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Orage

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Henri Bouchot, dans son livre sur la Franche-Comté de 1890, nous décrit l'orage dont il fut témoin un jour qu'il était en voyage du côté de Saint-Claude. Il nous raconte dans un style poétique, comment le tonnerre a sa manière spéciale de parler aux montagnes. Voici ce texte :


La Bienne a des montagnes et des gouffres, la voilà quittant Saint-Claude pour une marche facile au milieu d'un jardin peu large, mais dune exquise fraîcheur. Elle gagne Molinges à petites journées, sans bousculade, avec du repos plein ses rives. Ce que j'ai vu près d'elle, je m'en vais vous le dire.

A deux pas des roches et des crêts de Saint-Romain, où Lacuzon se tint caché à diverses fois, un orage effrayant s'amoncela tout à coup. Ce fut à peu près subitement l'obscurité cendrée des crépuscules, avec une ligne toute bleue auréolant les côtes lointaines, des lumières fauves et crues d'éclairs jetant leur plein soleil d'une seconde sur les crevasses et les arbres.

Peu à peu la rafale d'ouest s'éleva, grandit et retourna les feuilles des noisetiers aux revers argentés qui paraissaient des têtes de paysans très chevelus et très blancs.

Une huppe égarée, hérissée comme un kakatoès, se laissa choir au creux d'une ravine, sans plus de souci que de fuir; transie de peur, elle se pelotonna, se replia à la façon des papillons mouillés.

Quelque chose de formidable et de grandiose, une monstrueuse secousse remua la terre et les pierres; les herbes se couchèrent, les feuilles volèrent, et ce furent pendant un instant des reprises roulantes de bruit, des éclats, des déchirures de sons comme si le tonnerre, en courant là-haut, se fût heurté à tous les crêts, à tous les sommets, et se fut brisé à chaque fois. Bientôt la nuit tomba, crue et lourde, des poussières passèrent en ouragans sahariens, suffoquant et fleurant les fournaises; un simoun violent vint s'émietter sur les roches, à travers les bois, embrunir tout de son brouillard fauve, entraîner les feuilles et les oiseaux mêlés, sans pluie encore.

Sur la route, un voiturier remorquait une file de voitures, avec des chevaux carillonnant comme des jaquemarts, un gaillard tranquille, assis sur son tambour et laissant béatement divaguer sa tête au hasard des cahots. Dans les prés, des formes blanches, pressées, vertigineuses, entassant les "andins", cherchant à mettre le foin à l'abri.

Un éclair énorme, la gigantesque fusée d'un Titan piqua de sa pointe les crêtes de la Peyrouse, et sans attente appréciable, presque au même coup, une lancée furieuse de détonations ébranla tout, sauta parmi les gorges, s'ébroua dans les combes, entra aux grottes, mit des trémolos terribles dans chaque trou. La pluie large, écrasante, se déversa en façon de pierres lancées, crevant les frondaisons, soulevant dans la Bienne des milliers de tubes clairs, sauteurs, affolés, pareils aux fuseaux d'une filature emportés par les bielles rapides. Alors, des senteurs âcres et puissantes s'épandirent, sulfures mêlés aux poussières mouillées, acides carboniques venus des plantes arrosées, toute une renaissance succédant aux sécheresses du jour, une gaieté chaude, un concert très doux de symphonies odorantes. En haut des monts, des stries conduisaient l'averse, inondaient les pentes, et mourraient à mi-côte, ainsi que des fumées d'incendie. En bas, on eut dit des lacs pointés de lumières vives, de minuscules étangs étalés aux creux des routes, aux accidents des rocailles.

Enfin une accalmie, des aubades déjà lointaines, des ronrons indécis, un peu de ciel redevenu clair du côté de la Faucille, les nuages envolés paraissant noirs, les ravins à peu près séchés déjà. Les torrents seuls ont gardé quelque chose de la colère du ciel; "L'Enragé", au nom fatal, remue les cailloux, bouscule les digues, entraîne la terre des riverains.

Et nous comprenons aujourd'hui la joie des vieux saints de jadis, ces inimitables poètes, dans ce milieu de magnifiques surprises; nous les voyons descendre aux petites choses par mépris des grandes, intéressés aux riens de là-bas, à une sauterelle mouillée, à une phalène repliée contre un mur, aux ruisselets semblables aux fleuves, vivant de ces simplesses et s'enfermant dans les baumes pour en mieux jouir. Le tonnerre a sa manière de causer aux montagnes, c'est un motif qu'il donne, et qu'elles répètent ainsi qu'un sirvente passant de bouche en bouche; les anciens ermites en demeuraient frappés comme d'un concile de patriarches présidé par le bon Dieu; ils se signaient non par crainte, mais par respect.

Pour un instant, nous voici rentrés dans l'atmosphère plus ordinaire; les embarras de montagnes qui nous arrêtent, ce sont les chaînes tombées du Grandvaux en pluie serrée. On dirait que le déluge, en inondant ces terres, y a laissé les amoncellement de pierres parallèles aux cours d'un torrent formidable; sillons de cyclopes qu'il faut franchir l'un après l'autre pour redescendre. A la pointe, c'est la combe d'Ain qui réapparaît en pleine solennité; mais pour s'en courir jusqu'à elle, des étonnements nous restent encore. Les côtes abaissées, modestes, plus vertes et mieux plantées, ressemblent à ces roulements attiédis de tonnerre après les chocs effrayants des premiers coups, au frémissement de l'eau ensuite des vagues énormes.


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