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Souvenirs du Général Vionnet sur les campagnes de Russie et de Saxe
III
Moscou était beau

 


Vionnet s'étend longuement sur la ville elle-même. Ses monuments, l'église Saint Ivan, ses magasins, ses entrepôts, ses cimetières. A propos des Russes il leur trouve une ressemblance avec les grecs dont ils ont la religion et les coutumes. Il admire entre autres choses, les bains. Il les admire et les essait.

le Kremlin de Moscou sous Ivan III

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Aussitôt que l'incendie eut cessé, je recommençais à visiter la ville. A chaque pas je déplorais la perte de tant de beaux édifices détruits, mais malgré les désastres Moscou me parut encore une ville charmante.

Les bains sont fort en usage à Moscou et font, comme dans l'orient, partie de la religion du peuple; chaque maison riche a une salle de bains où sont réunis le luxe et la mollesse de l'Asie, avec la propreté et l'élégance de l'Europe. Ordinairement, la salle de bains est divisée en deux partie; la première sert pour se déshabiller et s'habiller; elle est ornée de glaces et chauffée par des bouches de chaleur. Tout autour, il y a un divan assez large pour pouvoir s'y coucher. Le parquet est couvert d'un tapis ou plutôt d'un coussin, à peu près comme nos coussins de voiture, en maroquin.

La seconde chambre, qui est celle du bain, est pavée en marbre; la baignoire est aussi de marbre ou de granit; elle est au-dessous du pavé et entourée d'une balustrade; on y descend par un escalier en marbre blanc très commode. Tout autour il y a un petit banc pour s'assoir ou bien on se sert d'une espèce de lit de camp et l'on se baigne couché. Le pavé de cette chambre est chauffé au degré nécessaire pour y poser les pieds avec plaisir. Au-dessus de la baignoire, il y a ordinairement un petit dôme décoré de peintures voluptueuses et de croisées que l'on ouvre pour ôter la vapeur et changer l'air.

le Kremlin, à la fin du XVIIe siècle, tableau de Vasnetsov

Il y a aussi des maisons de bains publics. J'ai visité celle qui était la plus renommée; voici de quelle manière je fus traité. On me fit d'abord entrer dans une petite chambre fort propre et on m'invita à me coucher un instant sur un sopha qui était contre le mur de trois côtés de la chambre; aussitôt, sans que j'eusse rien vu, il se répandit une vapeur douce et une odeur suave dans la chambre en même temps qu'une chaleur modérée. Un domestique proprement mis me déshabilla, ne me laissant que ma chemise et ma redingotte; il me chaussa une paire de pantoufles fourrées et me fit entrer dans une chambre à côté. Celle-ci était plus échauffée et la vapeur y était plus épaisse, mais sans odeur. Il y avait autour de cette chambre des bancs larges et commodes couverts en cuir, elle était paquetée de même. J'y trouvais deux esclaves nus comme la main ayant seulement une toile d'un pied carré qui leur couvrait les parties naturelles et qui était attachée sur les reins avec un petit cordon. Ces deux hommes étaient taillés en hercule, avec des barbes qui leur descendaient jusqu'à l'estomac. Ils m'ôtèrent le reste de mes habits, me prirent sur leurs bras et me portèrent avec beaucoup de dextérité dans une baignoire qui était préparée dans une chambre à côté.

cathédrale de l'Assomption, Moscou

Il y avait deux baignoires dans cette chambre, elles étaient placées entre la porte et les croisées; en face il y avait une espèce d'amphithéâtre qui paraît destiné à y placer des musiciens. A droite et à gauche on voyait deux bouches de chaleur où étaient des bois odoriférants, sur lesquels ils jetaient de temps en temps un peu d'eau pour en faire sortir l'odeur qui était fort agréable. Au-dessous des croisées, il y avait deux lits de camps couverts de nattes de jonc. Le parquet était en marbre et chauffé au degré convenable pour pouvoir y poser les pieds avec plaisir. Au bout d'une demi-heure que j'étais dans le bain, un des esclaves vint me peigner la tête; ensuite il en grattait la peau avec ses doigts, écartant les cheveux; après il la frotta avec du savon parfumé et la lava plusieurs fois. Il me massa tout le corps et me laissa un quart d'heure en repos. Au bout de ce temps, ils me prirent dans leurs bras et me portèrent sur le lit de nattes. Il m'essuyèrent d'abord avec de la flanelle, puis un des deux prit un gros gant de laine, comme un gant de maître d'armes et m'en frotta plusieurs fois le corps. Le second apporta des essences de différentes fleurs et m'en frotta partout; après quoi il me frotta une troisième fois avec un gant beaucoup plus doux, après quoi ils me posèrent sur mes pieds au milieu de la salle et me versèrent à trois reprises de l'eau sur la tête. Ils m'essuyèrent avec des serviettes, me mirent sur leurs bras et me portèrent dans la chambre à côté où ils me mirent les mêmes habits que j'avais en y entrant. j'entrai dans la grande chambre ou le même domestique me mit mes habits.

J'avoue que je trouvai cette manière très bonne pour la santé et j'étais d'une légèreté extraordinaire en sortant de là. Je me promenai dans les jardins et je visitai la maison avec soin. Le propriétaire était russe mais il parlait français et avait fait un voyage à Paris. Quoique la maison eut beaucoup souffert, elle était encore fort bien. Je lui fis donner une garde pour la sûreté de sa famille et de son établissement et je ne l'ai plus revu.

Quelques fois en sortant des bains, ou bien en sortant d'une chambre très chaude, les russes se roulent tout nus dans la neige sans en ressentir la moindre incommodité. Il paraît que ce passage subit d'une grande chaleur à un grand froid augmente la force de leur tempérament et les rend capables de supporter les plus grandes fatigues et les plus étonnantes privations. Un des divertissements les plus agréables pour les russes de toutes les conditions, c'est la course en traîneau sur la glace. On choisit pour cet exercice, une colline un peu élevée, sur laquelle on fabrique une espèce de théâtre en planches. On monte au sommet par des escaliers placés en arrière, en avant et sur les deux côtés, la pente est très rapide. Pour augmenter encore la vitesse de la course, on répand sur la montagne artificielle un peu de paille et on jette de la neige dessus. On verse ensuite de l'eau au sommet; elle coule sur la montagne et sur la plaine, se gèle en un instant et forme une glace en pente qui est unie comme du cristal. Ils ont des petits traîneaux sur chacun desquels une personne s'installe; elle place ses pieds de manière à pouvoir conduire le traîneau, le diriger vers le but que l'on a choisi et diminuer sa vélocité si on en est incommodé.

Les traîneaux sont placés au sommet de la montagne; une personne lui donne l'impulsion; ils vont avec la rapidité de l'air et la force qu'ils reçoivent suffit pour les faire aller à des grandes distances dans la campagne.

Avant que la route du Mont Cenis eut été construite, on descendait cette montagne de la même manière; on appelle "se faire ramasser" cette manière de voyager.

La langue russe est la langue slave, c'est celle dont ils se servent dans leurs prières et pour toutes les cérémonies de L'Église. Les russes sont religieux, cependant ils conservent encore plusieurs des superstitions qu'ils avaient avant leur civilisation. Le lundi est le jour de malheur pour eux; ils n'osent entreprendre ni voyages, ni rien d'important ce jour-là. Le peuple a une mythologie particulière et le nom de ses divinités fabuleuses est souvent rappelé dans ses chansons.Pendant que je m'occupais de ces recherches, Napoléon avait fait enlever les diamants, les perles, l'or et l'argent qui était dans l'église. Il avait aussi fait abattre la croix en vermeil qui surmontait le dôme de Saint Iwan. On prétendit que le motif qui l'avait déterminé à ce geste, était qu'il y avait en Russie un proverbe pour désigner qu'une chose était impossible, qui disait : "Cela est vrai comme il est vrai que la croix de Saint Iwan est allée à Paris". Il a voulu faire mentir ce proverbe.


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