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Souvenirs du Général Vionnet sur les campagnes de Russie et de Saxe
VI
La déroute dans le froid

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Le 1er décembre, le froid augmenta encore. Les cosaques coupèrent plusieurs fois la colonne; je marchai contre eux avec cinquante fusiliers grenadiers et quoi qu'ils fussent un nombre assez considérable, un seul feu de peloton suffit pour les mettre en fuite. Nous biv. à Slaiki; il y restait encore quelques maisons qui furent brûlées.

Le 2 décembre, nous arrivames à un bourg nommé Illia; nous biv. près d'un pont. Le corps d'armée d'Italie, qui y avait logé la veille, avait consumé tout ce que les juifs avaient pu sauver de provisions qu'ils avaient vendues au poids de l'or.

Le 3 décembre, nous biv. près des débris d'un village que l'on croit être Malodetschno; nous y trouvames heureusement une maison ou nous passames la nuit.

Le 4 décembre, à Makovo, le froid était encore augmenté; il était ce jour là de 21 degrés sous zéro; le ciel était clair et sans nuages; mais le froid était si vif que le soleil paraissait d'un jaune pale. Les hommes étaient si affaiblis par la faim et le froid qu'ils n'avaient plus de formes humaines; ils ressemblaient à ces spectres que l'imagination épouvantée enfante pendant la nuit; on les voyait courir ça et là comme des insensés furieux, regardant fixement et sans rien dire, les cheveux et la barbe couverte de glaçons qui pendaient comme des cristaux d'un lustre, la figure noircie par la fumée et le sang des chevaux dont ils s'étaient nourris; presque tous étaient sans souliers et sans chapeaux; le corps couvert de haillons, la tête entourée de peaux encore saignantes; lorsqu'ils apercevaient du feu, ils se précipitaient dessus pour se chauffer les pieds; ils tombaient dedans sans que ceux qui étaient autour prissent la peine de les retirer; ils périssaient ainsi au milieu des flammes auxquelles ils servaient d'aliment. Le bivouac que nous quittions ressemblait à un champ de bataille; il était couvert de morts ainsi que les chemins que nous avions parcourus. Quelquefois, lorsqu'un feu était abandonné, des hommes, qui n'avaient pas la force de couper du bois, se plaçaient autour mais le feu venant à diminuer, ils mourraient couchés auprès; d'autres arrivaient et s'asseyaient sur les cadavres de leurs camarades et périssaient un instant après.

Le 5 décembre, nous biv. à Smorgoni. Nous apprimes que l'Empereur était parti la veille pour se rendre à Paris, laissant le commandement de l'armée au roi de Naples. On marchait sans ordre. Les corps étaient confondus et mêlés et, quoique l'on fit peu de chemin, les jours étaient si courts qu'il fallait toujours marcher pendant une partie de la nuit. Le froid augmenta encore d'un degré. On ne peut pas se faire une idée des malédictions horribles que les soldats donnaient à Napoléon lorsqu'ils surent qu'il nous avait abandonné. Les officiers sages pensaient qu'il n'y avait que ce moyen de sauver la France et de rétablir l'honneur de nos armes en créant une autre armée capable de résister aux Russes et de retenir les alliés dans le devoir.

Le 6, à Soupranouy. Il y avait quelques granges dans lesquelles nous fumes entassés l'un sur l'autre, pelle mêle, hommes, chevaux, cadavres. Nous y trouvames les débris des corps napolitains et de la division Loison qui étaient de douze mille hommes en arrivant à Vilna et qui étaient déjà réduits à 5 ou 600 hommes. Aussitôt que le départ de l'Empereur fut connu, la plupart des chefs ne songèrent plus qu'à en faire autant. Les colonels mettaient le drapeau de leur régiment en ceinture et cachaient l'aigle en quelque endroit ou les Russes ne pourraient la trouver. La faim et la misère étaient portées à leur comble. On voyait des troupes d'hommes que l'on nommait les hébétés, qui en effet étaient insensés, ouvraient le ventre des chevaux vivants, en arrachaient les rognons, le foie, le coeur et les mangeaient avec une voracité qui ne peut s'exprimer, à côté de l'animal encore palpitant. D'autres qui n'avaient plus ni sabres, ni couteaux, déchiraient la chair avec les dents et suçaient le sang des chevaux tombés à terre mais encore vivants; enfin, j'ai vu de mes yeux, des forcenés se déchirer les membres et sucer leur propre sang, tant la faim et la misère avaient altéré leur raison et réduit des hommes raisonnables à une condition au dessous de celle des plus vils animaux.

Le 7 décembre, nous biv. à Rovno-Polé. Le froid était à -24 degrés dans la matinée. Mais dans la nuit il s'augmenta au point que le thermomètre était à -29 degrés et demi et le 8 au matin le mercure était entièrement fixé dans le tube. J'avais conservé un joli thermomètre que je brisai en présence de plusieurs officiers auxquels je montrai le mercure qui était comme du plomb. Tout le chemin était couvert d'une glace unie comme du cristal, ce qui joint à la faiblesse causée par la fatigue et le manque de nourriture faisaient que des milliers d'hommes tombaient et ne pouvaient plus se relever; au bout de quelques minutes il étaient morts. Toute la route était couverte de morts et de mourants; on voyait à chaque instant des soldats qui, ne pouvant plus supporter leurs maux, s'assoyaient par terre afin de mourir; en effet il ne fallait pas rester plus de cinq minutes assis pour être mort.

Le 8, nous biv. à Roukoni. Ce fut la journée la plus pénible de cette longue retraite. Le peu de chevaux qui nous restait périt; la route en était couverte; on ne pouvait plus mettre le feu aux équipages que nous abandonnions; les cosaques ne cessaient de nous harceler et, à peine étions nous arrivés dans un bivouac, qu'ils se présentaient avec quelques pièces de canons qu'ils conduisaient sur des traîneaux et nous tirait dessus à mitraille. Presque tous nos soldats avaient jeté leurs fusils; ceux qui les avaient conservé étaient si faibles qu'ils ne pouvaient pas s'en servir. depuis le 7, le froid était si extraordinaire que les hommes les plus robustes avaient leurs corps entièrement gelé au point que tous ceux qui s'approchaient du feu tombaient en morve et restaient morts. On voyait un nombre extraordinaire de soldats qui n'avaient plus que les os des mains et des doigts; toute la chair était tombée; beaucoup avaient perdu le nez et les oreilles; un grand nombre étaient devenus fous; L'effet que le froid extrême produit est le même que celui du feu le plus actif; Malgré le danger certain qu'il y avait à s'approcher du feu, peu de soldats avaient assez de force pour résister à cet attrait; on les voyait mettre le feu aux granges et aux maisons pour se chauffer; à peine étaient-ils dégelés qu'ils tombaient morts.

Le 9 décembre, nous arrivames à Vilna ou nous eumes toutes les peines d'entrer parceque les rues étaient remplies de canons, de caissons, de chevaux et de bagages renversés et abandonnés au moment où les cosaques s'y étaient présentés. On nous logea dans des maisons du faubourg. Les magasins de Vilna qui étaient immenses furent pillés; au lieu de faire des distributions régulières, on ouvrit les portes de manière que quelques-uns eurent tout et les autres rien. J'avais été assez heureux pour faire acheter une douzaine de bouteille de vin, du pain et de la viande, mais mon estomac était si rétréci et si affaibli que je ne pus manger qu'un peu de potage. Le vin me fut d'un grand secours pour le reste de la route. Je le prenais comme on prend un remède, par cuillerée et d'heure en heure.

Le 10 décembre, nous fimes séjour; il nous servit à nous laver, à couper nos barbes.

Enfin, le 13 décembre, vers les dix heures du matin, nous arrivames à Kowno, je fus logé chez un particulier qui me reçut assez bien et qui ne pouvait croire à nos désastres. Nous restames vingt-quatre heures à Kowno; pendant ce temps on pilla le Trésor, les magasins et tout ce que les soldats trouvaient; on enlevait les porte-manteaux des officiers sur leurs chevaux, derrière eux; on les volait sous la tête de celui qui dormait couché dessus. Ce qui avait échappé aux désastres de la Russie paraissaient plutôt une bande de voleurs que les débris d'une grande armée.

En sortant de Vilna, à environ une lieue, on trouve une montagne très escarpée qu'il faut franchir; le chemin est ordinairement très beau, mais le froid extraordinaire avait rendu la montagne comme un massif de glace qu'aucune voiture ne put gravir; le Trésor qui avait passé la Bérésina et tant d'autres passages difficiles ne put vaincre celui-là; il fallut brûler toutes les voitures et abandonner la croix de Saint Iwan, les autres trophées apportés de Moscou avec tous les équipages de l'Empereur. On distribua le Trésor, qui était de plus de cinq millions, aux troupes qui l'escortaient; mais presque tous s'approprièrent ce qui ne leur avait été que confié et l'on en sauva fort peu de chose.

Le 14 décembre, nous repassames le Niemen, abandonnant le territoire de la Russie. On ne peut pas se figurer ce que ressemblait notre armée. Que l'on imagine un ramas d'hommes sans armes et sans ordres, comme des brigands, pillant et dévastant tout, sans discipline et sans chefs; une grande partie avait des pelisses de femmes couvertes en soie, en casimir et en autres étoffes : bleu, verte, rouge et de toutes les couleurs; au lieu de souliers, des chiffons et des cordes autour des pieds, pour chapeaux des peaux non tannées; plusieurs avaient des peaux de mouton; d'autres étaient presque nus et on voyait leurs corps gelés qui tombaient en pourriture. La place de Kowno était couverte de cadavres d'hommes morts de froid ou d'excès de boisson; plusieurs soldats qui n'avaient bu ni vin ni liqueurs depuis longtemps trouvèrent un magasin d'eau de vie, en burent avec excès; plus de cinquante restèrent morts sur place. Il nous restait encore quelques voitures que l'on laissa encombrer sur le pont que nous eumes toutes les peines du monde à passer, tandis qu'il aurait été si aisé de passer sur la glace qui avait une épaisseur et une force suffisante pour porter une pièce de 24. Le Niemen paraissait non pas une plaine, mais une suite de collines de glace dont quelques unes avaient plus de vingt pieds de hauteur. Il tomba une grande quantité de neige. Ce jour, 14 décembre, nous couchames à Pilluvisken.

Le 15, à Virballen. Nous y fimes séjour le 16 et nous passames la revue du Roi de Naples, général en chef et du prince de Wagram, major général de l'armée. Le froid continuait et ce jour surtout, il faisait un vent si froid qu'il coupait la respiration.

Le 17, nous logeames à Staluponen. Le 18 à Gumbinen. Le 19 à Juterburg. Ce fut la première ville où nous trouvames quelque chose à manger. Notre dîner, qui nous parut un banquet magnifique, se composa d'un potage, d'un morceau de boeuf, deux poulets et quatre bouteilles de vin pour sept personnes. A peine avions-nous fini ce repas simple que je fus saisi d'une fièvre violente qui dura jusqu'au lendemain.

Le 21, je pris une médecine et le lendemain du quinquina; mais le mal augmentant je demandais la permission de me rendre à Koenigsberg. Je partis le 23 accompagné du chirurgien major dans un traîneau que nous avion loué. Nous couchames à Velau. Le lendemain comme toute la terre était couverte de neige et de glace, nous ne suivions aucun chemin et notre conducteur nous dirigeait par la route qui paraissait la plus directe. En passant ainsi à travers champs, notre traîneau renversa dans une source d'eau chaude où nous fumes plongés jusqu'au cou; on nous en retira, mais étant loin de toute habitation, le froid nous saisit et nous étions tous deux comme deux blocs de glace; nous restames dans cet état pendant près de cinq heures. Enfin, étant arrivés dans un village dont j'ignore le nom, j'eus assez de force pour me faire descendre dans la cour au milieu de la neige dont on me frotta d'abord les mains et le visage; on dégela peu à peu mes habits, on me déshabilla tout nu et deux juifs me frottèrent pendant une heure le corps avec de la neige, au point que le sang sortait de tous côtés par les pores de la peau qui était toute déchirée; alors on me mit dans une chambre où il n'y avait pas de feu; on m'habilla et on me mit dans un autre endroit où il y avait du feu. Il ne me resta de gelé qu'un point dans une oreille et le bout de l'orteil du pied gauche. Mon chirurgien, qui s'était fait descendre dans un endroit chaud, était mort quelques minutes après.

A Koenigsberg, je fus logé sur la place dans une maison qui paraissait bien, mais dont les maîtres étaient des gens durs et barbares qui me mirent dans un grenier sans feu et presque sans couverture et me firent payer douze francs pour un bouillon et un verre de vin. On me fit venir un médecin qui ne me laissa pas ignorer les dangers de ma position, mais qui cependant entreprit de me traiter; il me donna d'abord du quinquina à grandes doses, l'acide sulphurique et d'autres remèdes qui ne produisirent aucun effet. Alors il résolut de tenter le traitement par le moyen de la préparation arsenical de Koenigsberg; cette préparation me sauva la vie. Le régiment arriva à Koenisgberg le 31 décembre. Le lendemain les officiers vinrent me voir et me dirent qu'ils partaient le 2 et que toute l'armée se retirait sur la Vistule. Malgré mon état, je me résolus à partir. Je louai un traîneau pour 40 piastres qui devait me conduire jusqu'à Elbingen.

Je partis le 3 janvier 1813 n'ayant avec moi qu'un soldat qui me soignait. Mon conducteur était un coquin qui me conduisit dans un village éloigné de la route où il me fit payer quarante autres piastres en menaçant de me conduire aux cosaques si je ne le satisfaisais pas de suite. Je passai la nuit sur un banc, dans une chambre qui me parut être une douane. J'étais si malade que je n'avais pas la force de me remuer;

Le 4 j'arrivai à Elbingen; je fus assez heureux pour rencontrer des officiers du régiment qui me firent loger avec eux. Je fus soigné par le docteur de la maison; je me crus un peu mieux, je demandai la permission de me rendre à Berlin pour me guérir mais le général Roguet me la refusa. Je restai dans cette position jusqu'au 11 janvier que je reçus l'ordre de me rendre à Marienburg ce jour. Je partis avec deux officiers dans deux traîneaux, les cosaques occupaient déjà tout le pays, et en arrivant au bord de la Vistule nous nous trouvames au milieu d'eux; il fallait prendre son parti à l'instant. Je fis passer nos deux traîneaux au milieu de la Vistule me souvenant qu'il y avait un canal qui communique avec Elbingen, les chevaux des paysans allaient très bien sur la glace, ceux des cosaques avaient un peu plus de difficultés, ils nous poursuivirent pendant une heure des deux côtés du fleuve, tirant des coups de pistolets contre nous sans jamais pouvoir nous atteindre. Après une fatigue inouïe pour un malade, nous arrivames à Elbingen à huit heures du soir; le lendemain toute la troupe eut ordre de partir d'Elbingen; nous avions trouvé un chariot à acheter, on nous donna des chevaux et nous arrivames à Marienburg à la nuit, le 12 janvier. Nous fumes très mal logés et tout ce qu'il fut possible de nous procurer, ce fut une soupe à la bière et des oeufs; mes compagnons de voyage avaient les pieds gelés, mais leurs estomac se seraient très bien accommodé d'un dîner plus succulent.

Le 8 février, à Mayence. Je fus logé à l'Hôtel des Trois-Couronnes, où descendait les diligences. J'y restai jusqu'au 13, que je partis pour Paris où j'arrivai le 18 février à une heure de l'après-midi. La maladie dont j'avais été attaqué était une fièvre putride inflammatoire, autrement fièvre adinamique. Elle était détruite, mais il me restait une faiblesse générale et des obstructions dans les parties intérieures du corps qui faisaient craindre pour ma vie ou au moins pour ma santé pendant longtemps. Les moyens violents que l'on avait employé pour détruire la fièvre avaient agi sur mes organes qui étaient très affaiblis. Mes pieds et mes jambes étaient enflés d'une manière effrayante. Je restai jusqu'au 20 mars sans pouvoir mettre de bottes. J'étais encore assez mal lorsque le 20 mars je me rendis à Panthemont pour y reprendre mon service.


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