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L'alimentation de nos ancêtres

 


Raoul Sebile, toujours dans son livre sur Champagnole, écrit en 1901, nous décrit les habitudes alimentaires de nos ancêtres. Il reprend les observations d'un chirurgien de l'époque, qui vante les bienfait de l'alimentation simple et sobre des anciens, et dénonce les conséquences de nouvelles habitudes alimentaires aveugles, qui selon lui, nous apporterait "une existence éphémère, poursuivis à chaque instant par l'ensemble de tous ces abus" au lieu d'une "constitution de vigueur qui ne se détériore que par le rude poids de la fatigue et des longues années".

Extrait du livre de Raoul SEBILE, "Champagnole", écrit en 1901

"Les fruits, le laitage, les légumes composaient leur nourriture ; l'eau pure était la boisson commune des pauvres, celles des particuliers commodes, un mélange d'eau et de vin sans s'arrêter ni à la qualité ni à la variété de cette dernière liqueur, se faisant une loi d'en regarder la profusion comme honteuse et nuisible.

Telle était l'uniformité de leur vie, et par elle ils se maintenaient dans cette constitution de vigueur qui ne se détériore que par le rude poids de la fatigue et des longues années.

Pour nous, comme s'il était essentiel de nous créer des infirmités et de hâter plus tôt notre destruction, nous nous sommes vendus à la cuisine bourgeoise ; le raffinement y préside, et l'on ose encore prononcer sur la façon des apprêts. Les fruits de la terre sont bannis de nos tables ; la chair est mesquine si les viandes succulentes n'abondent dans le repas ; les vins vieux flattent le voile du palais et en plaisent davantage ; l'eau en gâterait l'essence ; le blanc et le clairet tiennent aussi leur rang dans la coupe ; l'on a jusqu'à la passion du café et des liqueurs ; et, par une sorte d'enchantement, l'on en prend à plein collier, à tout risque et péril.

La classe des mercenaires est celle dont on reçoit plutôt cet exemple. Les jours de dimanche et fêtes, les jours de marchés et de foires, ces faméliques courent s'ingurgiter dans les auberges et les cafés du lieu, en les suivant à rechange ; l'heure de rentrer dans leur famille sonne lorsque leur bourse est épuisée ; la raison ne l'est guère moins ; mais ils ont l'estomac parfaitement garni ; c'est bien ce qu'ils aiment ; le dieu de la gloutonnerie ne les quitte jamais dans leurs débauches.

Que l'on vienne ensuite à les étudier dans leur méditation profonde, lorsque le sommeil les a rendus à leur saine connaissance. L'on voit qu'ils pleurent, le lendemain, sur les écarts de la veille ; leur courage est abattu, ils sont anéantis, parce que la vie molle énerve et tue l'homme né pour la peine, surtout s'il passe ses jours de repos dans le trouble et l'agitation. Ce dérèglement n'est pas universel, j'en conviens. Toujours est-il que nous dérogeons aux principes de nos premiers pères ; une fausse éducation nous jette dans cette aveuglement.

Mais comme la punition suit de près l'injustice, au lieu de cette longévité qu'ils nous avaient laissé en partage, nous ne jouissons plus que d'une existence éphémère et à chaque instant nous sommes poursuivis par l'ensemble de tous les abus. Je ne présume guère que l'avenir puisse ajouter à une situation aussi désolante.

Les circonstances ont amené cette révolution, c'est bien démonstratif. Autrefois, lorsque cette province appartenait à l'Espagne, les habitants de ces monts, concentrés dans les forêts à l'instar des sauvages, étaient morts à l'univers ; ils ne cultivaient guère que la portion des champs qui étaient conformes à leurs besoins ; ils n'avaient d'ailleurs nuls débouchés par le défaut des routes, nulle communication et nul agiotage ... Mais à mesure que le pays s'est ouvert, le commerce s'est étendu de toute part, jusque chez les nations étrangères même.

Alors on s'est empressé de copier les usages et les manières des autres dans le lointain ; alors on s'est voué à leurs préjugés dont la contagion a passé parmi nous et n'a cessé d'exercer son empire. Ainsi, nous ne pouvions échapper à notre condition présente. Tient on ferme à l'attrait de la nouveauté lorsque le penchant est de la partie ?

Ce qui pèse le plus sur mon coeur, c'est l'outrage que l'on fait à la nature, précisément après être tombé dans cette dégradation. Il arrive que l'on donne le jour à des enfants gâtés, qui s'éteignent bientôt à leur aurore, ou qui traînent une vie de langueur, pleinement attribuable aux vices de leur origine".

Notre chirurgien ajoute que "la malpropreté gagne encore comme une chose de mode, et elle perce jusque dans les moindres arrangements que l'on se permet : peu ou point de linge dans les ménages, des haillons pour couvertures de lit, des baquets pour pots de chambre. Je n'entre que dans cette légère explication qui fait assez deviner combien l'on se néglige sur ce qui exigerait le plus de soins".

Tournons casaque à notre chirurgien qui était un prophète de mauvais augure, puisqu'il frémissait sur le sort des enfants qui s'éteignaient à leur naissance ou qui traînaient une vie de langueur. Avons-nous perdu de cette force par suite de générations successives ? Mais que dirait-il donc aujourd'hui en voyant tous les modes d'alimentation. Et le Comtois de nos jours diffère t'il du Comtois de jadis dans lequel s'incarnait ce vieux dicton de notre Franche-Comté, que lui appliquaient les autres provinces : "Comtois, tête de bois".

La pauvreté du paysan le rendait jadis parcimonieux et regardant ; bien souvent la chaleur du pot au feu se conservait sous l'édredon, sous ces bonnes et précieuses couvertures qui faisaient l'orgueil de nos grands-mères. Si ce paysan cultivait du froment, c'était pour le vendre, hélas, et non pour le manger. Il laissait au citadin et au bourgeois le pain de blé, et faisait usage pour sa consommation personnelle d'un mauvais pain noir, lourd et amer, qu'on servait rassis, afin d'en manger moins. Cette nourriture de nos ancêtres consistait alors dans le pain d'avoine cuit sous les trois formes suivantes : le bolon, la gresegne et la raiserre.

Le pain d'orge était un luxe, il ne paraissait sur les tables, même des gens aisés, qu'aux fêtes de Noël, de Pâques, l'Assomption, Fête patronale et à celle de tous les saints. Le bolon était un petit pain d'avoine séché au four, de la grosseur d'une petite boule. Le gresegne était un pain d'avoine séché au four, de la grosseur d'une miche de pain ordinaire. La raiserre était une galette de pâte d'avoine qui se mangeait fraîche, principalement avec les gaudes au lait et à la fleur de farine d'orge, appelée en patois "lou quetset". Et encore, pour ménager davantage la miche, faisait-on des potées de gros légumes, de gaudes. Quand la fournée avait subi un fort coup de feu, on la mangeait quand même.

Dans un fragment d'un "voyage sur les montagnes du Jura" M. ROUX nous présente les habitants plus heureux que ne l'ont jamais été leurs pères. On peut en croire ce témoin fidèle. Les terres, dit-il, que l'on commençait à ouvrir pour y jeter la semence, ces pâturages où hantaient les bergers à la suite de leurs troupeaux, appartiennent à des cultivateurs qui n'ont quelqu'aisance que parce qu'ils ont peu de besoins. La sobriété et le travail protègent les moeurs au milieu d'eux.

Dans chaque famille, on fabrique soi-même les instruments de culture, de labourage et de transport. Le vieillard, encore vigoureux, taille grossièrement, sur son siège à trois pieds, le soc de sa charrue et arrondit les roues d'un chariot qu'il conduira ensuite aux extrémités de la France, chargé des productions de la montagne.

Tous les bâtiments de cette métairie ont été construits par les cultivateurs qui l'habitent : ils en ont ajusté la charpente, forgé les serrures, fabriqué les lits et les meubles.

La politesse des montagnards n'a aucune forme obséquieuse, c'est un heureux mélange de bonté et de franchise. Ils vous offrent, sans témoignage de respect, un siège à leur table et l'hospitalité. Les moeurs sont simples, les affections sincères et durables ; les amis vont se chercher au loin à deux lieues de distance, et la vigueur que l'on acquiert dans les lieux élevés, la pureté de l'air qu'on y respire ôtent à ces courses souvent répétées leur fatigue et leur longueur. Les moeurs patriarcales, suffisent pour procurer le bonheur, mais l'esprit de l'homme a malheureusement peut-être d'autres besoins, il ne trouve à les satisfaire qu'au sein des villes.

Dans sa France Pittoresque de 1835, A. Hugo nous dit : "Dans la montagne, et principalement aux environs de Sirod, les femmes ont pour coiffure une toque en velours ou en drap noir, entourée d'un grand bourrelet. Leurs cheveux, partagés en tresses, sortent de la toque et la couronnent en dehors par deux ou trois tours. Ils sont fixés dans cette position par une longue aiguille d'argent qui les traverse de part en part, et que termine à chaque extrémité un gros bouton de même métal".

 

Jadis la bouillie de gaudes était la base de l'alimentation ; le déjeuner du matin se composait exclusivement de plusieurs assiettées de gaudes. C'était le mets national. Aussi, en dehors de la province, désigne-t-on les Comtois sous le nom de "mangeurs de gaudes". On prétendait même que, sur les champs de bataille, on reconnaissait parfaitement leurs cadavres à ce qu'ils avaient le derrière jaune.

Dans son beau livre sur la Franche-Comté, Henri Bouchot nous trace une page charmante sur la nourriture de jadis, sur les gaudes, dont, sous ce titre, il existe une société dans la capitale. Les gaudes, cette farine jaune de maïs, de blé de Turquie, pour dire comme là, base de la nourriture des Comtois de jadis, qui faisait passer dans leurs moelles un peu des calcaires du terroir, qui durcissait leurs os, colorait leurs joues et musclait leurs bras, venue d'on ne sait où, apportée par on ne sait qui, fut pour la première fois récoltée à Arinthod, il y a plus de deux siècles.

Et des bords de la Valouse, de proche en proche, la mode gagna le haut et le plat pays, s'imposa jusqu'à monter en Suisse, à envahir l'Est tout entier. Avant la révolution, les gens de Comté étaient pour la France les mangeurs de gaudes, comme les Normands sont des buveurs de cidre, et les Auvergnats des amateurs de soupe aux choux. Les dictons courent à travers le monde qui nous raillent sur ce point ; quant à notre épais langage et ses rudes accentuations ; on disait et l'on dit encore que nous avons la bouche pleine de gaudes.

"Jésus, mon bon mossieu, avons-nous bien mangé les gaudes"

Eh mon Dieu, il faut l'avouer, la belle farine blonde, mijotée, encrémée de lait gras, déposant aux marmites sa (rasure) dorée fleurant fraîcheur, la santé, nous la préférons encore aux très savantes fantaisies des cuisines parisiennes. Au réveil, les enfants joufflus s'ébrouent et la réclament ; Charles Besson en a écrit cette petite pièce gaie comme un flic floc :

Dans la Franche-Comté, quand un enfant morveux
Comme un prédicateur, tempête, braille et crie
Dis-moi ce que tu veux,
Veux-tu mon collier d'or avec ses émeraudes ?
Veux-tu le gris coucou qui chante au fond des bois ?
"Non" répond le moutard de pur sang Franc-Comtois,
"Je veux manger des gaudes"

Et c'est pourquoi, dit Max Buchon, la ville d'Arinthod devrait avoir pour ses armoiries, deux rots de Turquie sur champ de gueules. L'accent comtois et cet épais langage sont encore ridiculisés :

"Tu es comtoué, toué ? Ma foué, moué, je couré que tu croué que l'argent croué sur les toués."


menuLes Bolons, une source de vitalité et de force

Voici un extrait de l'HISTOIRE DU GRANDVAUX de l'abbé Luc Maillet-Guy (page 440) :

Napoléon qui se rend en Italie, passe à Saint-Laurent le 18 Floréal an VIII (8 mai 1800).

Dans la foule immense qui stationnait, dominaient de nombreux hommes de belle carrure et de taille élevée. Napoléon dit au maire "Citoyen avec quoi nourrissez-vous vos hommes ?", et le maire de répondre "Mon général veuillez attendre un instant ; je vous le dirai".

Il descend, et bientôt il reparait, tenant à la main un bolon. "Voila mon général de quoi se nourrissent nos hommes les grandvailliers". Il faut le compléter par cette réflexion, aussi humaine que judicieuse, d'une femme disant alors à ses voisins: "Mes bons amis, allez vous en au plutôt, sinon le général va vous emmener tous".

De ce jour, de cette rapide inspection, Napoléon qui s'y connaissait en hommes, s'entoura toujours de grandvaillers pour les missions de confiance les plus dangereuses. Pendant l'hiver 1812-1813, avant la fameuse retraite de Moscou, l'armée française dut se rendre. Pour soustraire aux vainqueurs le matériel de cavalerie on se hâta de le précipiter dans la Bérézina.

Restés à l'arrière, les grandvalliers, qui avaient tout vu se mirent a l'oeuvre avec les moyens dont ils disposaient. En dépit du froid et des glaces ils réussirent avec des prolonges et leurs chevaux, à retirer du fleuve des canons et des caissons qu'ils amenèrent comme des trophées jusqu'aux Invalides de Paris.


menuJean JACOB

Portrait de Jean Jacob, par Gabriel Frédéric Christin

En parlant de gaudes, je pense à ce jurassien de 120 ans, reçu par le roi Louis XVI qui lui demandait le secret de sa longévité et auquel il avait répondu :

"Votre majesté pourra vivre aussi longtemps que moi en mangeant des gaudes".

Jean JACOB était en effet né le 10 novembre 1669, non loin de Clairvaux, au hameau de la Charne, près de Charcier. Il s'était rendu une première fois à Paris à l'âge de dix-huit ans et était descendu dans une auberge située rue de Marivaux, près de la Comédie Italienne, "Quartier un peu mesquin, il est vrai " disait-il "mais où l'on était bien, à bon marché et chez de bonnes gens".

Jean JACOB, totalement illettré, avait vécu toute sa vie comme journalier. Dans sa jeunesse, il avait été au service du prince de Bauffremont. Il fit son deuxième voyage à Paris pour remercier le roi Louis XVI de lui avoir accordé une pension de 200 livres. Cette pension avait été demandée par sa fille Pierrette quelques années auparavant et obtenue, ainsi qu'une gratification exceptionnelle de 1200 livres. Jean JACOB, alors agé de 120 ans et surnommé par le curé de sa paroisse "l'homme extra séculaire", part donc en compagnie de sa fille Pierrette, du sieur Ponard, de leur cousin Joseph Thevenin, maître en chirurgie et de Jean-Claude François Fromont en direction de Paris, où ils arrivent le 3 octobre 1789. Ils descendent dans la même auberge où Jean Jacob était descendu lors de son premier voyage.

Le 11 octobre, il est reçu par le roi et la famille royale et c'est à cette occasion qu'il révèle sa recette de longue vie.

Le 23 octobre, il est présenté à l'Assemblée Nationale comme doyen du royaume. L'abbé Grégoire propose que l'assemblée se lève à son entrée, en raison du respect qu'inspire son grand âge. Jean Jacob entre, marchant avec des béquilles, soutenu par sa famille. Il est sourd, à demi aveugle et tient serré entre ses doigts son acte de baptème du 10 novembre 1669. Il s'assied dans un fauteuil, se couvre. La salle applaudit. Il assiste à une partie de la séance. Pendant ce temps, le graveur Garnerey, tenant boutique à Paris, rue Saint-André-des-Arts, réalise un portrait du vieillard, tiré à de nombreux exemplaires, qui seront vendus à son profit.

Le portrait présenté provient des archives de Saint-Claude. C'est Gabriel Frédéric Christin, député du Tiers-état du baillage d'aval aux Etats-Généraux, avocat à Saint-Claude qui l'a rapporté de l'Assemblée. Celui-ci luttait depuis 1768 pour l'abolition de la mainmorte. L'original de ce portrait a été déposé aux archives de l'Assemblée. Au bout d'une heure le président dit à Jean Jacob : "L'assemblée vous engage à vous retirer ; elle désire que vous jouissiez longtemps du spectacle de votre Patrie devenue entièrement libre".

Mais Jean Jacob mourut à Paris en janvier 1790 dans sa cent vingt et unième année. Sa fille Pierrette mourut à Montfleur en 1828, à seulement .... 95 ans. Alors mangeons des gaudes si nous voulons devenir centenaires.


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