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La Langue paysanne

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texte de Charles Steib, extrait de l'almanach du "Petit Comtois" de 1941


Au contact du patois, le fidèle grammairien que chaque français porte au fond de son coeur, se réveille brusquement. Ces tournures curieuses, ces expressions archaïques qu'il a étudiées quelque part dans une page de Rabelais ou dans un poème de Marot, voici qu'elles refleurissent sur les lèvres rustaudes. Oyez donc nos paysans. Leur langage quotidien est tissé de ces termes anciens, échappés comme par miracle à l'usure du temps, pétris de la substance même du passé qu'ils ressuscitent. Chez nous, marcher lentement, c'est marcher "bellement", comme marcheraient, s'ils revenaient de la croisade les chevaux de Froisard. En patois franc-comtois, le jardin demeure le "courtil"; la lessive s'appelle encore la "buée"; aller à l'église c'est toujours aller au "moûtier", comme y allait autrefois la mère de Villon. Les termes gardent dans le parler paysan toute leur spontanéité expressive. leur étude constitue une récréation philologique que l'on peut s'offrir, non dans la poussière des bibliothèques, mais dans la douce quiétude d'un soir d'été, sous le tilleul du village, près de ceux qui un instant s'y reposent.

Plaisir de poète aussi. La sensibilité s'éveille au contact de ces mots enrichis de la substance du passé et qui en chantent la simple et austère beauté.

Peut-être que seules les oreilles rustiques peuvent ouïr pleinement certains mots qui disent plus que d'autres le charme du foyer. Le poète allemand Rainer Maria Rielke regrettait de ne pas trouver dans sa langue un vocable qui eut le même sens et la même fine beauté que notre mot verger. Ce simple terme était pour lui tout un poème : des arbres, le chant des abeilles, l'odeur sucrée des fleurs champêtres, la fraîcheur de l'herbe. J'aurais voulu lui dire aussi ce que sont pour nous, paysans de Comté, nos vergers et nos "courtils" : autour de l'"houtâ", un coin d'arbres familiers, des pommiers tordus de vieillesse, péniblement accoudés, le tronc gercé d'un poirier aux feuilles toujours frémissantes, des pruniers de toutes espèces, et le long d'un talus plein de mousse un enchevêtrement de groseilliers et d'"ambriers"; humble domaine paysan, riche de ses simples dons : un bouquet de fleurs timides en mai, en septembre une corbeille de fruits odorants et veloutés aux noms savoureux : "pommes moisson", "demoiselles", "quart-pendus", "culroussôts", "poires grand-queues", "emmiellées", "noisilles".

Ces mots humbles et ternes du patois, dépouillez-les de la couleur terreuse qu'ils prennent au contact quotidien de la glèbe, aussitôt ils se revêtiront d'un brusque prestige. Le paysan lui, ne sait pas opérer ce rajeunissement car, très souvent, il a perdu le sens des événements qui l'ont précédé. Il fait partie de cette humanité silencieuse sur laquelle se dressent ceux qui font du bruit dans l'histoire. Les querelles des politiques, les chevauchées des Césars, la férocité des mercenaires, tous les remous de l'histoire ont passé sur le coupeur de terre sans entamer son esprit, bien qu'ils aient meurtri sa chair. Après chaque tourmente, il est revenu relever sa maison, refaire son champ; il a rebâti, repioché et il a oublié. Si le paysan ignore ses propres archives, c'est qu'il porte en lui des secrets plus lourds, révélés par le spectacle sans cesse renaissant des travaux et des jours. De tout temps il a cherché des points de ralliement qui lui semblaient échapper aux caprices de l'histoire. Ainsi, des gens d'autrefois naissaient sous un signe. les pages de garde des grosses Bibles ébréchées qu'on trouve encore au fond des bahuts montbéliardais sont couvertes de signes grossièrement dessinés, à côté de l'état civil des membres de la famille. on y voit tantôt le signe de la "graibeuse" (écrevisse), tantôt le signe de la balance. L'astrologie est une spécialité paysanne : elle a longtemps fourni des solutions aux problèmes de la destinée, telle que la comprenait le villageois. De là, ce fatalisme à demi inconscient qui l'empêche de fouiller son passé, de chercher le secret que lui révéleront ses propres archives.

Mais la langue paysanne témoigne dans un sens tout contraire. Il semble que la mémoire collective soit plus tenace et qu'elle conserve pieusement ce que l'individu a oublié. Voici tel mot que vous croiriez complètement desséché. Soufflez sur lui l'esprit de vie. Aussitôt ressusciteront d'un passé perdu au fond des siècles tout un ensemble de croyances, de rites, d'une saveur étrange. Déchiffrer un glossaire patois, c'est feuilleter un manuel d'ethnographie. Prenez cette humble expression "faire le chat", que les paysans utilisent pour désigner à la fois la branche verte qui orne la dernière charretée de gerbes, et le repas rabelaisien qui clôt la moisson, vous serez étonné de retrouver dans cette formule archaïque le témoin effrusté de cultes très anciens : le chat serait ici l'incarnation animale de l'esprit du blé, divinité fécondante et fertilisante, autrement adorée sous diverses formes dans la Grèce antique et jusque dans l'Inde. La langue paysanne est une invitation à de forts beaux et lointains voyages. Peut-on refuser de s'embarquer ?

Etude passionnante qui permet parfois de révéler un passé, qui palpite encore dans la langue paysanne, sous des dehors moins idylliques que la poésie du on vieux temps. Voici ) l'appui un court mais significatif exemple. Une vieille femme raconte un jour l'histoire de Pierreli l'enragé. C'était l'histoire lamentable d'un jeune paysan devenu enragé et condamné à subir le sort qu'on réservait, paraît-il, à ses pareils, véritables fléaux domestiques. On lui fit prendre un bain de pied chaud, et pendant que quatre voisins le maintenaient fortement assis sur une chaise, le rebouteux lui ouvrit la grande veine sous le talon. Pierreli l'enragé mourut de cette façon. La paysanne ajoutait en patois qu'on l'avait "esanguôné" (vidé de son sang). Tel qu'il est, vrai ou à moitié faux, ce récit, qui est l'histoire d'un mot rustique et d'une pratique barbare, montre comment ce mal mystérieux de la rage était entouré autrefois d'une atmosphère de tragique horreur.

Que dire de l'épilepsie, du "haut-mal", comme l'on dit encore ? Ce terme semble indiquer la présence d'un élément magique comme dans la "Haute-Chasse". On y retrouve l'interprétation superstitieuse des maladies nerveuses dans le temps jadis, en même temps que les pratiques curieuses de guérison comme celles que suivaient autrefois les femmes hystériques qui déposaient des crapauds de fer sur l'autel de certaines chapelles dans l'espoir d'être guéries au moyen de cette étrange offrande.

L'esprit de superstition a une étonnante vitalité. Le monde moderne s'est libéré des pratiques magiques; il semble s'être délivré des peurs et des angoisses du primitif. Il ne craint plus, comme le faisait les foules d'antan, ces maladies mystérieuses qui ravageaient le corps et l'âme : la peste, la sorcellerie. Le poids formidable de ces épidémies a cesser de peser sur nous. Mais en reculant, le glacier a laisser des débris qui jalonnent sa route de retraite. Les mots en sont témoins. Ne resterait-il pas dans "l'homme noir", ce nom donné par les enfants à un jeu de cartes innocent, un peu de l'angoisse que nos ancêtres éprouvaient devant la peste, la terrible mort noire ? Et la sorcellerie est-elle tout à fait morte ? Sans doute, les personnes suspectes de guenaulcherie ne risquent plus le bûcher. Pourtant en écoutant les vieilles gens, vous les entendrez parler encore avec complaisance du grimoire, des personnes qui ont le "pouvoir". Les présages maléfiques effraient encore des simples qui redoutent "la lune qui boit" ou la poule qui "chante le coq". Tous ces termes font revivre un passé qui dure encore, mais qui malgré tout agonise.

La langue patoise a ce caractère, n'étant pas fixée par l'écriture, ni codifiée, d'évoluer assez vite. Elle est en même temps que le reflet du passé, le miroir du présent. En elle vit le caractère de ceux qui la parlent. A nous de la questionner sur ce point. Travail délicat car l'âme paysanne ne s'étale pas au grand jour. Nos Franc-Comtois, en particulier, redoutent le parler d'abondance, la "loquence" comme ils disent. Ils aiment mettre de la pudeur dans l'expression des grands sentiments. Choisissez dans l'âme du paysan la passion qui le possède le plus fortement, l'amour de la terre. Jamais elle ne s'exprime nettement. Le dimanche, "reblanchi" comme pour l'office, il s'en va seul à travers la campagne. Il contemple longuement son blé qui pousse, l'herbe qui mûrit, il ramasse quelque mottes puis s'en retourne chez lui sans avoir prononcé une seule parole. Cette dévotion muette qu'il transmet avec le sang, il n'y a pas de mot qui l'exprime.

Probité verbale, signe de dignité morale, les gens de la terre, d'apparence sensibles au beau langage, éprouvent, malgré tout, un secret dédain pour la "parloure". Ils ne la tolèrent pas dans les situations tragiques, là où l'attitude seule peut exprimer mieux que les mots la douleur qui ravage le coeur. Quand la mort entre dans la maison, le paysan répugne aux politesses verbales que voudraient imposer les convenances bourgeoises. Il garde un silence dur, sacré, celui des veillées funèbres pendant lesquelles amis et parents osent à peine se parler à voix éteintes.

Cette réserve on la retrouve aussi dans les complaintes d'autrefois. Fidélité du souvenir, traduite simplement et fortement sans sentimentalité ni mièvrerie.

Tout l'attachement au foyer se résume en cette expression consacrée : "Chez nos gens". Ceci veut dire la maison mère., "l'outâ" patriarcale où vont notre tendresse et notre vénération. Entre proches parents, on réduit d'ailleurs les manifestations extérieures de cette tendresse. Dans quelques vieilles familles, on ignore même la pratique du bonjour et du bonsoir. La poignée de main, on en use dans les grandes occasions, la mort par exemple.

L'enfant n'échappe pas à cette ambiance virile. Une grand-mère avait élevé son petit-fils avec beaucoup de patience et un grand dévouement. Elle ne l'embrassait jamais. Quand sa tendresse cherchait à s'exprimer, un seul mot lui montait aux lèvres : "ma côte", disait-elle. C'était assez pour lui. Honnêteté de la langue paysanne : pour les grandes choses, refus des grands mots.

ll va de soi que dans l'analyse de la vie morale, le paysan franc-comtois ne manie guère l'abstraction. Quand il veut le faire, sa langue s'endimanche. Il cherche ses mots, essaie des phrases, bref, se renie. Il a besoin du concret et de son observation morale qu'il veut vivante, imagée, rapide, il le coule naturellement dans le moule des proverbes qu'il lâche comme s'il en pleuvait. Ils défilent et avec eux la gaillardise populaire. Aborder une affaire à rebours, c'est empoigner Saint Jacques par le derrière. On dit d'une personne étonnée qu'elle "revire" des yeux comme un chat accroupi dans un tas de blé; d'un amoureux qu'il est aussi fou de sa belle qu'un pauvre de son "sachot". Ils ont aussi de jolies comparaisons rustiques : voici une petite fille, elle est aussi éveillée qu'une corbeille de rattes. Leur sentiment de la nature s'exprime dans ce joli dicton : qu'on aime mieux voir une "quâgnotte" (perce-neige) que dix "lêuvrottes" (colchiques). Dans une affaire d'intérêt, où il s'agit souvent de partager un centime fendu en quatre, laissez-les donc démêler leurs raves. Autrement, chaud vous en cuirait.

De tels proverbes portent en eux l'esprit de la race, sa rude franchise, son ironie, sa fantaisie aussi. Ils ne disent peut-être pas le fond de son âme. Celle-ci n'est pas certes l'âme nostalgiques des gens de mer, les franc-comtois ne sont pas de ceux que travaille l'infini de l'océan. Ils connaissent pourtant un mal qu'on ne peut guérir : la "grie", en français on l'appelle le mal du pays. Pendant la première guerre, dans les tranchées des Flandres, alors que sa pensée allait tout droit vers le village de son enfance, le poilu franc-comtois était soudain saisi d'un désir fou, atroce, d'y revivre, de respirer son air frais, de manger ses "brâcots", de parler son patois. La "grie" le prenait, cette terrible "grie", le cafard, le mal de son pays.

Telle âme, telle langue, telle démarche aussi. La langue se règle sur le rythme paysan. Il pense lentement, il mange lentement, il parle de même. Il mâche ses mots, les digère complètement. Aussi aimerait-il à les répéter, à accompagner l'expression orale d'une mimique expressive. ne vous étonnez pas de rencontrer dans cette langue de la terre de nombreux repentirs, de ces reprises qui donnent à la phrase le dessin capricieux d'une rue de village. Souvent la syntaxe s'encombre et se noue. Entendez ces liaisons grammaticales : "tout par un coup, comme de bien entendu, jusqu'à tant que je sois là" : c'est du style Louis treize, trop solidement charpenté.

Dans le récit, le villageois aime les redoublements cocasses, le tour pléonastique de l'expression : Il est "né-natif" de Couthenans; il y restera pour toujours et à jamais; "pour l'heure de maintenant". Pourquoi donc en sortir ? Appréciez donc ces superlatifs imprévus : "Ah ! Madame, quel gros garçon vous avez sur les bras ! Mais oui, madame; il est fin pourri-gras, si bien qu'à la fin, il n'est plus gros, il est carré".

D'autres fois, la langue se libère hardiment de ces formes pesantes pour adopter un tour léger que pourrait lui envier la langue littéraire Tantôt c'est une omission heureuse de l'article "à l'arbre vert, on vend vin et l'on boit pot". tantôt c'est une contraction à rendre jaloux les stylistes les plus subtils. On sait que Chateaubriand bâillait sa vie. Cet effet de style est chez nous monnaie courante; on y dort le sermon; les mères y chantent leur enfant.

Nos grands écrivains pourraient aussi envier à la langue rurale la richesse des sensations qu'elle exprime. Le paysan plus près de la nature a des sens plus aiguisés. Son oreille perçoit des bruits que nous avons désappris à étiqueter comme par exemple le "chéchillement" de l'arbre qui s'abat dans la forêt. Vivant en pleine familiarité avec les animaux, il éprouve le besoin de désigner avec plus de nuances leurs gestes, leurs moeurs, leurs cris. Il sait que le chat "crache", que le lapin "épiffe", que la vache meugle sur la chair morte. Pour nommer les odeurs, surtout les odeurs fortes qui s'exhalent des choses de la terre, il dispose de toute une série de termes difficiles à transcrire : odeurs complexes comme celles des feuilles décomposées ou des marécages.

Cette langue charnue sait aussi se faire délicate. Toute la nature s'y reflète : le vert des prairies, la chaude couleur des bois que rougit l'automne. Toute la poésie de la vie naturelle, vous pouvez la goûter dans quelques termes : c'est une image hardie; le faucheur donne les derniers coups de faux, il "barbe" le pré. C'est un verbe d'un archaïsme expressif : le crépuscule vient, les choses de la campagne se noient dans l'ombre, le temps "s'annuite". Parfois c'est un mot ailé dont la caresse légère est douce à l'oreille et à l'âme. En voici un que l'on réserve pour les moments rares de la vie où le bonheur vous transfigure. Vous vous sentez libéré de ce monde hostile et pesant : la joie vous enlève dans son paradis. En patois, vous dites tout cela en un seul mot : mon coeur "oisèle".

La langue paysanne n'ignore pas la poésie, cette poésie qu'un étranger se refuserait à trouver dans nos villages d'aspect prosaïque et banal. Pourtant, si quelque vieille famille voulait sortir pour lui du fond de l'armoire à quatre portes une collection de ces bonnets brodés que nos grand mères portaient autrefois, on sait avec quelle grâce, peut-être devant cette beauté que les ans n'ont point fanée, sentirait-il alors qu'il existe chez nous une poésie intime qu'il faut savoir découvrir pour pouvoir la goûter.

C'est ce qu'ont bien compris les écrivains de génie qui ont nourri leurs oeuvres de sève populaire. On songe ici à Rabelais. Ce paysan érudit s'est annexé le patois. Il a enrichi sa langue de l'expression du terroir, de proverbes locaux, de nombreux provincialismes. Il a merveilleusement rendu la truculence de ce parler, le pittoresque des images, la finasserie et l'abondance verbale des maquignons sur le champ de foire. Comme ces paysans de la Devinière ressemblent à ceux de la Comté ! Ici, comme en Touraine, on sait boire quelques verres d'affilée sans avoir à se déchausser. ici aussi, le blason populaire connaît toute la gamme des titres qu'on s'inflige les uns aux autres, depuis le voleur de poire jusqu'au dépendeur d'andouilles. Il ne faut pas oublier non plus que Rabelais, dans un coin de son prodigieux roman, a su réserver, du rustique, un portrait d'une sobre poésie. rappelez-vous le vieux bonhomme Grandgousier qui après souper, se chauffe à un beau, clair et grand feu, faisant à sa femme et à ses enfants de beaux contes, les mêmes sans doute qui ont enchanté notre enfance, le gentilhomme campagnard devait les dire en bon patois. Grandgousier ne manquait pas de goût. Il cherchait son inspiration à la source toujours fraîche du parler rustique. Il en appréciait la vigueur, la liberté et l'exquise pudeur. On peut toujours suivre son exemple.


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