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Souvenirs du Général Vionnet sur les campagnes de Russie et de Saxe
IV
Le départ de Moscou

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L'Empereur avait fait enlever tous les trophées qui se trouvaient au Kremlin; on en avait chargé vingt cinq voitures. Au lieu de payer son armée en argent, la solde était acquittée en billets de Russie qui ne valaient pas le quart de leur valeur nominale, puisque le rouble ne s'échangeait que contre vingt sous. Il faisait donner le double de la solde ordinaire et le malheureux officier était réduit à la moitié de la solde ordinaire. Par exemple, un capitaine de première classe a deux cents francs par mois; on lui en donnait quatre cents en roubles, qui, échangés contre de l'argent, valaient cent francs. On a peine à concevoir une telle lésinerie dans un moment où il avait des voitures chargées d'or.

Le 16 octobre, on donna l'ordre de discontinuer les approvisionnements pour l'hiver et d'emporter pour un mois de farine et d'eau de vie.

Le 17, l'Empereur annonça que nous allions détruire les débris de l'armée russe et marcher sur Tula et Kaluga où sont les seules fonderies qui existent en Russie.

Le 18, nous reçûmes l'ordre de partir le lendemain.

Le 19, nous restons sous les armes depuis huit heures du matin jusqu'à dix du soir, où nous nous mîmes en marche en suivant la route de Kaluga; nous traversames la ville pour bivouaquer à une demie-lieue en dehors des faubourgs, dans une grande plaine où il faisait un vent des plus froid. On ne put presque pas faire de feu, et le vent était si violent qu'il emportait même le boiset et renversait les marmites.

Le 20 octobre, notre division bivouaque près de Desnain. Il plut pendant la nuit.

Le 21, notre régiment fut chargé de l'escorte du trésor qui fit halte en avant de Kraovské au coin du bois.

Le 24, jour de la bataille de Malo-Iaroslavetz, nous biv. en avant de Boruska, ville assez considérable adossée à une montagne et traversée par une rivière très rapide et guéable presque partout.

Le 25, nous passions l'inspection de propreté lorsque des cris extraordinaires se firent entendre. Un instant après, un officier d'ordonnance vint nous prévenir de passer le pont en toute hâte pour aller au secours de l'Empereur qui avait été attaqué par un pulk de cosaques de plus de 3000 chevaux et qui n'avait avec lui que 50 dragons de la Garde. Nous arrivâmes au pont en même temps que lui; il me parut fort atterré, son escorte cependant avait suffit pour repousser l'attaque. Un officier de cosaques ayant reconnu l'Empereur, le pressa avec tant de vigueur, qu'il était au moment de l'atteindre lorsqu'il fut tué par un dragon.

Le 26, nous restâmes tout le jour sous les armes et lorsqu'à l'entrée de la nuit, nous avions préparé un peu de feu et des abris, je reçus l'ordre de partir. La nuit était des plus obscures, il fallait traverser les bois sans chemin et sans guide.

Après bien des inquiétudes et de la fatigue, j'arrivai avec mon bataillon à Boruska. Cette ville, qui deux jours auparavant était encore dans un état parfait, ne présentait plus qu'un tas de décombres. Elle avait été incendiée et il ne restait sur pied que quelques granges isolées. Le temps avait été continuellement couvert d'un brouillard si humide que les habits en étaient pénétrés, et la terre détrempée comme dans les plus grandes pluies, au point que les voitures avaient de la peine à avancer. Le nombre des voitures qui suivaient l'armée était si considérable que la colonne occupait à elle seule un espace de plus de six lieues. Il est impossible d'avoir une idée du désordre que cela occasionnait : les soldats se battaient pour passer l'un devant l'autre, et quand, par hasard on trouvait un pont, il fallait quelquefois attendre douze heures pour le traverser.

Les voitures avaient été numérotées, mais dès le second jour de marche l'ordre avait été interverti au point que l'on ne se connaissait plus, et que ceux qui avaient par leur rang, droit à avoir une voiture, ne savaient le plus souvent où la trouver et ne pouvait avoir ce qui était dedans; de cette façon, dès les premiers jours de la retraite, on commençait déjà à manquer de tout. Ce jour, nous entendîmes pour la première fois sauter des caissons que l'on ne pouvait pas conduire par faute de chevaux; c'était des caissons du corps d'armée italienne qui avait eu beaucoup de chevaux tués aux dernières affaires. Tout le monde murmurait de ce qu'on ne prenait pas tous ces chevaux inutiles plutôt que de perdre ainsi des munitions qui pouvaient nous être si nécessaires. Un général d'artillerie avait, en sortant de Moscou, douze voiture attelées de six chevaux chacune. En avançant un peu plus loin, nous trouvâmes les débris de ce parc qui brûlaient encore.

e 28, le temps quoique froid, continua d'être beau nous biv. en avant de Mozaisk.

Le 29, le froid continua et la misère commença de se faire sentir; les provisions étaient épuisées et le pays n'offrait aucune ressource. Il s'établit dans l'armée une habitude de voler qui était telle que rien n'était assurée et qu'on était obligé de porter toutes ses provisions sur soi ou au moins de ne pas les quitter de vue. On enlevait les porte-manteaux sur le dos des chevaux et les marmites au feu. Ce jour nous biv. Entre Gredewa et Dowinn, à l'angle d'un bois.

Le 30, on commença d'apercevoir quelques désordres occasionnés par la faim et le manque absolu de tout ce qui était nécessaire à la vie. Nous biv. à Czatzk entre l'église et la ville pour attendre l'arrivée du corps d'armée commandé par le prince Eugène Bauharnais.

Le 31, nous marchâmes tout le jour et nous arrivâmes de nuit devant un village dont j'ignore le nom. Il fit un vent froid des plus violents. Nous eûmes toutes les peines du monde à allumer du feu.

Le 1er novembre, nous partîmes à 4 heures du matin et nous arrivâmes de nuit à Wiasma où nous biv. Le froid et le désordre augmentèrent. Les colonnes se mêlèrent; les soldats ne retrouvaient plus leurs régiments; la confusion devint extrême.

Le 2 novembre, nous arrivâmes de nuit près d'une église entourée de palissades où il y avait un poste pour la correspondance.

Le 3, nous biv. dans un bois au bord d'un lac qui baigne les murs du château où logeait l'Empereur.

Le 4, nous restâmes dans la même position. Pendant la nuit on me vola deux chevaux; en parcourant le camp, je les retrouvais, mais mes selles uniformes étaient enlevées et je ne pus les découvrir Le lac gela pendant la nuit au point que le matin on passait sur la glace.

Le 5, il tomba une pluie froide comme de la glace avec un vent de Nord-Est si violent qu'il pénétrait jusqu'aux os. Toute la terre fut couverte d'eau qui, s'étant gelée en un instant, forma une flaque unie comme un miroir sur laquelle les chevaux ne pouvaient se tenir debout; les crampons en acier s'usaient fort vite et on ne trouva d'autres moyens pour empêcher les chevaux de tomber que de les déférer; on leur enveloppait les sabots avec des chiffons qui étaient déchirés de suite. Nous biv. sur la hauteur de Dorogobutz près d'un petit clocher.

Le 6, il tomba une grande quantité de neige. Nous biv. près d'une maison de poste entourée de palissades, où l'Empereur logea. Le nombre de chevaux et d'hommes qui périssaient de faim et de misère augmenta à un point extraordinaire. A tout moment on rencontrait des parcs qu'on avait été obligé de brûler faute de chevaux pour les conduire.

Le 7, je fus de garde au château où logeait l'Empereur. Au milieu des misères il avait des provisions considérables et des vins de toutes sortes. Nous reçûmes un peu de farine et de viande de boeuf ou de vache.

Le 8, nous biv. près de quelques granges échappées à l'incendie où étaient les équipages de l'Empereur, à six lieues de Smolensk. Je vis l'impossibilité où nous serions de sauver aucune voiture, ce qui me détermina à abandonner ma calèche et la plus grande partie de mes effets; je ne conservais qu'un petit porte-manteau avec quelques chemises, un habit et une paire de bottes. Je mis dans des sacs le sucre, le café, le vin, le rhum et le pain qui me restait, et je disposais tout pour échapper au froid et à la famine.

Le 9, nous arrivâmes à Smolensk; nous fumes placés d'abord dans le même faubourg que nous avions occupé en avançant; mais le lendemain on nous fit aller au faubourg Witepsk, sur la route d'Elnia. Nous reçûmes un détachement qui arrivait de France et qui nous apprit que l'armée russe de Moldavie occupait la Volhinie. Une partie des officiers pensait que l'on prendrait position à Smolensk et que l'on tenterait le hasard d'un combat. Mais outre l'inconvénient du froid qui était extrême, on n'avait fait aucune provision de vivres ni de fourrages; les hommes n'avaient rien du tout que la chair des chevaux qui périssaient en grand nombre et malgré une situation aussi désespérée on ne prenait aucun soin des soldats; on en exigeait un service plus pénible encore que dans les temps d'abondance.


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