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Les voituriers


Le Progrès du dimanche a consacré en août 2002 un article très intéressant sur le métier de voiturier.
A travers le témoignage d'anciens, on découvre l'atmosphère bien particulière de ce milieu.

On apprend de quelle manière les équipages étaient appareillés et comment, à cette époque, une exploitation modeste de la forêt permettait à chacun de vivre décemment en comparaison de la course effrénée au profit, souvent sans respect de l'environnement, que l'on connaît aujourd'hui.

Le voici :



"C'est un univers qui a basculé lorsque le tracteur a commencé sa campagne de France. Ca s'est même passé très vite. L'élan avait été insufflé dès les années trente, mais la guerre, paralysant toute velléité, avait retardé l'échéance. Finalement, les bœufs restèrent les rois de la route jusqu'au tout début des années cinquante. Ils disparurent littéralement, en quelques mois. Aujourd'hui, l'ultime génération de " voituriers " atteint son zénith. Avec elle va s'évanouir une authentique civilisation. Dans la campagne, la sociabilité s'organisait autour de la paire de bœufs. Elle en constituait l'élément vital, plus probablement que les vaches. Mais surtout elle générait un climat d'affectivité que les engins à moteurs ne sauront jamais susciter.

Ils sont trois autour de la table. Georges CHAGRE " est de 14 ", c'est l'aîné, Marcel CHANCENOT, Gaston GENISSET, dit Tonton, tournent autour des " octantes ". Ce sont les bœufs qui ont donné le pas, lorsqu'à l'aube de l'adolescence ils ont pénétré " professionnellement " dans les bois de La Chaux et dans les coteaux de La Billaude. Ils étaient fils de paysans, et leurs enfances, comme celles des nombreuses générations qui les avaient précédés, avaient été bercées par le rythme serein du seul moteur que connaissaient alors les fermes. L'année rurale était partagée en deux séquences bien distinctes. L'été était réservé aux travaux des champs, la morte saison était entièrement consacrée "au bois".

"25 francs pour les sortir, 35 pour les "m'ner ", on arrivait à faire 250 francs par jour … et c'était net, il n'y avait pas les taxes …" On comprend, pourquoi, dans ces conditions "tout le monde allait au bois". Ce sont surtout les volumes travaillés qui laissent rêveur. Cinq mètres cubes voiturés quotidiennement, faisaient vivre décemment une famille. Ces chiffres, allègrement décuplés, ne sont plus aujourd'hui que les moteurs d'une inflation sans fin, laissant au bout d'une ardoise interminable, un bénéfice aléatoire et, en forêt, d'inguérissables cicatrices.

Le joug, au moment "d'apparier", posé sur la nuque des deux bêtes, signifiait le début d'une journée. C'est l'art de lier les "jointures", longues lanières de cuir solidarisant la pièce de bois et le duo bovin, qui conditionnait en quelque sorte, le déroulement de celle-ci. "Au bois", la phase amont, pour amener le sapin au chemin n'exigeait que le train arrière de la voiture. Dans la tête de l'arbre on enfonçait un coin. Le "c'mande", (certains disent le "cmoingue"), langue de fer munie d'une boucle, était uni au "tourillon", sorte d'anneau tournant, "ça maillait par la chaîne". Le bois "le derrière le premier", était monté au cric. Une surface infime de la masse traînée restait ainsi en contact avec le sol. Mais le mot "voiturier" est bien trop explicite pour que le béotien n'ai à deviner que la quintessence du métier ne pouvait s'exprimer qu'autour des quatre grandes roues.


"Tu mettais le plus grand sur le porteur". La tête des suivants, rangée en retrait, formait la "bouille". Une "fausse ligne", grande perche percée à une extrémité pour recevoir la "cheville ouvrière", assemblait le tout. Le reste était affaire de "plions", de "chevilles", de "crochets". La placidité bovine n'attendait plus qu'un ordre, "Allez" et après "Dja" pour venir à gauche ou "Voyôô" pour partir dans l'autre sens. Pour arrêter on disait déjà "Vhôôô". A côté du bœuf "à main", donc à gauche, le voiturier n'avait plus qu'à régler le pas. L'autre ruminant "hors main" ou "à r'bour", ignorait souverainement ces subtilités. Il était vain d'ailleurs de vouloir les changer de place. On considérait le "pointu", bâton armé d'un ardillon, comme étant l'arme des faibles, réservée aux néophytes … ou à "ceux de la Chaux", l'autre, celle "du Dombief ", réputés pour être aussi durs avec leurs bêtes qu'ils l'étaient avec eux-mêmes.

Chacun, bien entendu, possède un souvenir particulier. Pour Georges, c'est ce chargement "un seul bois", qui, dans l'avance, s'est mis à faire "comme ça", et les deux coudes dans le prolongement des mains unies au niveau de la poitrine, se mettent à faire un mouvement de haut en bas. "Sens dessus-dessous, la voiture, mais ce qui m'a marqué le plus c'est qu'il a fallu que je coupe mes plions" … Marcel se souvient bien de cette longue école buissonnière, " 21 jours" , rendue indispensable par le fait que son père, pour une fois, se trouvait seul".

Pour "Tonton", c'est ce bœuf, mal "châtré" qui avait conservé de son état primitif un caractère entier. Mais le "Mouton" , le "Bayard", le "Mignon", le "Jacquot", ou encore le "Héron" parce qu'il était haut, ou le "Blondin", qui sûrement avait le crin clair, ont imprégné les mémoires de manière indélébile. Le "Ramé", il avait le poil ras, il ne soufflait pas dans les côtes, ne tirait pas la langue, à côté le "Frisé" était tout mouillé "fallait lui mettre le sac à foin sur le dos quand t'arrivais au dessus".

La complicité, voire une certaine tendresse, entre homme et bête se lit dans l'anecdote. On comprend aisément le désarrois de Georges, quand une "queue" lancée du haut de la côte vint "toquer" l'antérieur du "Zouli". "Il tenait la patte en l'air, j'me suis dit me v'la beau !". Celui là, c'était un blanc, un Charolais "c'est tout bon ou tout mauvais". "Ce qui y a de bien avec eux c'est qu'ils se retapaient en deux jours de repos".
Bien entendu, il fallait les "ferrer", au "travail", chez Tonton par exemple, où il y en avait un, et l'hiver , les "grapper". Le croc, se fixait sur le fer, "à la place du deuxième clou". Parfois aussi, pour "passer le chasse neige", on les "bâchait".

Il y eut des moments forts. En 46, un ouragan avait "tout mis par terre", au fond de Syam. Des équipes d'italiens, embauchées pour la circonstance, sortaient les bois à la "sapi". En aval, les voituriers évacuaient le bois vers les scieries de la Chaux. Pour monter la Billaude "on mettait six bœufs".

On perçoit dans ces évocation intenses, les fameuses intonations "charretières", même si nos Chauliers se défendent d'avoir utiliser un langage trop vert. "Nous on disait : nom de lou, mais y en a qui mettaient nom de dieu après tous les mots".
Faut dire que le milieu n'avait pas engendré que des anges.

D'ailleurs parmi les anciens, certains avaient de nobles raisons d'aborder l'existence sous un jour pas trop rose. Celui-ci, "il en avait roté avec ses bœufs", "en 14", il avait fait quatre ans de corps francs. Combien d'assaut avait-il lancé, shooté "jusqu'aux oreilles" à l'éther ou à la mauvaise gnole ? Alors les bêtes … Pour d'autres, c'étaient le "canon", "ils mangeaient leurs journées au bistrot". Certains jours, "au pont, chez Blondeau", 46 équipages attendaient l'épuisement de soifs inextinguibles, "ces jours là, ça passait cent litres de pinard".
Oui vraiment "ça buvait dans le temps …" C'était "un litre pour cinq", le seul problème est de savoir à quelle vitesse ça tournait."

Les voituriers de la Chaux des Crotenay et d'Entre deux monts avaient presque tous été classés "affectés spéciaux" pendant la guerre de 1914-1918, au titre de la scierie David.

Cette scierie fournissait en effet beancoup de bois pour construire les tranchées et David, industriel important, était aussi un politique efficace. Les Vionnet n'avaient pas pu bénéficier de cet avantage car ils travaillaient avec des chevaux alors que les voituriers avaient des boeufs.

Il y eu cinq frères Vionnet à l'armée en même temps.


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