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Souvenirs du Général Vionnet sur les campagnes de Russie et de Saxe
I
Du Niemen à Moscou

 


Le 7 septembre 1812, la Grande Armée avec 102000 soldats, 28000 cavaliers, 587 canons, remporte la bataille de la Moskova - mais à quel prix - 30000 tués, blessés ou prisonniers côté français, 44000 côté russe. Les Français peuvent franchir le fleuve et marcher sur Moscou, évacuée par les Russes, où ils entrent une semaine plus tard, le 14 septembre. Le soir même, d'immenses incendies embrasent la capitale. Louis Joseph Vionnet y était, il décrit dans ses carnets cette longue semaine d'enfer qui précéda l'arrivée dans la ville.

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Le 23 juin 1812 nous arrivâmes sur les bords du Niemen. Le temps, quoiqu' un peu chaud, était beau. L'armée française, pleine d'enthousiasme et de confiance en son chef, était superbe et bien entraînée.

Jamais je n'étais entré en campagne sous de plus heureux auspices. Je commandais un des plus beaux et des plus braves bataillons de la Garde. J'étais plein d'ardeur et de confiance en l'avenir. J'avais dans le convoi qui suivait l'armée, mes nombreux domestiques et trois voitures remplies d'effets et de provisions.

mais deux mois plus tard, Louis Joseph Vionnet avait changé d'état d'esprit ...

Le 6 septembre (Borodino), un ennemi plus puissant que toutes les armées du monde nous assiégeait dans notre camp. cet ennemi c'était la faim dévorante qui détruisait tout. A peine si nos soldats pouvaient se tenir sur pieds, plusieurs tombaient dans les chemins et ne pouvaient plus se relever, ils périssaient sans secours.

Le 7 septembre, bataille de la Moscowa. Au moment où la bataille commençait, on lut à tous les corps l'ordre du jour suivant :

médaille Napoléonienne BATAILLE DE LA MOSKOWA VII SEPTEMBRE M.DCCCXII.

"Soldats ! Voici la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous; elle vous est nécessaire; elle vous donnera l'abondance de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie.

Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk et à Smolensk et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette grande journée et que l'on dise de nous : ils étaient à cette bataille sous les murs de Moscou.

Au camp de Mozaisk, le 7 septembre 1812. Signé : NAPOLEON"

Dans plusieurs endroits la lecture de cet ordre se fit sous le feu du canon; il produisit un enthousiasme extraordinaire et fut le signal de l'attaque générale. Jamais on n'a fait un feu aussi vif et aussi soutenu; il était tel que l'on ne pouvait distinguer le bruit du canon; c'était une détonation continuelle qui faisait trembler la terre.

Vers neuf heures, le nombre de blessés devint considérable. L'imagination était épouvantée en pensant quel pouvait être le résultat de cette journée qui était encore si longue ! La gauche commandée par le prince vice-roi, s'empara de la hauteur et en fut chassée; elle la reprit et la perdit une seconde fois. Plusieurs généraux étaient blessés, les rangs s'éclaircissaient, mais les hommes tués étaient remplacés à l'instant, enfin vers deux heures après midi, au moment où il se faisait un effort général, les cuirassiers s'emparèrent de la grande redoute.

Les Russes tentèrent à plusieurs reprises de la reprendre; ils vinrent jusque dans les fosses, mais ils furent toujours repoussés, elle n'avait plus que le nom de redoute, les fosses étaient comblées par les cadavres, les canons étaient brisés en mille pièces et les boulets avaient détruit jusqu'aux traces de l'épaulement qui avait existé quelques heures avant; la journée avançait, nous étions maître du centre de la position ennemie, mais la bataille n'était pas décidée, tout dépendait de notre aile droite, le maréchal qui la commandait lui montra la gauche de notre armée qui avançait; il se fit un mouvement si rapide que l'ennemi fut obligé de céder et de battre en retraite. Alors le massacre devint horrible, cent pièces d'artillerie de la Garde furent placées en batterie devant la grande redoute russe et tirèrent à mitraille sur eux pendant plus de deux heures. Jamais bataille ne fut mieux disputée et jamais victoire ne coûta plus cher aux deux partis.

détail du tableau "Bataille de la Moskova" de Lejeune où l'on voit Eugène de Beauharnais sur son cheval blanc, L'état-major est encerclé par les cosaques d'OUVAROV. Le 84ème régiment du colonel PEGOT est formé en carré et s'ouvre devant Eugène de BEAUHARNAIS pour se refermer aussitôt. "Colonel, où suis-je ?" demande le prince. Le colonel PEGOT très calme et qui commande sèchement sa manoeuvre comme sur un terrain d'exercice, répond : " Vous êtes au milieu du 84ème, Monseigneur, où votre Altesse est aussi en sûreté qu'au Louvre ! " L'instant d'après, le cheval d'Eugène de BEAUHARNAIS s'effondre, tué par un projectile russe.

Un espace d'environ deux lieues carrées était couvert d'hommes et de chevaux morts, de canons brisés, de débris de caissons brûlés et ressemblait à une boucherie; les blessés de toutes les nations étaient réunis sous des arbres. Il fallait aller prendre l'eau très loin au dessus du champ de bataille, toute celle qui était au dessous était mélangée des sang et les chevaux même n'en voulaient pas boire. Nous bivaq. sur le bord du ravin en avant de Borodino, la nuit fut très froide, il tomba un peu de pluye, nous continuâmesà manquer de tout.

Les cosaques restèrent dans la plus parfaite inaction pendant toute cette seconde journée, mais à peine la bataille gagnée, ils se portèrent sur la route de Smolensk et blessèrent ou pillèrent plusieurs domestiques qui allaient chercher du fourrage, les Russes avaient conservé les redoutes construite à l'endroit où les deux routes qui viennent de Mozaiska se réunissent, ils les abandonnèrent le soir et la nuit leur armée se retira vers Moscou et l'arrière garde resta en avant de Mozaiska.

Le 8 septembre je visitais le champ de bataille. Les cadavres étaient entassés l'un sur l'autre. Les misérables blessés n'avaient pas le moindre secours et demandaient par grâce, qu'on les fit mourir. Le nombre en était si considérable que les ambulances ne pouvaient y suffire; ceux qui ne pouvaient pas se traîner restaient sur le champ de bataille, exposés à être foulés aux pieds des chevaux ou écrasés par les voitures. Presque tous ont péri ou de leurs blessures ou de misère. J'ai vu un soldat français qui avait une jambe emportée d'un boulet, mais dont la peau tenait encore un peu, la couper avec son sabre, afin de pouvoir se traîner dans un endroit ou il pu mourir en paix et sans être foulé aux pieds. Il vint près d'un petit feu que les soldats m'avaient allumé; je le fis placer aussi bien que possible; d'autres blessés s'en aperçurent et se trainèrent aussi de mon côté. Je remarquais un sergent russe qui avait les deux cuisses coupées et qui parlait un peu français; il avait été prisonnier en France et s'était trouvé à l'entrevue de Tilsit. Bientôt mon b. fut si rempli de blessés que je fus obligé de l'abandonner et de chercher un autre asile. Mes domestiques et mes ordonnances se plaignirent beaucoup de mon trop de bonté; ils emportèrent un peu de bois qu'ils avaient trouvé et ces malheureux se trouvèrent de nouveau sans aucune consolation.

je continuais de parcourir le champ de bataille et d'examiner toutes les positions. Je me confirmais que l'attaque était impossible par notre gauche et que si on l'avait tentée, notre perte était certaine.

Pendant que je faisais mes courses et mes observations, mon cuisinier avait coupé une cuisse de cheval et m'en avait préparé un morceau qu'il me présenta à mon retour; il avait aussi préparé de la bouillie pour tenir lieu de pain. je trouvais tout cela fort bon et j'en mangeais avec plaisir.

Les Russes en se retirant avaient détruit les puits et la réunion d'une si grande multitude d'hommes et de chevaux sur un même point consommait dans un instant toute celle qui restait dans les puits qui avaient été conservés.

Le froid fut très vif pendant la nuit et nous n'avions de bois que celui des maisons que l'on détruisait; aussi le village disparut dans quelques minutes.

Le 9 septembre, nous continuâmes notre marche vers Moscou en traversant la petite ville de Mozaiska qui est un chef lieu de cercle; elle est bâtie sur une colline et entourée de deux grandes plaines; une un peu plus élevée que l'autre. Je remarquais une église très belle qui n'était pas achevée. La ville était pleine de blessés russes que l'armée n'avait pu emmener. Nous en trouvions également un grand nombre le long de la route; beaucoup mouraient dans le chemin, alors l'arrière garde russe les mettaient dans le fossé, les couvraient d'un peu de terre et plaçaient une croix dessus.

Notre avant garde se battit toute la journée. Nous biv. près d'un petit village à trois lieues en avant de Mozaiska. La nuit fut très froide et le vent violent qu'il faisait la rendit encore plus pénible.

Nous avions placé nos chevaux dans une maison où nous trouvâmes, sous de la paille, un sergent et quatre soldats blessés; deux autres étaient morts à côté d'eux sans qu'ils se fussent dérangés pour les retire de la chambre; ils les regardaient comme des gens endormis et ne faisaient pas plus de difficulté d'être avec des cadavres que s'ils avaient été avec des camarades vivants et bien portants. Nous les fîmes enterrer dans le jardin en prenant comme eux la précaution de leur tourner la tête vers l'orient et de placer une double croix au dessus de leur fosse.

L'armée ne reçut toujours nu pain, ni viande; l'eau même était fort rare et je payais six francs pour en avoir une bouteille qui fut propre à boire. Plusieurs chevaux périrent de soif; quelques-uns passèrent trois jours entiers sans avoir une goutte d'eau.

Le 10 septembre, l'Eglise grecque célèbre la fête de saint Alexandre, patron de S.M. l'Empereur de Russie. Nous partîmes à huit heures du matin. L'avant garde se battit toute la journée. Nous allions de position en position, recevant quelques coups de canon et faisant peu de chemin, de manière que nous fumes jusqu'à la nuit close pour faire quatre lieues et demie. Nous passâmes à Szelkowka et nous biv. près du village de Kranimskoe, dans une plaine remplie de sable et de poussière. Il y avait en avant des faisceaux, un ravin dans lequel nous passâmes la nuit et où nous étions un peu à l'abri. Le vent du nord était très violent et des plus froid. la faim continuait à exercer ses ravages dans notre armée, la chair de cheval devenait très rare; on la mangeait, et moitié pourrie, elle se vendait encore très cher; le pain n'avait pas de prix, il n'y en avait pas.

bataille de la Moskova, tableau de Lejeune. Au premier plan, le général Caulaincourt est mortellement blessé. Au centre Berthier rend son épée au général Sokerev vaincu. A gauche en pleine lumière, Eugène de Beauharnais sur son cheval blanc.

Le 11 septembre, M. le Maréchal duc de Trévise me fit appeler et me donna l'ordre de prendre trois cents fusiliers et de me rendre dans les deux villages de Gholowko et de Jachkino, qui, d'après les indications des cartes, devaient être à environ trois lieues du point où nous nous trouvions pour en amener tous les vivres que je pourrais réunir.

Je laissais mon bataillon à l'entrée du bois et j'envoyais les sous-officiers et quelques officiers pour réunir les boeufs, vaches, veaux, le pain et la farine et conduire le tout à l'entrée du bois où j'en fis faire la répartition. les boeufs et les vaches étaient au nombre de 20, je fis charger une voiture de volailles et de farine, le pain fut distribué de suite aux hommes ainsi qu'une bonne ration d'eau de vie, j'en conduisis en outre un petit tonneau au maréchal et chaque soldat se chargea de la quantité de farine qu'il pouvait porter; A notre arrivée ce fut une fête; tous les régiments eurent de la viande, de la farine et de l'eau de vie, les soldats passèrent une partie de la nuit à tuer les boeufs, faire de la soupe, des galettes et à chanter.

Le 12 septembre, la misère continuait, les soldats n'avaient plus de farine et ne mangeaient que du seigle bouilli, la plaine était couverte des plus riches moissons; les Tartares continuaient aussi à incendier tout ce qu'ils ne pouvaient emporter; on voyait de tous les côtés les meules de foin brûler, ce qui répandait une fumée noire et épaisse qui, quelques fois obscurcissait l'horizon.

Le 14 septembre, jour de la fête de l'exaltation de la Sainte Croix, les Russes envoyèrent un parlementaire à l'empereur pour lui dire qu'ils allèrent évacuer la ville et que dans deux heures il pourrait y entrer. Ils le priaient de ménager cette ancienne capitale de l'empire. Je reçus l'ordre de me rendre avec mon bataillon à la tête de la colonne, comme pour arriver à Glubokoe, et de remplir à Moscou les mêmes fonctions en attendant l'arrivée du commandant titulaire et en prenant les ordres du maréchal duc de Trévise.

le chirurgien Larrey soignant des blessés à la bataille de la Moskova

Je me rendis avec mon bataillon sur la place du gouverneur où il resta au biv. Le maréchal se logea sur la place, chez un apothicaire; cet homme parlait et paraissait être fort instruit. Un jeune homme qui travaillait chez lui parlait italien; c'est à ces deux hommes que je dus les premiers renseignements que j'obtins sur la ville de Moscou. Les suivants me furent communiqués par l'intendant d'une maison particulière où je m'étais logé. Le reste de la division était logé au Kremlin et dans une rue appelée le Pont des Maréchaux.

La première chose qui me frappa en entrant dans Moscou, ce fut la tristesse que je voyais peinte sur les figures du peu de particuliers qui y étaient restés. J'en remarquais plusieurs qui pleuraient à chaudes larmes. Les rues étaient désertes, le silence régnait partout.

Je fis emplette de quelques bouteilles de vin et d'un peu de pain et après avoir mangé un morceau de viande, je me mis à parcourir la ville avec une patrouille, d'abord dans l'intention de la bien connaître et ensuite afin d'empêcher jusqu'au moindre désordre. je trouvais tout dans la plus parfaite tranquillité et je ne rencontrais pas un seul soldat français. Au moment où je rejoignais ma place, je vis un homme très mal habillé, portant un fusil à deux coups qui cherchait à nous éviter, je fis courir après lui et on me l'amena; je le fis interroger par un Polonais parlant russe et français que j'avais avec moi. Il avoua qu'il était aux galères pour sa vie, mais qu'avant son départ, le gouverneur les avait tous mis en liberté.


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