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Jacques Antoine Dulaure

 


Un Sans-culotte fuyant la guillotine, quitte Paris pour gagner la Suisse et admire, en passant, le rachet, à Morillon.

Jacques-Antoine Dulaure

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Manon Roland

Cela se passe en 1793. On est passé à la semaine de dix jours. "Monsieur" se dit "citoyen". Les saints du calendrier, et les prénoms sont remplacés par des noms de fleurs ou des outils. Les femmes portent la cocarde tricolore, mais ne votent pas, et la loi leur interdit de porter le pantalon ... La situation économique du pays est désastreuse. Le prix du blé ne cesse de monter; les paysans le stockent. Partout le pain manque. La valeur du papier-monnaie se déprécie chaque jour. Le gouvernement fabrique des assignats, créé des impôts forcés pour les riches. Les pillages se multiplient. Les sans-culottes et les enragés envahissent plusieurs fois la Convention. Le 2 juin, celle-ci est contrainte de déclarer d'accusation 29 députés de la Gironde.

Le 17 septembre la Convention vote la loi des suspects. C'est le début de la terreur. Les premiers suspects sont les girondins et leurs amis. Le tribunal révolutionnaire est renforcé; René Dumas en devient le président. Il est franc-comtois. il a même été maire de Lons le Saunier en 1791.
Le 3 octobre 136 députés sont exclus de la Convention. Le 30 octobre ils sont condamnés et le 31, exécutés. La guillotine décolle 1351 têtes en sept semaines, trente par jour ...

Le 8 novembre Manon ROLAND est guillotinée à son tour. Elle est l'égérie du groupe girondin. Un caractère exalté, un esprit brouillon. Elle joue de sa séduction sur certains girondins. C'est elle qui, en écoutant sa condamnation, a dit "O liberté ! Que de crimes on commet en ton nom !". Son mari qui a échappé à la mort jusque là se perce le cœur avec sa canne-épée le jour même où elle est décapitée.

Dulaure n'appartient à aucun parti. Il est du Marais. Mais il est un ami de la famille Roland et il tient à la vie. Il avait signé la protestation contre la manifestation du 2 juin et tous les signataires étaient suspects.

Après un petit espoir dû à un oubli, il lit dans la feuille du père Duchesne un article dont chaque mot est une injure et qui se termine par cette phrase "pourquoi s'avisait-il de quitter les charmes de la citoyenne ... pour s'attacher à ceux de la vieille Roland ?". Dès lors il se cache, puis il apprend les condamnations de Manon et de ses amis.

Par prudence, il s'est défait de sa carte de député. Il lui faut donc changer de nom et obtenir une carte de citoyen. Il choisit de s'appeler Dubreuil parce que les deux premières lettres sont celles de son vrai nom. Il se déguise; bonnet blanc, ample redingote, passe par les rues les plus détournées et les moins fréquentées et dort de cachette en cachette. Enfin il se résout à partir le plus tôt possible pour la Suisse. Un de ses collègues, déclaré d'accusation aussi, lui procure les moyens de trouver les imprimés nécessaires : diplôme imprimé avec les cachets de la société, de la municipalité, du directoire départemental et un passeport, le tout sur papier timbré. Il s'exerce à imiter les signatures. Il se déclare marchand de parapluies.

Il fait ses adieux, remplace son chapeau rond à poils par un chapeau ras à trois cornes, se fait faire une perruque à queue, un pantalon, une veste et une culotte comme les portaient les sans-culottes; une ample et vieille redingote bleue pour couvrir le tout. Il achète des demi-guêtres, dresse un plan de voyage et fait emplette de cartes très détaillées.
Ferroux, un jurassien décrété d'arrestation également, lui conseille de passer à Arbois , de loger chez un hôte de sa connaissance puis lui donne, pour le curé du Pasquier, une lettre écrite dans le style maçonnique utilisé par les cousins charbonniers. Ce curé devait lui trouver un guide ...

Arrestation d'un suspect - aquarelle de Béricourt - Musée Carnavalet

Le 7 décembre il renonce à la profession de marchand de parapluies et choisit d'être marchand de fromage. Il change de costume : pantalon d'espagnolette vert bouteille très foncé, gilet de même, demi-guêtres en drap noir, veste redingote bleue rapiécée et retournée, chapeau déchiré, gros bonnet en laine grise ...

Et il s'en va. Il traverse Paris, passe par le coteau d'Ivry et arrive à Choisy où il trouve le coche d'Auxerre qui l'emmène par Montereau, Sens, Joigny. A chaque arrêt il doit présenter son passeport, avec anxiété. Et en plus, Partout on manque de pain.
Un voiturier accepte de le conduire à Vermanton, à un prix exorbitant. En l'attendant, avec beaucoup de peine, Il trouve dans un misérable cabaret du mauvais pain, du vin blanc et des haricots, mais il est heureux, sans quoi il aurait souffert de la faim ... Il change de voiture pour Avallon puis Dijon.
Là, il sort son plan de route, mais décide de s'en écarter pour passer à Pagny où il a un ami. Il doit franchir la Saône. Il perd sa carte. La pluie ne le quitte pas et il marche dans des chemins fangeux.

Arbois

Deux paysans l'arrêtent, lui disent qu'il se trompe de route et lui demandent son passeport. Tout se passe bien grâce, pense-t-il, à la couleur sombre de ses habits ou à la gravité de sa figure. Un guide le conduit à Arbois.

"A peine pouvions-nous tirer nos pieds de la boue profonde où nous étions obligés de plonger. Malgré cela cette route m'était agréable, parce qu'elle était plus courte et moins dangereuse. Saint Aubin, Chaussin, Champdivers ...

Nous fûmes dîner à Rahon, petit bourg où nous ne trouvâmes presque rien à manger. A la Ferté-Montigny, après avoir fait dix lieues, nous étions fatigués. Il était nuit et il nous restait encore deux fortes lieues pour nous rendre à Arbois.

Il nous fallait coucher dans ce village. Nous cherchâmes la meilleure auberge; nous crûmes l'avoir trouvée et nous entrâmes dans un cabaret couvert de chaume. Nous ne pûmes obtenir qu'un mauvais morceau de lard rance dont je ne mangeai point, du fromage, du mauvais pain bis et du mauvais vin blanc. Ce triste souper fut placé au bout d'une longue table dont le reste était occupé par des buveurs du nombre desquels était une sorte d'huissier de village, grand parleur, qui crut devoir m'apprendre qu'il était surveillant ou membre du comité de surveillance de la municipalité. En conséquence il me questionna sur mon voyage. Je lui répondais que je venais pour acheter du vachelin; c'est le nom qu'on donne dans ce pays au fromage qui se fait dans le jura et qu'on appelle en France fromage de gruyère. Il me répondit que c'était trop tard, que tous les fromages étaient vendus.
Puis, me prenant sans doute pour un prêtre réfractaire qui émigrait, il me fit l'histoire de plusieurs ecclésiastiques arrêtés au moment où ils allaient passer la frontière.

Un sans culotte

Je demandai un lit. Sur la paille humide qui m'en servit, je songeai à nouveau à tous les dangers. Un voiturier devait nous conduire à Arbois. Nous partîmes sur une voiture à quatre roues allant très lentement. Il était près de dix heures lorsque nous y arrivâmes, le 29 frimaire (19 décembre).
D'Arbois au Pasquier il y a quatre fortes lieues de montagne; mon nouveau guide me promettait de me les faire faire par des chemins de traverse et les plus courts. Il ne fut prêt qu'à une heure après midi. Après avoir marché une demi-heure dans la plaine, nous commençâmes à gravir, par des sentiers d'une extrême roideur, les premières montagnes du Jura.

Il était tout à fait nuit au Pasquier lorsque nous arrivâmes. Je donnai au curé la lettre mystique de Ferroux. Il en reconnu le seing ainsi que l'écriture et ordonna qu'on m'apportât des souliers et qu'on fit sécher ma redingote toute mouillée.
Je vis le neveu du curé qui devait me conduire à la frontière. Je ne devais plus compter sur mon plan d'évasion. Mes hôtes n'étaient guère disposés à entrer pour quelque chose dans mon entreprise. On me conseilla d'aller à Fraroz voir un autre guide qui avait de la poudre à vendre. La poudre est dans ce pays un objet de contrebande. Pour un billet de cinquante livres il me conduirait jusqu'au premier village suisse. Il me sembla très imprudent de déclarer à un inconnu mon projet d'évasion. Le curé me fit signifier qu'il fallait que je quitte sa maison le lendemain matin et me fixa un itinéraire. J'étais très fatigué. Je couchai dans un bon lit et dormis profondément jusqu'à quatre heures du matin.

A saint-Germain, sept ou huit villageois me demandèrent qui j'étais, où j'allais et d'où je venais. Je tirai de mon portefeuille mon prétendu diplôme de jacobin. Cette pièce ne fit aucun effet sur ces esprits endurcis. L'un me dit "Vous êtes un jacobin. Je l'avais bien vu que vous étiez un prêtre ou un moine. Vous pouvez bien être de ce couvent de jacobins qui est près d'Arbois". Je dus expliquer que ce qu'on appelait jacobins en France était une société de séculiers terriblement patriotes.

Ces sept ou huit villageois ne me quittaient pas et me promenaient de maison en maison, de village en village, cherchant un lecteur habile pour arguer mon passeport de faux. Je pris un ton un peu haut, et, tout en louant leur zèle et leur surveillance, de les traiter d'ignorants. Je leur demandai de m'emmener chez un homme qui sache lire. Nous allâmes chez le curé. Mon passeport fut lu entièrement. Mes villageois me laissèrent en liberté et m'indiquèrent même le chemin que je devais tenir à travers une forêt de sapins pour arriver à Mousnand".

Il passe une nuit à Nozeroy. Le maire vise sans difficulté son passeport. Il part pour Fraroz avec un guide qui semble avoir le patriotisme des maratistes. Il éprouve une soif de Tantale. Il revient à Nozeroy où il a été bien accueilli. Il y passe la journée du dimanche 22 décembre. Il fraternise avec les sans-culottes du pays, présente son diplôme qui est lu à haute voix. Selon la loi, on se tutoye. Le lendemain, il prend le parti d'aller à Saint-Claude pour chercher une entrée en Suisse. Son jeune guide devait, par des chemins très courts, le conduire au village des Planches situé à trois lieues de Nozeroy.

"Après avoir traversé quelques villages, avoir passé devant les sources du Pain qui jaillissent du fond d'une caverne et forment dès leur naissance un ruisseau assez fort, j'arrivai aux Planches où je dînai d'assez bonne heure. Après le repas, mon guide me quitta. On m'indiqua le chemin assez facile pour aller joindre la grande route. Après avoir monter sur une éminence je descendis dans un vallon où est situé le village d'Entre deux Monts. J'atteignis enfin la grande route que je voyais s'élever sur les plus grandes hauteurs de la chaîne du jura et qui était taillée en plusieurs endroits dans le roc.

Rochers de Morillon

J'eus longtemps à ma droite des rochers dont les énormes lames semblent se détacher de la montagne et menacer le voyageur de leur chute. Je traversai des vallons couverts de bois de sapins. Pendant que je cheminais dans ces lieux pittoresques, le bruit du canon se fit entendre; plusieurs coups, à des distances presque égales, firent retentir les nombreux échos de la montagne. Je ne savais à quoi attribuer cette canonnade, d'autant plus que j'étais persuadé que la paix régnait sur cette frontière, et qu'il n'y avait aucune place forte dans ce voisinage. Ce ne fut que le lendemain que j'appris que ces coups de canon partaient des remparts de Genève, dont j'étais cependant, en ligne directe, à cinq fortes lieues, et que le motif qui les occasionnait était la reprise de Toulon par les républicains français.

Je passai à Grandveau, toujours montant jusqu'au village appelé Moulin du Pré où je me rafraîchis. Depuis Arbois je n'avais cessé de monter. En quittant le Moulin du Pré, je commençai à descendre. Le jour baissait, j'avais encore trois heures de chemin pour arriver au village de La Rixouse où je voulais coucher. N'importe, je continuai ma route et bientôt la nuit me surprit dans le fond d'un ravin où la route fait un détour, et où elle est dominée des deux côtés par des montagnes couvertes de noirs sapins. Plus loin le terrain fut plus découvert et je n'eus plus qu'une montagne à ma droite et un vaste précipice à ma gauche, dont l'obscurité de la nuit m'empêchait de mesurer des yeux l'effrayante profondeur.

J'allai toujours descendant jusqu'à La Rixouse où j'arrivai après deux heures et demie d'une marche pressée. Je trouvai en entrant, un homme qui me demanda où j'allais. Avant de lui répondre je lui demandai à mon tour s'il était officier public pour me faire cette question.

Il me répondit qu'il était maire. Je lui montrai mon passeport. Voyant le visa du maire de Nozeroy, il ne fait pas de difficulté pour y mettre le sien. De là je fus dans une autre auberge que l'on m'avait indiquée pour être la meilleure.

Morillon

J'étais fatigué; j'y fus très mal et je ne pus me coucher qu'avec mes habits. Un paysan qui avait couché près de moi, voulut partir le lendemain de très bonne heure pour aller au marché de Saint-Claude. Ce fut lorsque le jour commença à nous éclairer, que je pus mesurer des yeux l'effrayante profondeur du vallon que j'avais à ma gauche. La veille j'avais descendu pendant l'espace de trois heures. Ce jour nous descendîmes pendant près de quatre heures, suivant, dans la même direction, la même route, ayant toujours à ma gauche le même précipice. Enfin nous atteignîmes le fond vers les dix heures du matin lorsque nous arrivâmes à Saint-Claude.

Mon premier soin fut de me rendre à la municipalité. Ma qualité de marchand de fromage étant authentiquement établie, le visa fut porté sur mon passeport. Je traversai la ville remplie d'étrangers à cause du marché. J'avais mal soupé la veille; je mourrais de faim. On m'indiqua une bonne auberge. Je fis un ample repas qui me tint lieu de déjeuner et de dîner".

De Saint-Claude, Dubreuil s'en va à Septmoncel en compagnie d'un marchand de dentelles qui voyage à cheval sur un beau mulet et qu'il suit en trottant par derrière. Lorsque le sentier est trop rapide, le marchand de dentelles doit descendre de son mulet pour monter à pied. Visa sans difficulté, Entrée dans une auberge, devant un grand feu pour se sécher de la sueur dont il est inondé puis à nouveau départ.

Après avoir grimpé pendant trois quart d'heure il se trouve sur l'une des plus hautes sommités de la chaîne du jura. La terre était couverte de neige. Deux fois il doit aller frapper aux portes de quelques maisons éloignées où brille du feu, pour demander la route. A la seconde fois il demande un guide pour aller à Mijoux.
Il doit passer au corps de garde pour faire viser son passeport puis il cherche une auberge. Dans les unes il n'y a pas de lit, dans les autres pas de pain. Enfin à l'extrémité du village, il est accepté. Il y a des garde-frontière. Un officier lui demande son passeport. Il paraît douter. Dubreuil lui présente son diplôme de jacobin et tout s'arrange. Il attend auprès du poêle un mauvais souper qu'il mange de bon appétit à côté des gardes qui chantaient à pleine gorge.

Le lendemain à cinq heures du matin, il part à la faveur du clair de la lune, par un chemin couvert de glace et de neige, péniblement pratiqué sur la pente très raide de la montagne du Jura. Il arrive au col. C'est le 5 décembre. Le soleil n'est pas encore levé. Il reste trois heures à traverser le nuage et près de quatre à descendre. Il est environ onze heures quand il arrive à Gex. Il passe à Ferney-Voltaire, présente encore plusieurs fois son douteux passeport. Puis c'est enfin la Suisse.

Post scriptum

Dubreuil a survécu. Il est redevenu Jacques Antoine DULAURE né à Clermont-Ferrand le 3 décembre 1755. Il est rentré à Paris après la mort de Robespierre; il est élu au conseil des Cinq-Cents. Le 18 brumaire, Bonaparte prend la pouvoir. Il y a des opposants. Dulaure est de ceux là. Il crie "à bas le dictateur !". Sa carrière politique est terminée. Il redevient "l'étonnant polygraphe" dont parle Bruno Fuligni. Il pourra écrire son voyage dans la lune et son histoire philosophique de la barbe. Il serait aussi le créateur de la première loi du droit de réponse dans la presse. Il mourra le 18 août 1835.


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