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Souvenirs du Général Vionnet sur les campagnes de Russie et de Saxe
II
L'incendie de Moscou

 


Le 15 septembre 1812, de nombreux foyers d'incendie éclatent à Moscou, prenant au dépourvu la Grande Armée de Napoléon, entrée dans la ville la veille au terme d'une marche éprouvante. Les soldats du maréchal Koutouzov ont chassé les Moscovites vers les forêts des alentours... à l'exception des repris de justice, des voleurs et des criminels, qui ont été libérés sous condition de préparer un accueil "chaleureux" aux envahisseurs. Les soldats de Napoléon doivent faire face à des incendies multiples, allumés ça et là par les repris de justice russes. Les incendies ont été préparés de longue date à l'instigation du gouverneur de la ville, le comte Rostopchine (père de la future comtesse de Ségur, auteur des Malheurs de Sophie). L'incendie durera sept jours, attisé par un vent violent. Il n'y a pas une seule pompe pour combatre le feu. Le gouverneur les a emportées en quittant la ville. Louis Joseph Vionnet a la mission de lutter contre les incendiaires et les pilleurs.

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Le 14 septembre vers minuit, je visitais les postes que j'avais placés dans la ville. En arrivant à celui qui était près de la Bourse, j'aperçus une fumée épaisse mais point de feu; le chef de poste me dit qu'il avait déjà vu la même chose une autre fois, mais que toutes les portes étant fermées, il avait cru que ce ne pouvait être qu'une chose naturelle à laquelle l'armée n'avait aucune part; tout en causant ainsi et en examinant d'où cette fumée pouvait provenir, j'aperçus une lueur de feu, je courus vite à la place et je revins conduisant cent hommes avec moi, je fis mettre le reste du bataillon sous les armes. Quoi que j'eusse été fort peu de temps, à mon retour je trouvais une maison toute en feu et le commencement d'un incendie. J'en fis prévenir le Maréchal qui dit de faire chercher des pompes et de prendre les précautions nécessaires pour empêcher la communication. Il n'y avait point de vent et le feu ne paraissait pas faire de progrès bien rapides, mais on ne pouvait y porter du secours parceque toutes les portes étaient fermées et que nous n'avions aucun instrument pour les briser.
incendie de Moscou, tableau de Jean-Charles Langlois

Il aurait été très facile de l'éteindre si on avait eu des pompes, mais un des hommes que j'avais réunis près de moi, me dit en langue italienne, qu'il n' avait pas une pompe dans la ville et que le gouverneur les avait emmenées avec lui. Il me dit aussi que le feu avait été mis par ses ordres et par des gens qu'il avait fait sortir des prisons. Je fis prévenir le Maréchal de toutes ces circonstances et ne pouvant avoir de pompes, je m'occupais à couper le feu en interrompant la communication. Je reconnus qu'en détruisant une petite maison servant de magasin et adossée contre un mur le feu ne pourrait pénétrer plus loin. Nous nous mimes à l'ouvrage, une vingtaine de fusiliers grenadiers, une dizaine d'habitants et moi. Nous en étions occupés lorsque le Maréchal vint visiter à quel point en était les choses;il trouva que j'avais fait tout ce qu'il fallait pour arrêter les progrès du mal; mais il ne pouvait se persuader que le feu eut été mis par les Russes; il se retira et nous continuâmes notre travail. Je fis vérifier que toutes les portes de la Bourse étaient fermées et qu'aucun français ne s'y était présenté. Je trouvais quelques personnes dans l'intérieur du bâtiment qui me dirent la même chose.

Après des efforts incroyables nous parvinmes, après quatre heures de fatigue et de peine, à détruire la petite maison. Je crus que tout serait finit dans quelques heures et que la perte se réduirait à quelques bâtiments de la Bourse d'assez peu d'importance. J'étais très fatigué et je pouvais à peine me soutenir sur mes jambes. Je me retirais sur la place; je m'endormis pendant à peu près une heure et demie; on m'éveilla pour me dire que le feu avait pris dans une autre partie de la Bourse et dans une maison qui n'en était pas éloignée mais qui était du côté du vent; je me rendis en toute hâte sur les lieux; quelques habitants se joignirent à nous; on fit des efforts inouïs pour maîtriser le feu; on en était venu à bout vers midi et tout faisait espérer que ce serait la fin de nos maux; nous étions morts de fatigue lorsque nous apperçumes un spectacle plus horrible que tout ce que l'on saurait imaginer. Le feu fut mis en même temps à six endroits différents de la ville et comme si la nature avait été d'accord avec les scélérats qui détruisaient dans un moment les monuments de plusieurs siècles, il s'éleva un vent si violent que le feu était porté à de très grandes distances.

La nuit du 15 au 16 septembre fut épouvantable; le bruit des maisons qui s'écroulaient et la perspective d'un embrasement général, la vue des malheureux qui avaient peine à échapper à l'activité des flammes, formait un spectacle que l'imagination ne saurait représenter.

Le 16 à midi, je reçu l'ordre de rejoindre le régiment; je quittais sans regret le triste commandement que j'avais eu et qui m'a donné bien de la fatigue sans pouvoir rendre service aux malheureux dont je déplorais les désastres. J'étais fort triste et je le fus bien davantage en approchant du Kremlin. Je trouvais que l'on avait permis aux soldats d'enlever ce qu'ils pourraient des maisons où le feu prenait; je les voyais chargés de butin enlevé à des malheureux, parceque sous le prétexte de piller les maisons incendiées, on les pillait toutes.

Le 17, le vent changea tout d'un coup et portait le feu vers le Kremlin. Alors l'empereur sortit de Moscou. On fit des efforts incroyables pour sauver au moins une partie de la ville; mais les forçats qui avaient reçu l'ordre de mettre le feu exécutaient cette horrible commission avec un zèle qui rendait nos efforts inutiles. Je m'étais retiré dans la maison d'un colonel dont je connaissais le nom et que j'avais vu à Tilsit. J'étais parvenu à la sauver du pillage et de l'incendie.

Le 18, l'orage qui durait depuis trois jours, redoubla avec tant de violence, que l'on avait peine à se tenir debout dans les rues et sur les places. Je me reposais à une croisée, examinant le tableau que présentait cette triste ville, lorsque je vis dans la cour d'une maison qui était en face, un paysan qui mettait le feu à un tas de paille qu'il avait réuni contre un bâtiment qui était en bois. Je courus avec précipitation et nous parvinmes à sauver cette maison. On arrêta l'homme qui était occupé fort tranquillement à mettre le feu à une autre partie de la maison; il était aussi peu agité qu'un homme que l'on aurait trouvé allumant du feu dans sa cheminée. Il fut conduit en prison avec la déclaration des témoins et j'ignore ce qu'il est devenu. On arrêta ainsi un grand nombre d'incendiaires qui furent jugés par une commission militaire. L'indignation que ce crime causait à tout le monde fit que l'on ne donna pas à ces jugements toute la solennité et l'appareil qui aurait été désirable afin de remonter aux premiers investigateurs de cette mesure.

Il n'en est pas moins démontré que plus de vingt individus ont été arrêtés sur le fait et que tous avouaient avoir reçu l'ordre d'incendier la ville aussitôt que l'armée française y serait entrée.

Ayant été obligé de me rendre au régiment je trouvais en voulant rentrer dans mon logement, la maison détruite, mes domestiques, la Garde avec mes chevaux et effets étaient dans la rue ne sachant où aller.

L'orage continuait avec la même violence. Les soldats parcouraient les rues accompagnés des paysans russes qui leur servaient de domestiques et les aidaient à piller. On donna l'ordre que toute la troupe reste sous les armes et se borne à défendre le Kremlin et la partie de la ville située près du pont des maréchaux, où habitent les marchands étrangers. Je me logeais dans la maison du sénateur Nélédinski-Mélinski, elle avait été épargnée. Il y avait un intendant qui parlait un peu français, qui me dit que ses maîtres avaient tout emporté. Je n'avais pas de lit. Il n'y avait rien dans cette maison, aucun français cependant n'y était encore entré. Je crus remarquer que l'intendant faisait comme les autres et qu'il prenait ce qui appartenait à ses maîtres, espérant qu'à leur retour il en serait quitte pour leur dire que c'était les français. Un jour, je lui demandais un verre de vin, il me dit qu'il n'en restait que 28 bouteilles dans la cave. La Garde me prévint le lendemain matin que pendant la nuit l'intendant avait emporté du vin, des effets et une voiture.

Le 19, l'incendie continuait, mais il tomba une pluie abondante qui commença à en diminuer l'activité.

Le 20, il continua de pleuvoir, le feu fut encore moindre que la veille.

Le 21, l'incendie cessa, après avoir duré depuis minuit du 14, c'est à dire pendant huit jours. L'empereur revint au Kremlin. On donna des ordres pour faire cesser le pillage, on arrêtait aux portes les soldats porteurs d'effets pillés et on les déposait par terre à côté des corps de garde. C'était un spectacle bien triste de voir dans la boue ces broderies d'or et d'argent et milles autres objets précieux. Je pense qu'environ les trois quarts des maisons de Moscou ont été consumées. Le Kremlin est resté entier.


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