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Le Pot au Feu

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texte extrait du numéro 128 de décembre 1970 du "Jura français"


Le pot au feu tenait autrefois dans l'alimentation de nos ancêtres une place plus importante qu'aujourd'hui, à la ville surtout. A la campagne, où il était rare que l'on achetât de la viande, il entrait d'ordinaire dans le menu de la fête patronale. On le servait de même dans les repas d'enterrement, ces repas, d'où étaient toujours exclus le dessert, le café, le "gloria" (1), voire le vin. A la ville, il paraissait plutôt sur la table des bourgeois, gros et petits, que sur celle des ouvriers. D'abord ceux-ci, avec leurs salaires de misère et leurs charges familiales, pour lesquels ils n'étaient aidés en rien, n'avaient guère le moyen de manger beaucoup de viande; de surcroît, si la femme travaillait hors de chez elle, elle n'avait point la possibilité d'entretenir le feu nécessaire à de longues cuissons, d'ailleurs coûteuses en combustible. Au contraire, cette possibilité l'avaient la cuisinière ou la servante à tout faire du gros bourgeois ou la femme du boutiquier. Dans certaines familles, le pot au feu complet, c'est à dire le bouillon, la viande et les légumes, étaient au programme de tous les dimanches à midi et de tous les jeudis, en plein été comme en hiver. Comment faisait-on ou plutôt devait-on faire le pot au feu ?

En se dissimulant sous le pseudonyme de Pierre Dupin (craignait-il l'accusation par des fidèles exigeants d'avoir commis publiquement le péché de gourmandise par la rédaction d'un tel livre ?), l'abbé Maurice Perrod, de Lons le Saunier, dans ses "Secrets de la cuisine Comtoise", nous l'explique ainsi :

On choisira de préférence de la viande - de boeuf naturellement - dans les plates-côtes ou le rondin (dire plates-côtes et non plat de côtes, ainsi qu'on le voit écrit souvent dans les boucheries). Cette viande doit être fraîche, d'un rouge vif, plutôt maigre; la graisse, s'il en est, doit être d'un jaune pâle. Pas d'os en surplus. Leur gélatine transformerait le bouillon en colle et ils se rempliraient comme des éponges qu'on ne peut presser. Pas d'os à moëlle surtout. La moëlle n'est bonne qu'à troubler la limpidité du liquide. La viande, dans la proportion d'une livre pour un litre et demi d'eau froide, sera mise à feu doux. Au bout de trois quarts d'heure le pot au feu doit bouillir. Alors on écumera en deux ou trois fois à quelques minutes d'intervalle. Ne jamais "rembouiller" - ce qui signifie ajouter de l'eau - ni à ce moment, ni plus tard. Mais on ne manquera pas de saler, à raison de dix grammes de sel par livre de viande.

Puis les légumes seront jetés dans le bouillon. Ces légumes seront du poireau, des carottes, un panais, une gousse d'ail. Ecarter les navets, le chou, surtout l'oignon, qui contient de l'acide sulfhydrique et donne ainsi mauvais goût, de même les pommes de terre, qui se défont et troublent comme la moëlle le pot au feu. Pas de clou de girofle, de laurier, pas de poivre. Et pas de colorant !

Le pot au feu doit mijoter trois à quatre heures à petits bouillons courts et réguliers. Au dernier moment, le "lancer". Quand il bout à gros bouillons, le verser à travers une passoire sur des tranches de pain grillées. Pas de vermicelle, pas de tapioca, qui se délaient et transforment le bouillon en bouillie. On prétendait jadis que le pot au feu devait être fait dans un vieux pot de terre. Préjugé à rejeter. Le pot au feu sent le "graillon". Il faut utiliser une marmite en aluminium ou, à condition qu'elle ne soit pas fendillée, en émail. Pas de marmites norvégiennes ou à pression. Cette recette appelle un certain nombre de remarques.

A côté du rondin ou "rouleau" et du plates-côtes, morceaux à préférer, les vieux Pontissaliens faisaient aussi le pot au feu avec le "cuvard" ou le "flanchet", moins chers. Ils n'auraient jamais manqué de demander à leur boucher de leur donner un morceau de "dur", c'est à dire de foie de boeuf (2). Allez donc aujourd'hui demander au vôtre le même petit cadeau ! Il imaginerait que vous êtes tombé sur la tête. Nous sommes bien loin du temps où le marchand ajoutait à une douzaine d'oeufs un treizième "par dessus", où la laitière ajoutait à votre litre de lait le "rebêchon" "pour faire la bonne mesure", où la boulangère vous offrait au Nouvel an un gâteau au "goumeau", où le boucher pour la même fête vous offrait une saucisse. Le "dur" bonifiait le pot au feu. De même l'os, que le boucher vous donnait encore. Quelle chance - quoi qu'en dise l'abbé Perrod - s'il était à moëlle ! A défaut, vous vous contentiez d'un os "frisé".

A propos d'os à moëlle, les Fonciniers avaient le leur, le "savouret". A en croire les Meuthias (3), leurs voisins, les gens de Foncine le Haut étaient si pauvres autrefois qu'ils ne pouvaient jamais se payer un pot au feu. Alors ils se cotisèrent pour acheter en commun au moins un os à moëlle, avec quoi ils feraient du bouillon. Le savouret acheté, ils convinrent d'en disposer chacun à tour de rôle le dimanche où ils offriraient le pain bénit à la grand'messe. Entre les dimanches, pour qu'il n'y eut pas de tricheries, le savouret devait être gardé à la mairie sous la responsabilité du garde-champêtre.

L'abbé Perrod - on l'a vu - recommande pour le pot au feu un morceau de boeuf plutôt maigre et, si graisse il y a, elle doit être jaune pâle. Les vieux Pontissaliens ne jugeaient pas de même. Pour eux, la viande devait être plutôt "grassouillette". Ils appréciaient le bouillon qui "avait des yeux", qui "vous regardait" et ils se délectaient de la graisse, mais à condition qu'elle fût bien chaude; refroidie, figée, elle est en effet détestable.

Au début de ce siècle, Joseph Meunier au Château Chastain et les éleveurs des Granges-Narboz, engraissaient leurs boeufs avec l'anis ou "drèches" que leur livrait la distillerie d'absinthe Pernod Fils. Chaque matin, vers sept heures, leurs voitures chargées de cet anis embaumaient la Grande Rue de la ville. Les boeufs, et même les lapins, engraissés de cette façon présentaient une graisse abondante et de cette couleur était la preuve de bonne santé de ces animaux; pour d'autres, les difficiles, la graisse et aussi la viande avaient un goût d'anis déplaisant; pour d'autres encore, les méfiants, les animaux engraissés à l'anis, parce que celui-ci était alcoolisé, ne pouvaient qu'être tuberculeux.

La viande cuite à feu doux, et non plongée dans de l'eau bouillante, devant être écumée, les Pontissaliens en étaient arrivés à dire "mettre écumer" pour faire le pot au feu. Si vous aviez demandé à une ménagère : "Qu'est ce que vous mangez aujourd'hui ?" et qu'elle fit le pot au feu, elle vous eut certainement répondu "J'ai mis écumer".

On n'aurait jamais conçu le pot au feu sans carottes, panais, poireau, mais aussi - contrairement à l'avis de l'abbé Perrod - sans chou. Parfois on ajoutait un navet, une gousse d'ail, un clou de girofle, une feuille de laurier, mais rien d'autre. Pas de pommes de terre surtout. Le panais est une plante bisannuelle de la famille des ombellifères, à l'ombelle et au feuillage rappelant ceux de la berce des près. Qui avait un jardin n'aurait jamais manqué de lui réserver une planche ou tout au moins une demi planche. Sans panais, il ne pouvait y avoir un bon pot au feu. Depuis une cinquantaine d'années le panais est tombé dans l'oubli. Pas de colorant, dit encore l'abbé Perrod. On ajoute pourtant parfois pour colorer le bouillon une bonne pincée de chicorée ou des cosses de pois grillés.

Des tranches de pain grillées dans le bouillon, c'était là un raffinement que nos parents ignoraient. Ils se contentaient de tranches de pain ordinaire. En ville, au repas du soir, le bouillon, s'il en restait après le repas de midi, était souvent mangé avec du vermicelle, plus rarement avec du tapioca; en ce cas il s'aristocratisait de nom, il devenait potage. Certains, à la façon des vignerons de Vuillafans, mêlaient toujours à leur assiette de bouillon une bonne rasade de vin rouge. "Ça fortifie !" disaient-ils. Fortifiante ou non, la mixture n'avait pas une couleur "ragoûtante".

Le pot au feu a perdu aujourd'hui la place qu'il tenait autrefois. Pour quelles raisons ?

Le rythme de vie contraint à une cuisine rapide. On ne peut plus passer trois ou quatre heures à surveiller la cuisson d'un plat comme celui-ci. L'épouvantail qu'est le cholestérol a joué aussi. Le pot au feu est toujours gras et il le reste encore plus ou moins même s'il est dégraissé. On avait même coutume de dire il n'y a pas très longtemps que le pot au feu était un véritable poison. C'est une énorme exagération. Combien de Pontissaliens ont fait une longue existence et ne se sont jamais privés, bien au contraire, d'un bouillon et d'un plat excellents.

Réhabiliter le pot au feu est donc une bonne manière de prendre le contre pied de notre époque où la vitesse, l'apparence, la consommation rapide sans besoin ni envie, l'absence de convivialité, sont nos maux quotidiens.

1) eau de vie

2) qui avait un chat ne manquait pas de demander en même temps au boucher de lui donner un morceau de "mou" (poumon) ou de "misse" (rate).

3) Meuthia : habitant de Mouthe


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