détraqué, on changeait de présure. A l'époque, c'était facile, on allait au chalet voisin. Ils nous donnaient un litre de présure en attendant de refaire la nôtre. La présure, on la faisait avec la cuite, après avoir sorti le sérac. On y laissait macérer les caillettes de veau. Alors là, avec la cuite qui montait à 80 ou 90 degrés, les microbes étaient tués ! C'est cette présure qui donnait le goût de noisette au fromage.

On fabriquait façon gruyère suisse, mais avec l'appellation Comté.

On affinait à froid pendant six à huit mois. Le fromage, en le retirant de la presse, on le mettait dans un bain de sel pour que la croûte se forme.

On le plongeait durant quarante-huit heures dans un grand bac en bois. La densité du sel devait permettre au fromage de rester à fleur d'eau. Deux fois par jour, on le tournait. Ça durcissait la croûte. Elle devait être solide pour être manipulée sur les tablards à la cave.

En montagne, les caves sont toujours tournées au nord-ouest; elles voient peu le soleil. A la Pillarde, on avait d'assez bonnes caves; le sol était sur la terre, sur les pierres. Il fallait garder l'humidité du sol pour maintenir le poids du fromage; il ne fallait pas des caves sèches ! on a bien, malgré tout, toujours un peu de perte de poids à la longue.

Le marchand de fromage terminait l'affinage chez lui, car nous, on ne pouvait pas tout garder au chalet. A la cave, je ne pouvais loger que deux cent meules. Fallait voir cette cave, sentir cette bonne odeur de fermentation quand on ouvrait la porte ! On remuait : un mois dans un chalet, un mois dans l'autre. On commençait à la Pillarde. C'est là qu'il y avait la cave d'affinage. On transportait les fromages avec l'oiseau qu'on portait sur les épaules. On y plaçait deux grosses meules de quant à quarante-cinq kilos chacune, enveloppées dans une toile à fromage. Pour la vente, le transport se faisait avec des chars à échelles et à chevaux. On mettait de la paille sur la planche du fond et on les dressait comme ça. On y plaçait vingt-cinq meules. Il fallait deux chevaux pour sortir depuis le chalet. Il y avait des passages difficiles, surtout par temps de pluie. On empilait ça sur de la paille au bord de la route. Les camions les ramassaient dans l'après-midi.

bleuets (à la Norbière)

C'était un grand jour ! Tous les patrons étaient réunis, parfois les bergers. Ceux du Grand Sonailley, de la Lécherode, de la Girandette, du Giboulet, des Piles, des Dappes. C'est la Maison Bel qui achetait tous les fromages de la chaîne du Jura. Elle avait son siège à Lons-le-Saunier.

A midi, c'était la réunion des patrons et des bergers. A ce moment-là, il y avait des cafés un peu partout : la Vasserode, le Tabagnoz, Malcombe. La maison payait le repas à celui de la Vasserode. On était facilement une vingtaine.

Par la suite, on vendait à M. Tritten de Gex qui était courtier à la Maison Gerbère de Pontarlier; il achetait pour le fromage fondu. Pour finir, on vendait sur la Suisse, à la Maison Gerbère de Berne, à Aigles, aux Laiteries Réunies. La fabrication se vendait en Février Mars de l'année suivante.

Je les prévenais : "Messieurs, si vous voulez venir sonder ?" Ils achetaient à la sonde. Ils percent le fromage et sortent un morceau gros comme un crayon. Puis ils marquent la pièce d'une croix. Si je disais : "Il y a cent-cinquante meules", on pesait les cent-cinquante à un prix convenu. Il fallait assez se défendre pour les prix, ça a toujours été comme ça, c'est la loi du marché ! Et pour bien se défendre il faut la qualité.

le Doubs, en face de Notre Dame de Remonot

Durant les années 1934-1935, on a construit un chemin pour aller de la route au chalet. Ce sont les frères Gabardo de Gex qui l'ont construit, tout avec de la pierre prise sur place, toute cassée à la masse et charriée à la brouette. Un chemin large de deux mètres cinquante, trois mètres dans les virages, et long d'un kilomètre cinq-cent. Il nous avait coûté mille francs. Ils avaient mis deux ans pour le faire. Alors on pouvait venir en voiture jusque devant le chalet. Mon père avait acheté en 1921, une voiture de maître, une voiture d'occasion. C'était une six cylindres, une "Rochet-Schneider". Elle était toute garnie en cuir; une voiture magnifique !

Avant d'avoir l'automobile, on ravitaillait les bergers une fois par semaine; c'était le dimanche. Puis on redescendait le beurre que les parents vendaient aux Bains de Divonne. Les bergers portaient le beurre et le serré avec l'oiseau. Je me souviens d'une fois où Jules avait fait un faux pas en descendant sur Malcombe. Tout est parti en bas de la moraine : l'oiseau, le beurre, le serré (qui avait tout éclaté) et le berger !

le cercle et le tavé sont placés sur l'enrochoir

Durant l'été, on allait faire une visite aux propriétaires des bêtes amodiées; on leur portait une plaque de beurre et un morceau de fromage de l'année précédente. Parfois, ils nous demandaient cinq ou dix kilos de beurre pour fondre, pour avoir la drachée et une réserve dans une toupine.

Une fois les foins terminés, et avant les moissons, c'était vers le 14 juillet, tous les propriétaires montaient pour voir leur bétail. On les voyait arriver le dimanche, avec le char à bancs et le cheval. Ils apportaient un litre ou deux de leur vin, aux bergers. Quant au patron, il montait un morceau de bouilli le jour où les cents pièces étaient fabriquées. C'était la coutume ! et puis, le 15 août, il payait à dîner à tous les bergers, soit à la Vasserode, soit au Tabagnoz.

On fabriquait aussi la biffe. Pour cela, il fallait sortir le peu de crème qui restait dans le petit lait après avoir sorti le fromage. C'était l'économie qui nous faisait faire ça; il ne fallait rien laisser perdre ! on arrivait à faire une livre de beurre avec cent litres de petit lait. Comme on fabriquait du fromage gras, il restait toujours du gras dans le petit lait. Alors on faisait soit du sérac, soit de la biffe.

La biffe, c'est une mousse ! Quand on chauffe le petit lait à 80, 90 degrés Réaumur, vous voyez monter une petite mousse à la surface, vous ramassez ça avec une poche à trous. On en faisait des fois deux à trois seillons. Ensuite vous mettez à la cave dans la biffire pour refroidir et, au bout de deux à trois jours, on mélangeait avec la crème dans la baratte pour faire le beurre. Quand on avait l'ancienne baratte, celle qui avait la forme d'une meule avec les deux manivelles, il fallait un moment pour la faire tourner ! La température jouait beaucoup, trop chaud ou trop froid. Alors on commençait à tourner, on la laissait, puis on la reprenait le lendemain. On avait un homme qui s'occupait spécialement de tourner le beurre. C'était le modzeni qui faisait ce travail : celui qui s'occupait des génisses qu'on envoyait à la Vesancière et à la Vieille (dans le vieux temps, on était obligé de prendre aussi les génisses des paysans en louant leurs vaches).

3 types de barattes

La traite, c'est tout un travail ! A la Pillarde, on ne pouvait attacher que septante-cinq vaches, eh bien, quand on en sortait une partie, on faisait rentrer l'autre. On en traisait dehors, attachées à une barrière devant le chalet. Chez nous, les bons bergers arrivaient à traire vingt-cinq vaches ! on en a eu de bons ! oh là là !! on les reconnaît à la façon dont la vache donne son lait et à la quantité de mousse qu'ils font dans le seillon ! En principe, on a toujours eu des étoiles, des bergers sensationnels. Des gars sobres qui ne buvaient que du lait pendant les quatre mois de montagne, sauf quand le patron montait un peu de vin. Par contre, à la descente, j'en ai eu qui se rattrapaient bien ! J'en avais un, une année, qui avait mangé toute sa paie de l'été en deux jours ! Les bergers qui faisaient la bombe, ils la faisaient jusqu'au dernier sou et parfois ils faisaient même des dettes en attendant la prochaine paie. Ils invitaient des amis à boire et à manger.

A ce moment-là, à Grilly, il y avait beaucoup de bergers, alors ils se réunissaient tous les soirs dans un café. Ils invitaient les patrons. J'avais Jules à ce moment-là. Il me disait : "Faudra m'emmener acheter les biftecks", alors, j'allais lui acheter les biftecks et on les faisait cuire au bistrot. C'était comme ça. Ça durait trois ou quatre jours, tant qu'il y avait encore des sous !

Chalet du Fierney (1979) les ustensiles de laiterie

Ce Jules, c'était un berger qui était chez nous que l'été. Il a fait vingt-deux saisons et demie. Après sa vingt-deuxième saison, il était à la retraite. Alors, pour lui éviter une coupure trop brutale, on lui avait dit : "Jules, si tu veux, tu viens à la montagne pour nous aider à clôturer et faire un peu de bois au début. Tu resteras le temps que tu voudras".

J'en ai vu défiler de ces bergers qui venaient l'été ! Dans le vieux temps, du temps de mes parents, on avait des armaillis qui venaient du Canton de Vaud, de Gimel, de Saint Georges, de Marchissy. Ils arrivaient pour la saison, en équipes de quatre ou cinq hommes, tous des jeunes de dix-huit, vingt ans. Parfois c'était le fruitier avec ses enfants. C'était toute une famille d'armaillis. Ils n'y avait pas de problèmes de douane à l'époque. Ça, c'était des sérieux alors ! ils repartaient chez eux à l'automne avec leur argent.

Quand ils arrivaient, ils portaient le costume : la veste bleue rayée avec l'edelweiss au revers, le pantalon jusqu'aux genoux. Les Bernois, eux, avaient le gilet de velours avec des garnitures de toutes les couleurs, la chemise blanche et le pantalon de drap brun. Ils avaient tous le capet sur la tête !

le fruitier retourne le caillé, le brassoir (ou harpe) est posé sur le rebord de la chaudière

C'est par l'intermédiaire d'amis qu'on les connaissait tous, par Pierre, par Paul. On se disait : "Il y a un tel qui cherche des armaillis, deux bergers, un fruitier, etc ...". Les bergers du pays, par contre, c'était toujours les mêmes qui revenaient chaque printemps et qui montaient à la montagne. On a eu Samuel; il est resté longtemps au service de mes parents, et au mien par la suite. Un beau jour, c'était en 1933, au mois d'avril, il traisait. Voilà qu'il ne peut plus se relever de dessous la vache ! on a fait venir le docteur. Il était bien fatigué. Comme il n'y avait pas d'assurances à ce moments-là, il est retourné chez lui, dans le canton de Berne, où il a été hospitalisé. On lui a fait l'ablation d'un rein. En septembre, on le voit revenir. Il était guéri et revenait travailler. On a dit à celui qui le remplaçait, c'était un vaudois, "on n'a plus besoin de vous à l'écurie, mais on veut bien vous garder pour les travaux de la campagne". C'est alors qu'il est allé berger chez Ducimetière à Gex.

A la montagne, on élevait une bonne trentaine de cochons en liberté. On avait les mères truies qui nous donnaient les petits cochons nécessaires pour consommer le petit lait de la montagne. Au début, il fallait des cochons un peu forts, sinon ils se fatiguaient à boire trop de liquide. Ça leur donnait la diarrhée et c'était souvent mortel. A la fin de l'été, quand ils étaient gros, c'était le contraire, il fallait beaucoup de petit lait. La production avait baissé, c'était la fin de la saison et les cochons mangeaient davantage. Alors, on s'arrangeait pour avoir des bêtes grasses au 14 juillet. Je pense à ce vieux marchand de fromage qui venait de Haute-Savoie et qui disait toujours en riant : "Le Tour de France prend son départ, alors le prix des cochons va augmenter !". Ça voulait dire : puisque le Tour de France partait, les vacances commençaient. On allait pouvoir vendre les jambons et les saucissons pour les pique-niques. Alors, à ce moment-là, je m'arrangeais pour avoir des bons porcs à tuer au 14 juillet !.

la sortie du caillé

haut de page