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Souvenirs du Général Vionnet sur les campagnes de Russie et de Saxe
V
La Beresina

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Le froid augmentait toujours et le vent de Nord-Est continuait; on donna une petite quantité de mauvais biscuit tout moisi et quelques gouttes d'une eau de vie de grains plus capable de faire du mal que du bien. Aussi malgré ce léger secours, un grand nombre de soldats tombaient malades. On criait contre les officiers comme s'ils avaient été la cause de tant de maux, dont ils étaient les premières victimes.

Le 14 novembre, le froid était insupportable, nous partîmes de Smolensk et nous biv. à six lieues, près d'un bois où il y avait plus de six pieds de neige. Toute la route était couverte de glace; les chevaux tombaient à tout moment; quelques centaines furent assommés, d'autres périrent de misère. Un de mes domestique qui conduisait deux chevaux sur lesquels étaient quelques provisions, fut assassiné par des soldats qui pillèrent tout et tuèrent aussi un des chevaux; l'autre tomba entre les mains des Cosaques.

le passage de la Bérésina, lithographie de Adam

Le 15, nous couchâmes dans des granges à Krasnoï. Pendant la nuit du 15 au 16, nous fumes envoyés pour attaquer un village où l'avant-garde russe était logée; nous parvinmes à nous emparer du village. Un grand nombre de Russes furent tués ou fait prisonniers; de notre côté, nous eumes quelques soldats et plusieurs officiers blessés ou tués. Je reçus cinq balles dans ma redingote et deux contusions légères. Après cette expédition nous rentrâmes à Krasnoï et nous y passâmes la nuit.

Le 17, nous marchâmes en avant pour protéger l'arrivée du 1er corps qui faisait l'arrière garde. Il y eut un grand combat où nous perdimes beaucoup d'officiers et de soldats. Les deux premiers régiments de tirailleurs et de voltigeurs furent entièrement détruits; il ne resta que 120 hommes de ces deux corps; les deux régiments de fusiliers souffrirent aussi beaucoup. J'eus deux chevaux tués sous moi.

Il y avait en avant de Krasnoï un ravin et un petit pont; bientôt il fut tellement encombré par les voitures qui se pressaient de passer, qu'il fut impossible d'avancer ni de reculer, et l'on fut forcé d'abandonner tout ce qui était de l'autre côté. Une jeune femme, très bien mise, qui avait des souliers de satin blanc, ayant été obligée d'abandonner sa calèche, s'en allait à pied, portant un enfant de deux ou trois mois dans les bras; en arrière de mon bataillon, elle perdit ses souliers; elle continua de marcher à pieds nus, regardant son enfant et levant de temps en temps les yeux au ciel, jusqu'à ce que je la perdis de vue. Dans ce moment il tombait une grande quantité de boulets, de mitraille et de balles; elle n'en paraissait pas émue et semblait envier le sort de ceux qui étaient tués et dont les cadavres couvraient la plaine. Je fus blessé à la jambe gauche par la chute d'un de mes chevaux qui eut la jambe emportée d'un obus et je reçus presque en même temps un coup de feu au côté droit qui ne m'occasionna qu'une contusion assez légère.

Lorsque le premier corps eut passé le défilé, nous battîmes en retraite en traversant Krasnoï; en arrière de cette ville, le chemin est creusé à cause d'une élévation. Nous n'avions pas une pièce de canon à opposer aux ennemis; il fallut donc traverser cet espace sans pouvoir s'écarter ni à droite ni à gauche, sous le feu de quatre pièces de canon et de deux obusiers qui faisaient un ravage extraordinaire. Aucun coup n'était perdu, les obus ne pouvaient aller ni d'un côté ni de l'autre et ils ne cessaient de tuer ou de couper les jambes que quand leur force était arrêtée par la résistance des corps. On peut juger quelle effroyable boucherie cette batterie occasionna; à l'entrée de la nuit nous biv. près d'une mauvaise maison où l'Empereur logea.

Le 18, on continua la retraite. Le 19, nous passames le Borrysthène, à Orsa. Le 20, à Dobronna. Le 21, à Oriba. Le 22, à Kokanova. Le 23, à Bobre.

Le froid était d'autant plus insupportable que l'armée n'avait rien à manger. Un grand nombre d'hommes périssaient de misère; leurs cadavres couvraient les routes; les corps étaient tellement affaiblis, que les soldats ne pouvaient pas, la plupart du temps, faire de feux et qu'ils mangeaient la chair des chevaux toute crue.

Le 25, l'armée arriva devant Borisow qui était occupé par l'armée russe de Moldavie. Nous biv. sur une petite montagne d'où l'on découvrait la ville. Les Russes avaient fait des redoutes qui étaient garnies de canons; ils occupaient une espèce de camp retranché en face du pont. La ville est bâtie en amphithéâtre contre une colline qui domine toute la rive gauche de la Beresina; le passage de cette rivière est un des plus difficile à cause que ses bords sont marécageux. Il se trouvait encore une difficulté de plus à cause des glaces que la rivière charriait, qui renversaient les travaux que l'on commençait. On manquait des objets nécessaires pour un aussi grand travail qui devait s'exécuter devant une armée et qui exigeait toute la célérité possible, puisque l'armée russe pouvait arriver d'un moment à l'autre et qu'alors, environnés de toutes parts, il ne nous restait plus que la mort les armes à la main, ou la honte de les déposer devant ceux que nous avions vaincus tant de fois ! avec la perspective d'aller achever notre vie dans les déserts de la Sibérie.

Le 26, nous biv. à l'entrée du pont qui a près d'un quart de lieue de long, en colonne serrée, dans un endroit où il y avait beaucoup de bois dont on fit de grands feux, ensuite nous remontames la rivière jusque près de Stadzianca où l'on travaillait à construire un pont. Nous biv. vis à vis de l'endroit où l'on travaillait, on regardait avec inquiétude l'ouvrage qui allait très lentement et l'on écoutait les coups de fusils que les tirailleurs qui étaient passés à droite ne cessaient de tirer pour éloigner l'armée russe. Les corps étaient déjà diminués d'une manière sensible, les régiments étaient réduits à très peu de monde. Les ouvriers travaillaient toute la nuit.

Le matin du 27 le pont était achevé; on en avait commencé un second qui ne put être terminé. La Garde passa à la pointe du jour. L'Empereur, les maréchaux et beaucoup de généraux étaient à la tête du pont pour maintenir l'ordre; mais malgré leur présence et leurs efforts, les hommes se précipitaient sur le pont avec une espèce de fureur, ce qui fut cause qu'il se rompit plusieurs fois, ce qui retardait beaucoup le passage. Nous biv. à l'entrée du bois sur une hauteur, entre des marais; la nuit fut des plus mauvaise.

Le 28 au matin la bataille de Borisow commença, l'armée française se couvrit de gloire; il y eut une charge de cavalerie qui mit un grand désordre dans l'armée russe qui se retira avec précipitation dans la ville. Nous fîmes un grand nombre de prisonniers. Presque au même instant le maréchal Oudinot fut blessé. Le soir, nous biv. dans le même endroit que la nuit précédente; il tomba une grande quantité de neige et le vent était si violent qu'il enlevait le feu et même le bois. Nous souffrimes tout ce qu'il est possible d'imaginer pendant cette triste nuit.

Le passage de la Beresina est un des événements les plus extraordinaires dont l'histoire puisse conserver le souvenir. L'armée, fatiguée par la longueur des marches, affaiblie par les privations et la faim, exténuée par le froid, était déjà détruite moralement, quoiqu'elle exista encore physiquement.

A l'aspect du nouveau danger que présentait notre position, chacun songea à sa conservation personnelle; les liens de la discipline achevèrent de se briser; alors il n'y eut plus d'ordre; le plus fort renversait le plus faible et lui marchait sur le corps pour arriver au pont. On se précipitait en foule pour passer et il fallait, avant que d'entrer sur le pont, gravir une montagne de cadavres et de débris; beaucoup de soldats blessés ou malades, de femmes à la suite de l'armée étaient renversés par terre et foulés aux pieds. Quelques centaines d'hommes furent écrasés par les canons. La foule qui se pressait pour passer formait une masse immense qui couvrait un grand espace de terrain et dont les mouvements ressemblaient aux vagues de la mer.

traversée de la Berésina, dessin d'un témoin

A chaque espèce d'ondulation, les hommes qui n'étaient pas assez forts pour résister au choc étaient jetés par terre et étouffés par la masse. L'armée russe s'étant rapprochée, il tomba quelques obus et des boulets au milieu de ces malheureux; la terreur s'empara de tous les esprits. Beaucoup de monde tenta de passer sur des chevaux à la nage; quelques uns réussirent mais la plupart furent noyés, entraînés par les glaçons et même coupés en morceaux par leur choc. On en vit arrêtés par les glaces, sans pouvoir s'en dégager périr ainsi. La division polonaise qui était arrivée à la gauche de la Beresina ayant été repoussée par les Russes, eut beaucoup de peine à percer cette masse de débris et à gravir cette montagne de cadavres; mais étant enfin parvenue à la droite du fleuve et l'armée russe continuant à la poursuivre, elle mit le feu au pont, abandonnant à l'ennemi plus de vingt mille soldats ou domestiques, deux cents pièces de canon et mille voitures. Quelques uns de ces infortunés tentèrent encore de passer, quoique le feu fut au pont, mais ils périrent tous, soit en brûlant soit en se noyant.

Le 28, nous vinmes dans la nuit occuper le même bivouac où nous avions passé la nuit précédente. Nos abris avaient servis d'ambulance et avaient été brûlés ensuite; nous ne trouvions plus de bois. Toute la nature paraissait conspirer contre nous. Il tombait une quantité énorme de neige; elle était transportée comme de la poussière par un vent du Nord-Est si épouvantable que ses sifflements inspiraient la terreur aux plus intrépides. On pouvait à peine respirer; le froid augmentait encore; nous passames une nuit dont on ne peut pas se faire une idée.

Le matin du 29, je visitais l'endroit où avait été le pont; la rivière était presque entièrement gelée et le silence de la mort avait succédé aux bruits de la guerre. On voyait quelques corps qui occupaient la hauteur de Studzianca où nous avions bivouaqué le 26. Les débris abandonnés par l'armée française couvraient toute la plaine et présentaient un aspect effrayant.


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