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Un hommage au boeuf

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extrait du livre "Le Matachin " de Max Buchon

Il y a des gens qui aiment les chevaux; d'autres les chiens; d'autres les chats, les ânes. Combien y en a-t-il qui portent aux boeufs un intérêt analogue ?

Le boeuf n'a ni le coûteux éclat du cheval, ni la servilité du chien, ni l'indolence du chat, ni la maussaderie de l'âne, et cependant le boeuf est sobre et robuste comme l'âne, songeur comme le chat, sympathique comme le chien et fort comme le cheval.

Le boeuf a des colères, oui; mais des colères à lui, et non pas pour le compte de son maître, comme la plupart de celles du chien et du cheval.

La force du boeuf est une force lente, mais tenace comme toutes les forces véritables. Il travaille pour l'homme toute sa vie durant et ne meurt que pour les sustenter encore de toutes les parties de sa dépouille; mais il est si préoccupé de sa dignité personnelle, que jamais il ne s'enquiert même de la reconnaissance de l'homme.

La forme du boeuf n'est pas de celle qu'on a l'habitude de considérer comme élégante, mais la véritable élégance est une de ces choses à l'égard desquelles les opinions peuvent varier à l'infini, témoin les différences de costumes des peuples et les transformations permanentes du journal de modes.

En attendant donc qu'on fournisse de l'élégance une définition meilleure, ne peut-on pas se contenter de l'appeler le parfait rapport des choses avec leur destination, et partant de là, reconnaître qu'il n'est pas d'animal qui réponde mieux que le boeuf à ce programme ?

Le boeuf est l'animal cultivateur par excellence.

Le cheval, au contraire, s'alourdit à la culture. Il y perd ses formes et sa souplesse, parce qu'il est fait pour parader et pour courir, beaucoup plus que pour tirer.

Contemplez un boeuf au milieu d'une prairie. Tout en lui s'harmonise alors de la manière la plus saisissante avec ce qui l'entoure. Sa modeste couleur rousse ressort tout aussi bien sur le tapis vert des pelouses que sur le fond bleu du firmament. Son large pied semble ménager les herbes en les foulant. Ses gros yeux doux et bonasses semblent embrasser à la fois tous les horizons, comme ses larges naseaux aspirent à la fois tous les vents du ciel. La dignité de sa tenue, le boeuf ne la perd ni quand il se repose, ni quand il travaille. Le cheval couché est ridicule; aussi n'y a-t-il que les mauvais chevaux qui se couchent.

Un cheval ruiné s'appelle une vieille rosse. Sa tête et ses flancs se décharnent, ses oreilles s'allongent lamentablement. Sa crinière s'éraille. sa queue ne ressemble plus qu'à un vieux balai. On dirait une vieille coquette dépossédée de sa perruque, de son râtelier et de sa tournure en crinoline.

Le boeuf au contraire, peut tomber dans un tel état de misère que l'on voudra, son genre de majesté à lui est tellement identifié avec le fait même de son existence, qu'il défie le ridicule. On peut le plaindre alors, mais s'en moquer, jamais !

L'industrie moderne, qui est une pierre de touche en valant bien une autre, tend à diminuer l'importance du cheval en même temps que celle du sabre.

Du cheval au cavalier, il n'y a en effet que l'épaisseur de la selle. Le mythe du centaure la supprime même complètement, pour ne faire de l'homme et du cheval qu'une seule et même ... bête.

Les mythes ont quelquefois du bon.

La véritable place du cheval à l'état de nature est entre les cuisses d'un Arabe ou d'un Cosaque. A l'état civilisé, le suprême honneur se résume pour lui à devenir une haridelle du Jockey-club.

Vitesse pour vitesse, mieux vaut encore celle de la locomotive.

Le luxe de toute espèce a sans doute son prix, seulement il serait peut-être sage de le subordonner un peu à l'indispensable.

Les anciens Égyptiens adoraient le boeuf Apis. Serait-ce par hasard pour cela que l'Egypte a été le berceau de l'intelligence humaine ?

Le boeuf me semble à moi digne du plus haut intérêt, de même que tous les êtres modestes qui ne vivent que pour être utiles, sans jamais demander quand leur tour viendra d'avoir le prix Montyon ou la croix d'honneur.


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